IV. 1918 - 1919 : Qui peut voter ? Le débat au parlement

  1. Introduction
  2. 22 novembre 1918 : le suffrage égal pour tous les hommes
  3. 28 & 29 novembre 1918 : les Chambres répondent au Roi
  4. Fin décembre 1918 : le projet de loi du gouvernement
  5. Février-avril 1919 : le débat à la Chambre
  6. Avril-mai 1919 : l'assentiment du Sénat
  7. Les conditions de vote et d'éligibilité en 1919
  8. On réforme aussi le Sénat (1921)

Ce chapitre en pdf Start

Avril - mai 1919 : l'assentiment du Sénat

En commission de l'Intérieur

La commission de l'Intérieur du Sénat, chargée d'examiner le projet de loi transmis par la Chambre, le résume ainsi :

« Au suffrage plural il substitue le vote unique ; on abaisse à vingt et un ans accomplis à la date du 1er janvier 1919, l'âge de vingt-cinq ou de trente ans requis par la loi fondamentale ; il n'exige que six mois de domicile dans la commune à la même date du 1er janvier 1919, au lieu d'une année avant le 1er juillet de l'année de la révision des listes électorales ; il appelle, enfin, au scrutin, mais dans des limites restreintes, la femme ».

Réunie le 29 avril 1919, elle se félicite que la Chambre ait adopté le projet à l'unanimité des 166 membres présents le 10 avril, car à ses yeux, seule l'unanimité permet de couvrir l'infraction faite aux règles constitutionnelles. « La nécessité de sortir, à tout prix, d'une situation aussi grave que délicate, l'impose au Sénat ». Par ailleurs, elle constate que la transaction conclue entre les trois partis à la Chambre s'inscrit dans une logique de décision rapide et de solution d'urgence, seule à même de ne pas mettre en péril la paix intérieure du pays et en tire la seule conclusion possible : « Dans ces conditions, votre Commission n'a pas cru qu'il y avait lieu de remettre en discussion les questions que la Chambre a résolue. A l'unanimité de ses membres, elle vous demande de ratifier sans changements les propositions qui vous sont soumises ».

Le Sénat se rassure aussi : le péril féminin (une femme sénateur !?!) est pour l'instant repoussé puisque le projet de loi « laisse inchangée la législation qui détermine les conditions d'éligibilité. Le projet ne vise que l'électorat ; le vote de ses dispositions n'a pas pour conséquence, en ce moment, de rendre la femme éligible aux assemblées législatives ». Il se montre même particulièrement sévère pour les femmes autorisées à voter : une mère veuve ou une veuve qui se serait remariée entre le moment où elle s'inscrit sur les listes électorales et le moment de l'élection, ne devrait pas être autorisée à voter. Il se croit obligé également d'ajouter « qu'il ne peut être question d'accorder le droit de vote aux nombreuses femmes qui pendant l'occupation ont été punies ou détenues préventivement pour avoir fait le trafic de vivres hors du commerce ou avoir passé, en fraude, d'une localité à une autre, des denrées ou marchandises. Tout au contraire, la condamnation ou la détention préventive pour espionnage, pour avoir facilité à nos compatriotes l'enrôlement dans l'armée, justifieront le droit à l'inscription ; ce n'est pas douteux. Mais, entre ces deux catégories bien distinctes de cas, il y aura beaucoup d'espèces plus difficiles à préciser ». Nonobstant, pour les membres de la commission, une femme appelée à exercer le droit de vote est considérée comme « citoyen » [ 36 ] Sénat de Belgique, Séance du 29 avril 1919, Rapport de la Commission de l'Intérieur, chargée d'examiner le Projet de Loi sur la formation des listes électorales en vue du prochain renouvellement des Chambres législatives (Georges Vercruysse, président ; Arthur Ligy, rapporteur).

Rapport de la Commission de l'Interieur

Rapport de la Commission de l'Interieur - texte intégral

 

La séance plénière du 6 mai 1919

En séance plénière, le mardi 6 mai 1919, le Bureau du Sénat prend l'initiative d'interrompre la discussion du projet de loi sur la réparation des dommages de guerre pour aborder celui de la réforme électorale. « Très bien ! » entend-on depuis les bancs des sénateurs, qui font également des « marques unanimes d'assentiment ». A l'origine, huit orateurs avaient demandé à prendre la parole – tous y renoncent suite à un accord politique, « un pacte de patriotique entente » conclu entre les partis. Leurs trois représentants s'expriment alors sous la forme d'une déclaration.

ules Lekeu, socialiste, résume bien la situation : « Ce que le sentiment public attend de nous, ce n'est pas un débat plus ou moins inédit ou sensationnel, mais un vote unanime d'apaisement ». Rendant hommage à ceux qui ont œuvré en faveur du suffrage universel pur et simple, en particulier les sénateurs qui dès 1893 avaient voté sa faveur, et dont quatre siègent encore au Sénat en 1919 (MM. Houzeau de Lehaie, Hanrez, Lambiotte et Dufrane-Friart), il constate qu'il s'est dégagé de la guerre « des enseignements qui ne peuvent être perdus » et que par rapport à ceux qu'il représente « il y a même quelque chose de changé en Belgique comme dans le reste du monde. (...)  La vérité est que la guerre n'a été qu'une révélation qui a dissipé les anciens malentendus, les préventions et les préjugés d'antan, pour découvrir à tous ceux qui l'avaient méconnue la grandeur morale de notre classe ».

Jules Lekeu

Jules Lekeu - Archives du Sénat de Belgique

 

Prosper Hanrez - Archives du Sénat de Belgique

Charles Houzeau de Lehaie

Charles Houzeau de Lehaie - Archives du Sénat de Belgique

Jules Dufrane-Friart

Jules Dufrane-Friart - Archives du Sénat de Belgique

 
Charles Magnette

Charles Magnette - Archives du Sénat de Belgique

Charles Magnette, pour les libéraux, est plus résigné : « Ce ne sera pas un vote d'enthousiasme. Ce sera, avant tout, un acte de discipline patriotique, une concession faite à l'esprit d'union qui doit régner parmi nous, un accommodement volontaire et résigné aux circonstances graves dans lesquelles nous ont jetés la guerre et ses conséquences ». Ce n'est pas que le parti libéral soit opposé au suffrage universel pur et simple des hommes. Ce qui lui pose plutôt problème dans le débat du suffrage universel, est la question du suffrage féminin, brusquement revendiqué par les catholiques. Non pas tant sur le principe, mais sur l'opportunité d'instaurer immédiatement ce droit de vote féminin : « Conséquent avec lui-même, il [le parti libéral] ne jugeait pas devoir l'accorder à des personnes insuffisamment préparées, subissant plus aisément certaines influences, de qui l'éducation politique était demeurée plus que rudimentaire et dont l'influence jetée d'un coup dans la balance pouvait provoquer des troubles et des bouleversements ».

Arthur Ligy, prenant la parole au nom du parti catholique, dit d'emblée la volonté de son parti de « consolider l'autorité morale de la transaction intervenue [entre les partis], en nous efforçant de réaliser au sein du Sénat une unanimité des votes semblable à celle qui se rencontra à la Chambre ». [ 37 ] Annales parlementaires de Belgique, Sénat, séances du mardi 6 mai 1919, pp.287-291. Afin de ne pas rompre cette unanimité, certains sénateurs catholiques ont donc, selon ses dires, temporairement renoncé à s'opposer au droit de vote à 21 ans ; d'autres se sont résignés à admettre au droit de suffrage les Belges qui ont travaillé pour l'ennemi ; d'autres encore, n'ont pas protesté contre la distinction injustifiée que le projet crée entre les épouses et mères des soldats morts pour le Pays et les autres. Mais il est clair qu'ils se réservent le droit de rouvrir le débat lorsqu'il s'agira de réviser l'article de la Constitution sur l'élaboration des listes électorales. La « majorité catholique, dont les membres comptent parmi les citoyens les plus riches du pays, se résigne, sous la pression des tensions tant belges qu'européennes, à une inévitable démocratisation »  [ 38 ] Emmanuel Gerard, La Démocratie rêvée, bridée et bafouée, pp.30-31.

Arthur Ligy

Arthur Ligy - Archives du Sénat de Belgique

 

Le ministre de l'Intérieur, Charles de Broqueville, tout en s'excusant de ne pas avoir eu l'occasion de lire le rapport de la Commission intérieur du Sénat, « salue avec émotion cette heure historique où la nation toute entière s'apprête à acclamer le Sénat unanime dans le parlement profondément uni ».

Les articles sont ensuite adoptés un à un, puis « il est procédé au vote, par appel nominal, sur l'ensemble du projet de loi. 96 membres y prennent part. Tous répondent oui. En conséquence, le projet est adopté à l'unanimité. (Longues salves d'applaudissement)». [ 39 ] Annales parlementaires de Belgique, Sénat, séances du mardi 6 mai 1919, pp.287-291.

Comme l'écrit le Journal de Bruxelles, qui est quasiment le seul organe à parler du vote du Sénat en première page, « Le roman mouvementé du S.U. [suffrage universel] se termine de façon plutôt fade. Nous entendons encore Frère-Orban jeter, au travers de la réforme électorale, comme un obstacle infranchissable, son impérieux et fameux : « Ni en un acte, ni en deux ! Jamais ! ». Depuis, on a plus fait, à propos du S.U. que se battre dans le péristyle au Parlement et dans la rue ; dans la rue, on s'est battu au sens littéral et le sang a coulé à cause du S.U. Et tant de passions et de violences déchaînées pendant plus de trente ans finissent dans ce baiser Lamourette sénatorial quasi-furtif, auquel le public, en tout cas, fait à peine attention ! » [ 40 ] Le Journal de Bruxelles, jeudi 8 mai 1919, p.1, « Le S.U. voté au Sénat ». Le Soir en fait un compte-rendu en page 2, tandis que La libre Belgique ne livre qu'un compte-rendu partiel des débats, également en pages intérieures, ne mentionnant même pas la tenue du vote. En 1902, les manifestations en faveur du suffrage universel font deux morts. En 1913, une grève générale de 10 jours le réclame. Gazet van Brugge : “Gisteren heeft de Senaat de kieswet, reeds door de Kamer gestemd, ook met eenparige stemmen aangenomen” - Gazet van Brugge en van West-Vlaanderen, 7 mei 1919, p.1. https://zoeken.erfgoedbrugge.be. Voir aussi sur le rôle mineur du Sénat, Emmanuel Gerard, « Le Sénat de 1819 à 1970 », in V. Laureys, Mark Van den Wijgaert et allii, L'Histoire du Sénat de Belgique, Racine, Bruxelles, 1999, p.191-192. Emmanuel Gerard, Le Sénat de 1819 à 1970, in Véronique Laureys,  M. Van den Wijngaert, Jan Velaers (eds.), Le Sénat de Belgique, une histoire, institution et évolution, Racine, Bruxelles, 2016, pp.154-155.

Ce manque d'intérêt s'explique aussi par la grande préoccupation des Belges du moment, à savoir les résultats très décevants de la Conférence de Paix de Versailles pour la Belgique, en particulier en termes de compensation financière pour les dommages de guerre.

Vote au Sénat

Vote au Sénat - texte intégral

 

Le 9 mai 1919, la loi sur le suffrage universel est promulguée. Les élections auront lieu six mois plus tard, le 16 novembre 1919, quasiment un an après le discours du Trône du 22 novembre 1918. Deux millions d'hommes y participeront, ainsi que 12.000 femmes.

Notes

  1. Sénat de Belgique, Séance du 29 avril 1919, Rapport de la Commission de l'Intérieur, chargée d'examiner le Projet de Loi sur la formation des listes électorales en vue du prochain renouvellement des Chambres législatives (Georges Vercruysse, président ; Arthur Ligy, rapporteur). [ retour ]
  2. Annales parlementaires de Belgique, Sénat, séances du mardi 6 mai 1919, pp.287-291. [ retour ]
  3. Emmanuel Gerard, La Démocratie rêvée, bridée et bafouée, pp.30-31. [ retour ]
  4. Annales parlementaires de Belgique, Sénat, séances du mardi 6 mai 1919, pp.287-291. [ retour ]
  5. Le Journal de Bruxelles, jeudi 8 mai 1919, p.1, « Le S.U. voté au Sénat ». Le Soir en fait un compte-rendu en page 2, tandis que La libre Belgique ne livre qu'un compte-rendu partiel des débats, également en pages intérieures, ne mentionnant même pas la tenue du vote. En 1902, les manifestations en faveur du suffrage universel font deux morts. En 1913, une grève générale de 10 jours le réclame. Gazet van Brugge : “Gisteren heeft de Senaat de kieswet, reeds door de Kamer gestemd, ook met eenparige stemmen aangenomen” - Gazet van Brugge en van West-Vlaanderen, 7 mei 1919, p.1. https://zoeken.erfgoedbrugge.be. Voir aussi sur le rôle mineur du Sénat, Emmanuel Gerard, « Le Sénat de 1819 à 1970 », in V. Laureys, Mark Van den Wijgaert et allii, L'Histoire du Sénat de Belgique, Racine, Bruxelles, 1999, p.191-192. Emmanuel Gerard, Le Sénat de 1819 à 1970, in Véronique Laureys,  M. Van den Wijngaert, Jan Velaers (eds.), Le Sénat de Belgique, une histoire, institution et évolution, Racine, Bruxelles, 2016, pp.154-155.