5-1299/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2011-2012

9 NOVEMBRE 2011


Proposition de loi modifiant le Code judiciaire en ce qui concerne le traitement accéléré de certains pourvois en cassation

(Déposée par Mme Martine Taelman)


DÉVELOPPEMENTS


On constate un accroissement lent mais régulier de la charge de travail au niveau de la cassation (1) .

Plusieurs facteurs expliquent l'utilisation croissante de cette voie de recours (la complexité croissante du droit, la modification des structures socio-économiques de la société qui engendre de nouveaux litiges, un sens plus aigu de la justice, le mode d'organisation judiciaire, les motivations personnelles des parties et des avocats, ...) (2) .

Beaucoup des pourvois en cassation ont cependant peu de chances d'aboutir (3) .

D'aucuns estiment dès lors qu'il faudrait limiter, à l'exemple de ce qui se passe dans d'autres pays européens, l'accès à la cassation en instaurant un « leave to appeal » (4) . Une telle autorisation suscite cependant des réticences de la part de la doctrine.

La Cour de cassation propose elle-même une procédure alternative, qui est d'application dans plusieurs pays d'Europe occidentale.

Il ne s'agit pas d'un « régime de permission », permettant de décider si on a le droit ou non d'introduire un recours. Cette procédure n'intervient qu'après l'introduction du recours.

Une chambre dotée d'un cadre du personnel restreint traitera les actions en justice qui sont manifestement irrecevables ou non fondées par le biais d'une motivation succincte. Ce système respecte la conception traditionnelle selon laquelle tout justiciable a le droit de porter sa cause devant la plus haute juridiction, tout en garantissant une économie de procédure.

— La chambre restreinte de la Cour constitutionnelle peut, sur proposition du rapporteur, déclarer à l'unanimité des voix, irrecevables ou non fondés, les recours en annulation ou les questions préjudicielles qui sont manifestement irrecevables ou non fondés (5) .

— Un membre de la section du contentieux administratif siégeant seul peut, sur proposition de l'auditeur, déclarer le recours au Conseil d'État sans objet, manifestement irrecevable ou manifestement non fondé (6) .

— La procédure de la Cour européenne des droits de l'homme (CDEH) a été réformée en profondeur par le 11e protocole. Un comité de trois juges peut, par vote unanime, déclarer une requête irrecevable lorsqu'une telle décision peut être prise sans examen complémentaire (7) . La CEDH considère le caractère manifestement mal fondé d'une requête comme un motif d'irrecevabilité (8) .

— En France, la « formation restreinte » de la Cour de cassation peut déclarer non admis les pourvois en cassation qui sont manifestement irrecevables ou non fondés (9) .

— Aux Pays-Bas, le Hoge Raad peut traiter les recours qui ne peuvent être menés en cassation par le biais d'une motivation succincte (10) .

— Des procédures similaires existent également dans les plus hautes juridictions d'Espagne et du Portugal (11) .

Cette procédure atteint le même but qu'un régime de permission: bloquer l'utilisation de recours qui n'ont de toute façon aucune chance d'aboutir.

Le fait que la Cour européenne des droits de l'homme, elle-même, utilise semblable procédure prouve suffisamment qu'elle n'est pas contraire à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, ce qu'a d'ailleurs confirmé la Cour européenne des droits de l'homme dans les affaires concernant les procédures française et néerlandaise (12) .

Le procureur général près la Cour de cassation démontre que pareille procédure pourrait considérablement alléger la charge de travail: (13)

« Il est ainsi admis aux Pays-Bas qu'il peut être mis fin à des « plaintes » en cassation, qui n'ont aucune chance d'aboutir et qui ne présentent aucun intérêt, par une motivation très brève.

En 2002, en matière civile, 174 rejets sur 303 ont été traités de cette manière pour 151 rejets sur 290 en 2001. En ce qui concerne les affaires pénales, l'article 81 RO a été appliqué à 483 rejets sur 675, pour 654 rejets sur 736 en 2001. En matière fiscale, l'article 81 RO a été appliqué en 2002 à 211 rejets sur 495 et en 2001 à 196 rejets sur 481 (Rapport annuel 2001-2002 — Hoge Raad der Nederlanden, 55, 61 et 67).

Une disposition analogue à celle de l'article 81 RO permettrait de traiter les affaires devant la Cour de manière simplifiée. Cela a déjà été proposé par la Cour de cassation dans le Rapport annuel 2001 à la page 486.

Une disposition analogue existe en droit français: selon la loi du 25 juin 2001, une formation restreinte de trois magistrats peut déclarer non admis les pourvois irrecevables ou non fondés sur un moyen sérieux de cassation. Cette disposition est largement appliquée.

Le législateur pourrait envisager cette possibilité dans les cas où, déjà actuellement, il permet à la Cour de siéger dans une formation restreinte à trois conseillers. »

D'autre part, personne ne peut nier que la jurisprudence de la Cour de cassation participe également à l'élaboration de notre droit. Comme cette jurisprudence fait fortement autorité, il est essentiel que les motivations des arrêts de la Cour de cassation soient suffisamment étayées. Actuellement, les motivations de notre Cour de cassation ne jouissent pas d'une très bonne réputation. À l'instar de celles de la Cour française, on peut les qualifier d'apodictiques. Elles relèvent du positivisme juridique et renvoient une image de soi fortement hétéronome (14) .

Pour motiver leurs décisions, les juridictions anglo-saxonnes privilégient des dissertations plus étoffées. La décision prise est commentée et longuement justifiée et il est fréquent qu'on relate en même temps les opinions individuelles ou dissidentes. Dans d'autres pays, notamment en Allemagne, les hautes juridictions recourent quant à elles à des motivations étayées scientifiquement. Elles ne sont pas non plus d'un accès facile mais contiennent des commentaires approfondis et leur valeur scientifique est particulièrement élevée. Dans notre pays, l'on a donc opté pour des motivations traduites en formules fort abstraites, caractérisées par la répétition presque rituelle de phrases immuables et l'emploi d'un jargon où chaque mot est pesé.

Traditionnellement, la Cour de cassation formule donc ses motivations en suivant une logique apodictique. Mais pour la doctrine, ce n'est pas toujours la méthode de motivation la plus satisfaisante. Depuis le 1er janvier 2002, la Cour de cassation a fortement repensé la formulation de ses arrêts. Il n'empêche qu'on ne discerne souvent pas les raisonnements suivis par la Cour. En effet, l'arrêt ne laisse entrevoir aucune autre possibilité et il demeure dès lors difficile de comprendre pourquoi la Cour a privilégié une interprétation plutôt qu'une autre.

Pour établir la doctrine, il faut par conséquent souvent attendre des arrêts complémentaires dans des affaires semblables, avant de pouvoir déduire de sa jurisprudence quelle ligne la Cour souhaite suivre.

En l'espèce, les conclusions du ministère public près la Cour de cassation peuvent apporter davantage de clarté, surtout si elles sont conformes à l'arrêt final. Ces conclusions sont souvent d'une grande qualité mais ne sont malheureusement pas toujours publiées.

La doctrine, mais aussi notre société contemporaine, attendent de la Cour de cassation qu'elle formule des motivations plus claires et plus détaillées, qu'elle laisse apparaître les autres solutions possibles et qu'elle justifie ses choix (15) . Pour ce faire, la Cour n'a pas besoin d'abandonner sa tradition apodictique. Dans la majorité des cas, les avocats généraux rédigent des conclusions de grande qualité, qui remplissent les conditions énoncées ci-dessus. Malheureusement, le ministère public a toujours la possibilité de prendre des conclusions verbales, si bien qu'en pareil cas, il n'est plus possible de s'en inspirer. Pourtant, elles ont à chaque fois été préparées par écrit. Cela ne représenterait donc pas une charge de travail supplémentaire trop grande que de conclure effectivement par écrit dans toutes les affaires.

Par analogie avec l'objectif poursuivi par l'article 1105bis nouveau, il serait encore possible de conclure verbalement, mais uniquement pour un pourvoi dont la solution s'impose. C'est également possible pour les pourvois en cassation pour lesquels la Cour dispose déjà d'une jurisprudence unanime suffisante. En effet, la décision rendue en l'espèce n'a plus de signification sur le plan de l'élaboration du droit, sauf si elle déroge à des positions adoptées antérieurement par la Cour.

Enfin, l'on peut également se demander pourquoi le ministère public doit attendre pour prendre ses conclusions que le rapporteur désigné ait rédigé son rapport sommaire. Si toutes les conclusions, y compris celles du ministère public, étaient prises avant la rédaction du projet de rapport, cela simplifierait considérablement le fonctionnement de la Cour. L'on pourrait évaluer de suite les mécanismes de filtrage avant cassation.

Bien entendu, toutes les conclusions seraient transmises non seulement aux rapporteurs mais aussi à toutes les parties.

Les corrections à apporter au rapport final pourraient alors se limiter aux notes éventuelles encore déposées par les parties après les conclusions du ministère public. Cela signifierait d'emblée que le parcours suivi par un pourvoi en cassation ne subirait aucune modification substantielle.

COMMENTAIRE DES ARTICLES

Article 2

Cet article prévoit que le ministère public conclut toujours par écrit sur les pourvois en cassation introduits. Pour le ministère public, conclure par écrit devient la règle. Il est toutefois possible d'y déroger pour les pourvois en cassation visés à l'article 1105bis du Code judiciaire. En effet, le fait que les conclusions déposées par le ministère public doivent l'être par écrit a pour objectif de renforcer la contribution apportée par les arrêts de cassation à l'élaboration du droit. Mais pour les pourvois en cassation visés à l'article 1105bis, l'application des dispositions du présent article ne ferait qu'augmenter la charge de travail.

Article 3

La formulation de cet article doit répondre à trois impératifs:

1. l'article ne peut porter que sur des affaires manifestement irrecevables ou non fondées;

2. la solution de ces affaires ne doit nécessiter que peu de personnel;

3. la motivation de la décision concernée ne peut être que succincte.

Par analogie avec les lois coordonnées sur le Conseil d'État, les affaires sans objet sont ajoutées au texte concerné.

L'article 1105bis du Code judiciaire confiait déjà l'examen des pourvois dont la solution s'impose, à une chambre restreinte de trois conseillers. Les affaires manifestement irrecevables ou non fondées sont désormais ajoutées à ces pourvois.

Le ministère public donne ensuite son avis, puis la chambre restreinte peut délibérer. Ces dispositions ne changent pas.

La plupart des juridictions (Cour européenne des droits de l'homme, Conseil d'État, Cour de cassation française) utilisent le verbe « déclarer » pour souligner la motivation succincte de ces arrêts. Seule la Cour constitutionnelle utilise les termes « arrêt de réponse immédiate ». Ces termes nous semblent toutefois mieux convenir aux pourvois dont la solution s'impose.

Article 4

Cet article vise à ce que le ministère public dépose ses conclusions avant que le rapporteur ne rédige son rapport. Cette disposition devrait engendrer une simplification du fonctionnement de la Cour. Bien entendu, les conclusions déposées pour chaque pourvoi sont communiquées non seulement au rapporteur mais aussi à toutes les parties.

Martine TAELMAN.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

À l'article 1105 du Code judiciaire, modifié par la loi du 14 novembre 2000, les alinéas 2 et 3 sont remplacés comme suit:

« Le ministère public est entendu dans toutes les causes et dépose ses conclusions par écrit, sauf pour les pourvois en cassation visés à l'article 1105bis.

Les conclusions écrites sont déposées au greffe pour être jointes au dossier de la procédure au plus tard le jour où le greffier notifie la date de fixation aux parties. Dans ce cas, une copie des conclusions est jointe à l'avis adressé par le greffier en application de l'article 1106, alinéa 2. »

Art. 3

L'article 1105bis du Code judiciaire est remplacé par la disposition suivante:

« Art. 1105bis. — § 1er. Le président de la chambre peut, sur proposition du conseiller rapporteur et après avis du ministère public, soumettre la cause à une chambre restreinte de trois conseillers lorsque:

1º la solution du pourvoi paraît s'imposer;

2º le pourvoi est manifestement irrecevable, manifestement non fondé ou sans objet.

§ 2. Cette chambre restreinte statue à l'unanimité sur le pourvoi en rendant un arrêt de réponse immédiate ou en déclarant le pourvoi manifestement irrecevable, manifestement non fondé ou sans objet.

À défaut d'unanimité ou si l'un des magistrats qui la composent le demande, elle doit renvoyer l'examen du pourvoi à la chambre composée de cinq conseillers. »

Art. 4

À l'alinéa 1er de l'article 1107 du même Code, modifié par la loi du 14 novembre 2000, les deux premières phrases sont remplacées comme suit:

« Le ministère public donne ses conclusions avant le rapport. Les parties sont entendues après le rapport. »

26 janvier 2011.

Martine TAELMAN.

(1) http://www.cass.be, Rapport annuel 2003 de la Cour de cassation, p. 268.

(2) Gilles, P., « Ziviljustiz und Rechtsmittelproblematik. Rechtstatsachenforschung », Bundesministerium Justiz, 161.

(3) http://www.cass.be, Rapport annuel 2003 de la Cour de cassation, p. 269, no 6; p. 274: le pourcentage de réussite tourne autour de 33 %, ce qui signifie que près de 66 % sont rejetés.

(4) http://www.cass.be, Rapport annuel 2003 de la Cour de cassation, p. 286.

(5) Articles 69 à 73 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

(6) Articles 21, § 2, 30, § 2, alinéa 1er, 90, alinéa 2, 2o, des lois coordonnées du 12 janvier 1973 sur le Conseil d'État.

(7) Article 27, § 1er, 28 du protocole no 11 à la CEDH.

(8) Article 35, § 3, du protocole no 11 à la CEDH.

(9) Article L 131-6 du Code de l'organisation judiciaire.

(10) Article 81 de la loi relative à l'organisation judiciaire (RO).

(11) http://www.cass.be, Rapport annuel de la Cour de cassation, p. 290.

(12) CEDH 30 janvier 2001, M.M. c. Pays-Bas; CEDH 9 juillet 2002, Polman c. Pays-Bas; CEDH 9 mars 1999, Groupe Kosser c. France; CEDH 24 juin 2003, Stepinska c. France.

(13) http://www.cass.be, Rapport annuel 2003 de la Cour de cassation — propositions de lege ferenda par le procureur général près la Cour de cassation, p. 247.

(14) De Corte R., De eerste 175 jaar van het Hof van Cassatie, 15 août 2007, 6.

(15) De Corte R., id., 9.