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21 SEPTEMBRE 1995
La présente proposition a été précédemment déposée au Sénat le 9 juillet 1992, sous la législature précédente [doc. 447-1 (S.E. 1991-1992)].
Elle avait notamment pour objectifs de souligner les problèmes que peut poser la consommation incontrôlée de drogues dites « dures », mais aussi de mettre fin au refus de traitement auquel de nombreux consommateurs d'héroïne étaient confrontés.
Il apparaît de plus en plus clairement aujourd'hui qu'une politique thérapeutique efficace dans le domaine doit contenir deux aspects indissociables. Soigner un toxicomane, c'est améliorer sa santé, mais c'est aussi le stabiliser socialement.
L'enseignement de nombreux praticiens peut être résumé ainsi : les sevrages rapides et les sevrages forcés, qui ont été privilégiés pendant de longues années, n'aboutissent pas à des résultats probants. Bien au contraire, ils affaiblissent le système immunitaire du patient et, même lorsqu'ils sont accompagnés par des psychologues, sont très souvent suivis de rechutes. Celles-ci peuvent être mortelles après une période d'abstinence assez longue, par exemple, après un séjour en communauté thérapeutique ou en prison. Lorsque ces rechutes n'ont pas cette conséquence dramatique, elles découragent en tout cas les toxicomanes de s'adresser à un système de soins qui n'offre pas d'alternative au sevrage.
En outre, on constate qu'en cas d'échec, les sevrages augmentent la dépendance aux stupéfiants et marginalisent d'autant les toxicomanes. Il paraît donc nécessaire d'offrir aux toxicomanes qui en font la demande, une forme de traitement qui améliore leur situation sans les forcer à se sevrer immédiatement.
C'est le principe des traitements de substitution, qui concernent plus particulièrement les héroïnomanes. Ces traitements font intervenir des opiacés sous forme médicamenteuse. L'accompagnement thérapeutique du médecin peut être complété, si nécessaire, par un accompagnement psycho-social.
Ces traitements comportent de nombreux avantages pour la santé et la qualité de vie du patient.
La consommation de médicaments de substitution peut améliorer l'état de santé général des consommateurs d'opiacés, parce qu'un suivi médical est associé à la prescription et parce que le contenu des produits est contrôlé, alors que les substances trafiquées sont souvent dangereuses en raison de leur impureté.
Il apparaît aussi que l'encadrement médical offert aux toxicomanes lors des traitements de substitution enraie la propagation de diverses maladies provoquées par la consommation clandestine de drogues.
On connaît les risques accrus de propagation du sida, ou d'autres maladies graves comme les hépatites, qui résultent du partage de seringues par plusieurs héroïnomanes.
Le recours aux médicaments de substitution offre donc des avantages incontestables sur le plan de la santé publique.
Outre la préservation et l'amélioration de la santé des toxicomanes, les traitements de substitution suppriment bon nombre d'effets secondaires induits par la consommation d'héroïne, ou par les sevrages sans accompagnement, et permettent de fait une réinsertion sociale. Le toxicomane peut continuer ou reprendre une activité professionnelle, maintenir un réseau normal de relations affectives, familiales ou sociales.
La marginalisation qu'entraîne la drogue disparaît souvent, ou se réduit grâce aux traitements de substitution.
De plus, l'amélioration de la santé et de la qualité de vie des consommateurs d'héroïne permet réellement d'envisager un traitement qui aura comme but ultime la cessation de la prise de toute drogue.
Ce but ne doit cependant pas conditionner tout le traitement, en excluant les objectifs précédemment définis que sont l'amélioration de la santé et de la qualité de vie du toxicomane.
En tout état de cause, le toxicomane stabilisé par un traitement de substitution est plus réceptif à l'encadrement médical et psychologique souvent nécessaire pour envisager un sevrage ou simplement accepter les soins que peut requérir son état.
Sans recours aux médicaments de substitution, l'héroïnomane engagé dans une lourde assuétude refuse généralement tout traitement qui implique le sevrage de drogues opiacés.
Enfin, pour ce qui est du respect de l'ordre public et de l'intérêt général, dont on a souvent répété qu'ils étaient menacés par l'extension des toxicomanies, le recours aux médicaments de substitution peut présenter également des avantages.
La fourniture de ces médicaments sous contrôle, par des médecins, à des prix très inférieurs à ceux observés sur le marché illégal du trafic de stupéfiants, peut dans certains cas contribuer à réduire la délinquance qui accompagne le plus souvent la consommation d'héroïne.
Certains affirment même que la délivrance de médicaments de substitution peut enrayer, dans une certaine mesure, le trafic de drogues lui-même, dont il faut admettre qu'il n'a jusqu'à présent pas été combattu efficacement par la simple répression pénale, fût-elle particulièrement sévère. Cette répression atteint peu les gros distributeurs de drogues, c'est-à-dire ceux qu'elle devrait atteindre préférentiellement.
Pourtant, pendant de nombreuses années, le recours aux traitements de substitution va être paralysé par cette conception dominante et à première vue évidente, que l'accès aux traitements n'est acceptable que s'il est précédé d'une volonté de sevrage du toxicomane, et suivi à très bref délai par un sevrage effectif de toute absorption d'opiacés. C'est donc davantage un impératif moral, fondé sur une répulsion compréhensible vis-à-vis des drogues dures, qui va dicter la conduite du traitement. Une vision déontologique, plus que médicale, va devenir la norme et le contenu du traitement.
Les Conseils de l'Ordre des médecins, et particulièrement le Conseil du Brabant, vont édicter des règles de plus en plus contraignantes à la pratique des traitements de substitution. Sous la menace de sanctions disciplinaires, des circulaires de l'Ordre des médecins ont enjoint aux praticiens de ne pas recourir aux traitements de substitution, sauf dans des conditions strictement déterminées : traitements réservés à des équipes pluridisciplinaires, après l'échec de tentatives de désintoxication par d'autres voies, interventions d'instances administratives dans le déroulement du traitement, reddition de comptes du médecin à des confrères, limitation du nombre de patients...
On a d'ailleurs constaté un changement de doctrine des Conseils de l'Ordre dans ce domaine. En 1976, une commission spécialisée du Conseil de l'Ordre du Brabant a encouragé ce que ce même Conseil s'est mis à interdire ou à délimiter très strictement en 1987 et en 1990.
Ces circulaires ne sont plus en vigueur aujourd'hui. Mais les justifications qu'on leur a données fondent encore la méfiance de nombreuses personnes à l'égard des traitements de substitution. Ces justifications inspirent deux considérations.
D'abord, il faut constater qu'une peur diffuse de voir le médecin manquer d'énergie face aux demandes des toxicomanes, a voulu enlever au médecin, fût-il le plus qualifié, la maîtrise du traitement.
Il faut pourtant rappeler, dans notre droit, que le médecin dispose d'un magistère autonome. Il apprécie en conscience le traitement et n'est jamais contraint a priori de prendre une attitude. Sa responsabilité s'apprécie toujours a posteriori (art. 11 de l'arrêté royal nº 78 du 10 novembre 1967).
Aucun traitement, de quelque maladie que ce soit, n'a conduit à une telle mise sous tutelle du médecin. En fait, les règles fondamentales de la responsabilité médicale ont été modifiées, pas même pour une « pathologie » particulière (la toxicomanie), mais pour une forme de traitement. Les autres modes de prise en charge des toxicomanes n'ont jamais fait l'objet d'une telle attention...
Ensuite, il faut constater que, pour les Conseils de l'Ordre des médecins, c'est l'attitude du toxicomane qui va déterminer l'application du traitement. Ainsi, de nombreuses instructions ont affirmé que sans abstinence, sans sevrage promis et assumé par le toxicomane, aucun traitement ne pouvait être acceptable.
Cette conception du traitement a donné naissance à un conflit d'éthique, qui a divisé le corps médical.
Une longue tradition veut en effet que l'intervention du médecin soit indépendante de la cause de la maladie, ou de la responsabilité du malade dans le mal qui l'opprime. Le médecin doit prendre en charge des hommes en déficit de santé par les moyens les plus adéquats. La délinquance d'un patient, son comportement, ne peuvent pas fonder un refus d'intervention.
C'est dans ce contexte de méfiance que l'article 3, alinéa 3, de la loi du 24 février 1921, modifié en 1975, a pris toute sa signification. Cet article dispose que « seront punis des peines portées à l'article 2bis et selon les distinctions qui y sont faites, les praticiens de l'art de guérir qui auront abusivement prescrit, administré ou délivré des substances soporifiques, stupéfiantes ou psychotropes de nature à créer, entretenir ou aggraver une dépendance ».
Des tribunaux, sans doute confortés par les positions des Conseils de l'Ordre, ont alors considéré que la pratique des traitements de substitution, lorsque le sevrage n'était pas très rapidement atteint, ou après rechute du patient dans la consommation d'héroïne, constituait dans le chef du médecin la preuve d'un abus et d'un entretien de toxicomanie.
L'intention du législateur, en 1975, était que soient sanctionnés, en vertu de cette disposition, les praticiens de l'art de guérir qui exerçaient la médecine de manière anormale, sans se conformer au comportement du médecin normalement prudent et diligent. Mais on doit constater que, dans sa jurisprudence, le pouvoir judiciaire a privilégié certaines conceptions thérapeutiques, qui ne sont pas partagées par l'ensemble des médecins. Il a été amené à trancher des différends d'ordre médical.
Le débat s'est aujourd'hui ouvert largement. Depuis le premier dépôt de la présente proposition de loi, en 1992, le recours aux traitements de substitution s'est multiplié. Alors qu'il y a trois ou quatre ans, seulement 500 héroïnomanes étaient pris en charge grâce à ces traitements, ils sont aujourd'hui plus de 5 000.
Par ailleurs, le 8 octobre 1994, le ministre de la Santé publique a organisé une conférence de consensus autour des traitements de substitution à la méthadone. Cette initiative a confronté mais aussi rapproché les points de vue des médecins. Un jury composé de médecins et coprésidé par un praticien des traitements de substitution et par un représentant du Conseil de l'Ordre, a répondu à certaines questions relatives aux traitements de substitution, après audition de spécialistes.
On peut lire dans les conclusions du jury des considérations favorables aux traitements de substitution et à leur extension.
Mais l'examen et l'adoption de la présente proposition de loi se justifient toujours.
Les tribunaux ne sont en effet pas tenus par les conclusions de la conférence de consensus, même si celle-ci leur fournit un instrument important pour apprécier les faits éventuels qui leur seraient soumis.
Une loi qui assurerait une reconnaissance légale aux traitements de substitution permettrait aux médecins de travailler avec la sécurité juridique nécessaire pour exercer en toute autonomie leur capacité de jugement et leur liberté thérapeutique.
Une loi mettrait fin également aux tentations, toujours existantes, d'imposer aux médecins qui traitent les héroïnomanes par cette thérapeutique particulière, une mise sous tutelle qui, décourageant le médecin, diminuerait l'offre de soins plus qu'elle ne l'augmenterait.
C'est pour toutes ces raisons qu'une modification de la loi du 24 février 1921 est soumise au Parlement.
Article 1er
Le présent article se conforme au prescrit de l'article 83 de la Constitution.
Articles 2 et 3
La disposition proposée ne modifie pas l'actuel alinéa 3 de l'article 3 de la loi du 24 février 1921. Elle le complète en restreignant le pouvoir d'interprétation du juge pénal.
Les médecins prescrivant des traitements de substitution ne pourront plus être poursuivis pour prescription abusive de stupéfiants. Mais les médecins qui agissent négligemment, dans un but de lucre, avec l'intention de nuire, resteront passibles de poursuites pénales.
La disposition nouvelle donne également une définition générale des traitements de substitution : la prescription de stupéfiants sous forme médicamenteuse doit s'effectuer dans le cadre d'une thérapie, avoir pour but la préservation de la santé et de la qualité de vie du patient, et poursuivre pour but ultime son sevrage.
Mais la définition proposée ne fixe aucune condition particulière à la prescription de traitements de substitution. Pour ce traitement, comme pour tous les autres, le médecin doit en effet travailler dans le cadre des normes générales qui régissent l'art de guérir, qui offrent des garanties suffisantes de contrôle et qui permettent, en cas de manquement, l'intervention de la justice.
Les instruments de contrôle qui doivent permettre de déceler d'éventuelles prescriptions abusives existent en effet. L'inspecteur des pharmacies et la commission médicale provinciale du ressort du médecin ont en effet pour mission de contrôler les prescriptions exagérées de stupéfiants (art. 23 de l'arrêté royal du 31 décembre 1930 concernant le trafic des substances soporifiques et stupéfiantes, modifié par l'arrêté royal du 20 septembre 1951).
La disposition proposée entend donc garantir l'entière liberté thérapeutique du médecin.
Roger LALLEMAND. |
Article premier
La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.
Art. 2
Les alinéas 1er , 2 et 3 de l'article 3 de la loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, désinfectantes ou antiseptiques, modifiée par la loi du 9 juillet 1975, deviennent respectivement les § 1er , § 2 et § 3.
Art. 3
L'article 3, § 3, de la même loi est complété par les alinéas suivants :
« Ne peuvent être sanctionnés, en vertu de l'alinéa précédent, les traitements de substitution dispensés par un praticien de l'art de guérir.
On entend par traitement de substitution tout traitement consistant à prescrire, administrer ou délivrer à un patient toxicomane des substances stupéfiantes sous forme médicamenteuse; visant, dans le cadre d'une thérapie, à préserver sa santé et sa qualité de vie; et poursuivant pour but ultime le sevrage du patient.
Le Roi, sur proposition du ministre qui a la santé publique dans ses attributions, détermine les substances médicamenteuses qui peuvent être utilisées dans le cadre des traitements de substitution. »
Roger LALLEMAND. Frederik ERDMAN. Andrée DELCOURT-PÊTRE. |