5-498/2

5-498/2

Sénat de Belgique

SESSION DE 2010-2011

16 FÉVRIER 2011


Proposition de loi réglant les conséquences de l'hébergement égalitaire des enfants chez les deux parents après la séparation


AVIS DU CONSEIL D'ÉTAT Nº 49.004/2 DU 26 JANVIER 2011


Le Conseil d'État, section de législation, deuxième chambre, saisi par le Président du Sénat, le 7 décembre 2010, d'une demande d'avis, dans un délai de trente jours prorogé jusqu'au 31 janvier 2011 (1) sur une proposition de loi « réglant les conséquences de l'hébergement égalitaire des enfants chez les deux parents après la séparation » (doc. Sénat, 2010-2011, nº 5-498/1), a donné l'avis suivant:

La portée de la proposition

1.1. La proposition de loi à l'examen tend, ainsi que ses développements le confirment, à « régler les nombreuses conséquences que [l]e système [d'hébergement égalitaire des enfants dont les parents sont séparés] peut avoir dans la pratique » (2) , spécialement en « permettant] une inscription [de ces enfants] aux deux adresses » (3) , à savoir simultanément à celles des deux parents.

À titre principal, elle pose le principe du « double domicile » des enfants ainsi concernés et elle organise des effets de cette nouvelle réglementation dans certaines législations, le Roi étant habilité pour le surplus à « mettre en conformité avec la présente loi les lois relatives aux allocations familiales, aux mutualités et à l'assurance maladie-invalidité ainsi que le Code des impôts sur les revenus ».

La proposition prévoit également la délivrance par l'officier de l'état civil d'une attestation, appelée « carte de coparentalité », au moment où les enfants sont inscrits (4) à l'adresse de chacun de leurs parents.

1.2. L'« hébergement égalitaire » des enfants de parents séparés fait l'objet, depuis son insertion dans le Code civil par la loi du 18 juillet 2006 tendant à privilégier l'hébergement égalitaire de l'enfant dont les parents sont séparés et réglementant l'exécution forcée en matière d'hébergement d'enfant, de l'article 374, § 2, de ce Code, ainsi rédigé:

« Lorsque les parents ne vivent pas ensemble et qu'ils saisissent le tribunal de leur litige, l'accord relatif à l'hébergement des enfants est homologué par le tribunal sauf s'il est manifestement contraire à l'intérêt de l'enfant.

À défaut d'accord, en cas d'autorité parentale conjointe, le tribunal examine prioritairement, à la demande d'un des parents au moins, la possibilité de fixer l'hébergement de l'enfant de manière égalitaire entre ses parents.

Toutefois, si le tribunal estime que l'hébergement égalitaire n'est pas la formule la plus appropriée, il peut décider de fixer un hébergement non-égalitaire.

Le tribunal statue en tout état de cause par un jugement spécialement motivé, en tenant compte des circonstances concrètes de la cause et de l'intérêt des enfants et des parents. »

Le « double domicile »

2. L'attribution de deux domiciles à une personne, comme le prévoit la proposition, est source d'insécurité juridique, compte tenu de ses implications dans la mise en œuvre de diverses législations, notamment en droit judiciaire ou en droit pénal. Par son caractère général, vu son incidence sur l'application de l'ensemble des législations et réglementations faisant application de la notion de domicile, elle pourrait même avoir des effets non souhaités, en ce compris dans les textes communautaires et régionaux dans lesquels il est question de domicile.

Ainsi, par exemple, l'article 36 du Code judiciaire définit le domicile comme « le lieu où la personne est inscrite à titre principal sur les registres de la population ». Cette définition perdrait tout son sens au cas où l'enfant serait inscrit dans deux lieux.

De même, en vertu de l'article 44 de la loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la jeunesse, à la prise en charge des mineurs ayant commis un fait qualifié infraction et à la réparation du dommage causé par ce fait, la compétence territoriale du tribunal de la jeunesse est prioritairement déterminée en fonction de la résidence des parents. Or, en cas d'hébergement égalitaire, ce critère sera déterminé en principe en fonction du domicile de l'enfant (5) , cette notion étant définie par référence au droit commun formé par l'article 36 du Code judiciaire. L'application de l'article 44 de la loi précitée du 8 avril 1965 susciterait en conséquence les plus grandes difficultés.

Dans d'autres cas, la notion de « double domicile » interférerait dans des législations qui ont déjà tenu compte du fait que des enfants peuvent résider chez chacun de leurs parents séparés (6) .

Le règlement des effets de l'hébergement égalitaire

3. L'objectif poursuivi par la proposition de prendre en considération, pour l'application des législations et des réglementations liant l'application de diverses règles à la domiciliation des enfants, les nombreuses situations de fait — privilégiées au demeurant par l'article 374, § 2, du Code civil — dans lesquelles les enfants concernés partagent leur vie de manière égalitaire entre le domicile de chacun de leurs deux parents, ne nécessite pas d'attribuer deux domiciles à ces enfants, ainsi que le prévoit la proposition en prévoyant que « l'officier de l'état civil du domicile des deux parents [...] inscrit les enfants à l'adresse de chacun des parents » (7) .

Pour atteindre l'objectif poursuivi, il s'indique et il suffit de s'attacher aux effets des situations de fait concernées.

Il appartient en conséquence au législateur d'examiner toutes les législations en vigueur qui comporteraient des effets indésirables à l'égard des enfants vivant de manière égalitaire au domicile de leurs parents séparés et à l'égard de ces derniers. Il lui revient, sur la base de cet examen, de modifier ces législations en fonction de l'objectif poursuivi (8) .

4. Pareille méthode présente l'avantage de permettre au législateur de déterminer lui-même avec précision quelles sont les modifications correspondant bien à son souhait, en tenant compte de l'ensemble des éléments pertinents relatifs aux législations en question, ce qui lui permettra également de mieux prendre en considération les principes d'égalité et de non-discrimination pour l'ensemble des situations régies par ces textes.

Ainsi, le législateur lui-même évaluera dans l'ensemble des législations concernées, particulièrement nombreuses (9) , l'avantage conféré aux parents séparés hébergeant leurs enfants de manière égalitaire, ce qui lui permettra de prendre en considération la nécessité d'éviter que le choix du type d'hébergement des enfants concernés soit commandé par des motifs autres que ceux que requiert l'intérêt de l'enfant, seul critère admissible selon l'article 22bis, alinéa 4, de la Constitution et l'article 18 de la Convention de New York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant.

5. Il convient donc d'éviter de procéder, comme dans la proposition à l'examen, par des modifications ponctuelles et limitées aux législations concernées, complétées par une habilitation faite au Roi d'adapter l'arsenal législatif en vigueur. Il y a lieu de privilégier au contraire une modification directe, par la loi, des textes pertinents.

6. Il serait de mauvaise législation que la loi procède aux adaptations dont il est question dans l'ensemble des textes juridiques applicables, sans distinguer selon qu'ils sont de nature législative ou réglementaire (10) .

Si c'était la loi qui devait modifier des textes réglementaires, il en résulterait que les dispositions ainsi insérées ne pourraient plus, à leur tour, être modifiées à l'avenir que par une autre loi, ce qui créerait des situations inextricables du point de vue de la légistique.

S'agissant des textes réglementaires, il appartiendrait donc au Roi ou, le cas échéant, au ministre compétent, sur la base en principe de l'habilitation dont ils bénéficient pour l'adoption des arrêtés concernés, de modifier ces derniers. À défaut d'habilitation expresse, le Roi puiserait pareille compétence dans Son pouvoir général d'exécution reconnu par l'article 108 de la Constitution.

7. Il appartiendra également au législateur de respecter les règles de répartition des compétences entre l'autorité fédérale, les communautés et les régions. La loi fédérale et les arrêtés royaux et ministériels ne pourraient intervenir que dans les limites des compétences fédérales.

Le respect des principes d'égalité et de non-discrimination

8. La législation nouvellement envisagée, qui entend régler les effets de certaines situations d'hébergement égalitaire, suscite en outre des difficultés au regard des principes d'égalité et de non-discrimination (11) .

Ainsi, tout spécialement, au sein même de la catégorie des parents séparés et de leurs enfants, il paraît difficilement justifiable au regard de ces principes que le bénéfice des modifications envisagées soit réservé aux parents qui ont saisi le tribunal conformément à l'article 374, § 2, du Code civil et à leurs enfants, sans s'appliquer aux parents qui sont convenus entre eux, sans devoir recourir à la justice, d'opter pour l'hébergement égalitaire, conformément à l'article 374, § 1er, du Code civil ni à leurs enfants.

9. La proposition doit être amendée à la lumière de ces observations.

10. Compte tenu du caractère fondamental de celles-ci, il n'est pas nécessaire de procéder à l'examen de la proposition plus avant.

La chambre était composée de

M. Y. Kreins, président de chambre,

M. P. Vandernoot et Mme M. Baguet, conseillers d'État,

Mme A. Weyembergh, assesseur de la section de législation,

Mme B. Vigneron, greffier.

Le rapport a été présenté par M. X. Delgrange, premier auditeur-chef de section.

La concordance entre la version française et la version néerlandaise a été vérifiée sous le contrôle de Mme M. Baguet.

Le greffier, Le président,
B. VIGNERON. Y. KREINS.

(1) Par courriel du 15 décembre 2010.

(2) Proposition de loi réglant les conséquences de l'hébergement égalitaire des enfants chez les deux parents après la séparation, Doc. Parl., Sénat, 2010-2011, no 5-498/1, p. 4.

(3) Ibid., p. 11.

(4) Nonobstant le fait que l'article 3 de la proposition, qui tend à créer la « carte de coparentalité », utilise la notion d'« inscription » et évoque dès lors une formalité pouvant être liée, semble-t-il, à 1 inscription des Belges et des étrangers dans les registres de la population ou dans les registres d'attente conformément au chapitre I de la loi du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population, aux cartes d'identité, aux cartes d'étranger et aux documents de séjour et modifiant la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques, cette disposition n'insère pas le texte modificatif dans cette loi mais sous la forme d'un article 374bis nouveau du Code civil.

(5) N. Dandoy et F. Reusens, « L'hébergement égalitaire », JT, 2007, p. 183, note 124.

(6) Tel est le cas par exemple les dispositions du « décret missions » de la Communauté française y introduites par le décret de la Communauté française du 18 mars 2010 modifiant le décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l'enseignement fondamental et de l'enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, en ce qui concerne les inscriptions en première année du secondaire, où il est déjà tenu compte du fait que les parents des enfants concernés peuvent être domiciliés séparément.

(7) Article 374, § 2, alinéa 5, proposé (article 2 de la proposition).

(8) Dans un souci de sécurité juridique, ces adaptations doivent être apportées dans les législations elles-mêmes, à l'instar de la méthode adoptée par l'article 6 de la proposition, et non par des dispositions autonomes, comme aux articles 4 et 5 de celle-ci. Il conviendra en outre de veiller à la qualité technique et rédactionnelle de ces adaptations. À cet égard, en plus de la critique qui vient d'être faite, une disposition comme par exemple celle de l'article 4 de la proposition, qui évoque des remboursements par « les mutuelles » des « frais payés en trop », sans se référer de manière précise et pertinente à la législation en matière d'assurance maladie-invalidité, doit être soumise à une nouvelle rédaction.

(9) F.-X. Delogne, « La domiciliation de l'enfant en hébergement égalitaire: enjeux et projet de réforme », RTDF, 2009, pp. 605 et 606.

(10) Principes de technique législative — Guide de rédaction des textes législatifs et réglementaires, www.raadvst-consetat.be, onglet « Technique législative », recommandation no 109.

(11) Sur la nécessité de respecter l'égalité en ce domaine, voir l'arrêt de la Cour constitutionnelle no 3/2005 du 12 janvier 2005, ainsi que l'avis de la section de législation du Conseil d'État no 41.594/2 du 8 novembre 2006 sur un avant-projet devenu la loi du 27 décembre 2006 portant des dispositions diverses (Doc. parl., Chambre, 2006-2007, no 2760/2, observation sur l'article 387).