II. De 1831 à 1893 : Qui paie assez, décide

  1. Introduction
  2. La naissance de la Belgique et la première législation électorale
  3. 1830 : l'élection du Congrès national
  4. Les conditions de vote et d'éligibilité en 1831
  5. Qu'est-ce que le cens ?
  6. Pourquoi opte-t-on pour le suffrage censitaire ?
  7. À combien s'élève le cens et combien de personnes paient un cens suffisant pour être électeurs ?
  8. Le cens d'éligibilité pour le Sénat
  9. Le passage au suffrage universel plural pour les hommes

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7. Le cens d'éligibilité pour le Sénat

Pour le Sénat, il existe non seulement un cens électoral mais aussi un cens d'éligibilité. Seules ceux qui paient suffisamment d'impôts peuvent être élus sénateurs. Le cens d'éligibilité est très élevé : il se monte à 1.000 florins d'impôts directs, ce qui correspond à 2.116,40 francs à dater de l'introduction du franc belge en 1832. [ 39 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.15.

En 1893, le cens d'éligibilité sera ramené à 1.200 francs. En outre, une nouvelle catégorie de sénateurs est créée, à savoir les sénateurs provinciaux, pour lesquels il n'y a pas de condition de cens d'éligibilité. [ 40 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruwelles, Palais des Académies, p.16. Le cens d'éligibilité est maintenu jusqu'à la révision constitutionnelle de 1920-1921, qui le supprimera [ 41 ] STENGERS, J., « Les caractères généraux de l'évolution du Sénat depuis 1831 », dans La réforme du Sénat. Actes du colloque organisé à la Maison des Parlementaires le 6 octobre 1989 par le Centre de droit public de la Faculté de Droit de l'Université libre de Bruxelles, 1990, Bruxelles, p.25.

Pour la Chambre, aucun cens d'éligibilité n'est instauré. Cela crée une situation quelque peu paradoxale en ce sens que des personnes qui n'ont pas le droit de voter car elles ne répondent pas à la condition du cens sont quand même éligibles. C'est ainsi qu'au XIXe siècle, plusieurs personnes sont élues alors qu'elles ne peuvent pas voter. [ 42 ] LAUREYS, V., VAN DEN WIJNGAERT, M. en VELAERS, J. (eds), De Belgische Senaat, een geschiedenis, 2016, Tielt, Lannoo, p.23.

Combien de personnes répondent à la condition du cens d'éligibilité pour le Sénat ?

Lorsqu'on prend la décision d'imposer un cens d'éligibilité, on ne dispose pas de données statistiques pour prédire le nombre d'éligibles. Celui-ci est donc surestimé. On s'attendait à ce qu'il y eût plus de 300 éligibles dans la seule province de Liège alors qu'il n'y en aura que dix-neuf en 1833 ! Le faible nombre de personnes qui répondent à la condition du cens d'éligibilité de 1.000 florins est une surprise pour tout le monde. [ 43 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.32-33.

Dans certaines provinces, le nombre d'éligibles est si faible que l'électeur n'a pas de réelle possibilité de choix. Pour résoudre le problème, on décide que dans chaque province, il faudra au moins un candidat pour 6.000 habitants. À défaut, la liste des candidats est complétée par les personnes les plus imposées de la province. [ 44 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.15.

nombre d'éligibles au Sénat, 1840-1870
année nombre d'éligibles répondant à la condition
du cens d'éligibilité
population totale pourcentage d'éligibles
au sein de la population
1840 668 403 4.073.162 (1841) 0,0164 %
1850 726 405 4.426.202 0,0164 %
1860 774 464 4.782.225 (1861) 0,0161 %
1870 826 481 5.087.826 0,0062 %
Source : STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.33.

Qui satisfait au cens d'éligibilité pour le Sénat ?

Le cens est basé sur l'impôt direct. L'impôt direct le plus important est la contribution foncière. Il est pratiquement impossible de satisfaire au cens d'éligibilité sans payer de contribution foncière. Même une personne extrêmement riche au style de vie exubérant, et qui paye par conséquent une contribution personnelle élevée, n'atteint presque jamais le seuil du cens d'éligibilité. [ 45 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.39.

De 1831 à 1893, seules 23 personnes en Belgique payent une contribution personnelle de plus de 2.000 francs. [ 46 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.37. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que ces personnes ont un train de vie fastueux. Parmi celles-ci, on retrouve par exemple quatre ecclésiastiques, qui payent des impôts pour les couvents, écoles et communautés qu'ils dirigent. On y dénombre également deux hôteliers, qui payent évidemment des montants importants pour leur(s) hôtel(s), et un commerçant, Adolphe Delhaize, dont l'impôt résulte de ce qu'il paye pour une bonne vingtaine de ses magasins.

Pour seize personnes, on peut penser que la contribution personnelle élevée dont elles sont redevables est le reflet d'un genre de vie de très grand style : il s'agit du comte de Flandre (frère du Roi), de neuf membres de la noblesse, [ 47 ] Le prince Charles de Ligne, les marquis de la Boëssière-Thiennes et van der Noot d'Assche, les comtes Cornet de Grez d'Elzius, de Prêt-Roose de Calesberg, de Rouillé, Adhémar d'Oultremont, Octave d'Oultremont de Duras, et du Chastel de la Howarderie. Le niveau élevé de leur contribution personnelle résulte fréquemment de l'addition de ce qui est payé, d'une part, pour un château à la campagne et, d'autre part, pour un hôtel en ville. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.38. de M. Meeus (négociant anversois), de MM. Georges Montefiore Levi et Henri Rey (deux industriels bruxellois), et de MM. Victor Allard, Léon Lambert et Jules Matthieu, tous trois banquiers. Cette couche supérieure, où la contribution personnelle atteint à elle seule le niveau du cens d'éligibilité, est donc extrêmement réduite. [ 48 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.39

Georges Montefiore Levi

Georges Montefiore Levi (1832-1906), Sénateur de 1882 à 1901

Victor Allard

Victor Allard (1840-1912), Sénateur en 1884, 1888-1892 et 1894-1912

Deux membres du cercle distingué de Belges qui, dans la période allant de 1831 à 1893, satisfaisaient au cens d'éligibilité pour le Sénat rien que par l'impôt personnel payé.

 

En d'autres termes, ceux qui satisfont au cens d'éligibilité sont presque exclusivement des grands propriétaires terriens. Les grandes fortunes industrielles et commerciales y sont beaucoup moins représentées. [ 49 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.40. Lors de la création du Sénat, l'intention du Congrès national est clairement de faire en sorte que la grande propriété terrienne y soit représentée. Dans la Belgique de 1830-1831, la grande propriété terrienne est encore le siège du pouvoir réel, en tout cas à la campagne. Il serait dangereux d'ignorer cette force politique. [ 50 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.12.

En outre, de nombreux grands propriétaires terriens sont membres de la noblesse. Bien qu'il soit impensable, en 1830, d'attribuer un quelconque privilège politique à l'aristocratie - la Constitution prévoyant en effet l'égalité des citoyens devant la loi - la noblesse est encore un groupe très puissant. Vu le niveau élevé du cens d'éligibilité, de nombreux nobles se retrouvent au Sénat, et cette situation est vue d'un bon oeil. Grâce à cela, notamment, il n'y a pas à craindre que la Chambre des représentants devienne à terme une chambre aristocratique. Dans le cadre de la discussion sur l'opportunité ou non de créer un Sénat, Paul Devaux, membre du Congrès national, s'exprime en ces termes : "Si vous voulez une chambre démocratique, votez pour le Sénat!". [ 51 ] STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.13.

présence de la noblesse au Sénat de 1831 à 1893
année nombre de sénateurs nombre de membres de la
noblesse parmi les sénateurs
pourcentage de membres
de la noblesse
1840 49 30 61 %
1850 54 26 48 %
1860 58 22 38 %
1870 62 27 44 %
1880 66 25 40 %
1870 69 31 45 %
Source : LUYKX, Th. et PLATEL, M., Politieke geschiedenis van België, 1985, Kluwer, Anvers, Tome 1, p. 56.
Archief Belgische Senaat, Studie- en documentatiedossiers, nr. 1108_20_10

Archives du Sénat de Belgique, Service études et documentation, n° 1108_20_10

Il n'était pas aisé de vérifier si un élu remplissait réellement la condition du cens d'éligibilité. On ne savait pas toujours précisément quels éléments prendre en compte. Ce dossier, extrait des archives du Sénat, montre quelques-uns des problèmes auxquels le Sénat était confronté : les contributions de l'épouse et des enfants mineurs peuvent-ils être pris en considération pour la détermination du cens d'éligibilité ? Pour rester sénateur, faut-il continuer à payer le cens? Un sénateur réélu doit-il à nouveau remplir la condition du cens d'éligibilité ?

 

Notes

  1. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.15. [ retour ]
  2. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.16. [ retour ]
  3. STENGERS, J., « Les caractères généraux de l'évolution du Sénat depuis 1831 », in La réforme du Sénat. Actes du colloque organisé à la Maison des Parlementaires le 6 octobre 1989 par le Centre de droit public de la Faculté de Droit de l'Université libre de Bruxelles, 1990, Bruxelles, p.25. [ retour ]
  4. LAUREYS, V., VAN DEN WIJNGAERT, M. en VELAERS, J. (eds), L'histoire du Sénat de Belgique, 2016, Tielt, Lannoo, p.23. [ retour ]
  5. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.32-33. [ retour ]
  6. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.15. [ retour ]
  7. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.39. [ retour ]
  8. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.37. [ retour ]
  9. Le prince Charles de Ligne, les marquis de la Boëssière-Thiennes et van der Noot d'Assche, les comtes Cornet de Grez d'Elzius, de Prêt-Roose de Calesberg, de Rouillé, Adhémar d'Oultremont, Octave d'Oultremont de Duras, et du Chastel de la Howarderie. Le niveau élevé de leur contribution personnelle résulte fréquemment de l'addition de ce qui est payé, d'une part, pour un château à la campagne et, d'autre part, pour un hôtel en ville. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.38. [ retour ]
  10. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.39. [ retour ]
  11. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.40. [ retour ]
  12. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.12. [ retour ]
  13. STENGERS, J., Index des éligibles au Sénat (1831-1893), 1975, Bruxelles, Palais des Académies, p.13. [ retour ]