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27 OCTOBRE 2010
La présente proposition de loi reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat le 11 février 2010 (doc. Sénat, nº 4-1663/1 - 2009/2010).
Les héritages ont toujours été des sources de conflits et de disputes sans fin entre héritiers. Pourtant, notre société s'est manifestement accommodée de ce phénomène, comme s'il s'agissait d'une fatalité. Il ressort d'une enquête récente parue dans le supplément « Mon Argent » du journal L'Écho (9 juin 2007) que les conflits d'héritage sont légion. Sur dix personnes interrogées ayant déjà hérité au moins une fois dans leur vie, pas moins de quatre ont été ou sont encore en conflit avec un autre héritier. Autrement dit, près d'une succession sur deux débouche sur des disputes. Dans 60 % de ces cas, le conflit entraîne une rupture irrémédiable des liens familiaux. Selon un article publié le 1er avril 2005 par le quotidien néerlandais De Volkskrant, une enquête de l'organisation professionnelle des notaires néerlandais (« Koninklijke Notariële Beroepsorganisatie » — KNB) révèle que plus d'un quart des familles sont divisées par des disputes sur des questions d'héritage et que le phénomène ne cesse de prendre de l'ampleur. La KNB a tiré cette conclusion après avoir interrogé plus d'une centaine de ses membres. Selon dix pour cent des notaires interrogés, une succession sur deux dégénérerait en conflit. Une autre étude néerlandaise (Het Volk, 10 avril 2007) a également constaté que les partages de successions entraînaient des disputes ou des ruptures familiales dans un quart des cas. La thérapeute familiale Else-Marie van den Eerenbemt a interrogé 1 821 personnes à ce sujet. Quand on sait par ailleurs que les membres de la famille et l'entourage direct des héritiers sont impliqués dans ces disputes et compte tenu du fait que les disputes soi-disant résolues, qui ne sont pas reprises par les statistiques, laissent néanmoins des marques indélébiles, il est clair que les héritages sont une véritable pomme de discorde entre une myriade de personnes, les Pays-Bas n'échappant bien sûr pas à la règle.
La Fédération royale du notariat belge confirme l'ampleur des conflits d'héritage. Nous ne disposons pas de statistiques sur le nombre d'actions judiciaires intentées en matière successorale, mais un tour d'horizon nous apprend que ce nombre n'est pas particulièrement élevé. Que ce soit après un laps de temps relativement court ou au terme de plusieurs années de disputes, les héritiers finissent par opter pour un règlement amiable car ils préfèrent jouer la sécurité, ils n'ont pas envie de s'embarquer dans une procédure judiciaire longue et coûteuse et ils veulent en même temps mettre fin à cette douloureuse expérience marquée par une accumulation de malheurs, de soucis et d'autres misères. Ce constat n'enlève pourtant rien au fait qu'une telle épreuve, dont on ressort avec des blessures qui marquent à jamais, est une réalité sociale très répandue, celle des innombrables querelles d'héritages. La sagesse populaire les impute généralement aux frictions refoulées, qui couvent de longue date à l'intérieur de la sphère familiale et qui refont surface à l'ouverture d'une succession. Cette même sagesse populaire affirme que l'argent et la cupidité provoquent toujours des disputes. Ces affirmations ont sans conteste un fond de vérité. Les études néerlandaises précitées imputent également les conflits d'héritage (de plus en plus fréquents) à des causes multiples qui s'appliquent aussi aux successions conflictuelles enregistrées dans notre pays: meilleure connaissance de leurs droits par les citoyens, relâchement des liens familiaux, avènement d'une société de plus en plus dure, nombre croissant de remariages et, plus généralement, de familles recomposées, et absence de testament.
Une étude approfondie de notre droit successoral révèle par ailleurs une autre vérité, tout à fait surprenante: notre droit successoral est lui-même la cause de très nombreux conflits d'héritage. Soit parce qu'il est devenu obsolète, puisqu'il remonte à l'époque napoléonienne; soit parce qu'il manque de clarté; soit parce qu'il est de nature à semer la zizanie entre les héritiers.
Nul ne niera qu'il est du devoir du législateur d'abroger ou de modifier toute disposition du droit successoral de nature à favoriser ou à entraîner immanquablement des conflits d'héritage. Mais ce n'est pas tout. Le législateur se doit aussi de relever un défi encore plus considérable: celui d'insérer dans notre droit successoral des dispositions visant à prévenir les successions conflictuelles. Une réforme de la législation doit donc aller de pair avec une modernisation générale de notre droit successoral, qui réponde parfaitement à la nouvelle réalité sociale.
La présente proposition fait partie d'un train de propositions qui ont été déposées simultanément pour induire un réel changement d'orientation.
Elle vise à harmoniser l'article 124 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d'assurance terrestre avec la jurisprudence de la Cour constitutionnelle qui a estimé, dans son arrêt nº 96/2008 du 26 juin 2008, que la disposition en question était contraire au principe d'égalité.
L'article 124 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d'assurance terrestre dispose ce qui suit:
« Art. 124. Rapport ou réduction en cas de décès du preneur d'assurance.
En cas de décès du preneur d'assurance, sont seules sujettes à rapport ou à réduction les primes payées par lui dans la mesure où les versements effectués sont manifestement exagérés eu égard à sa situation de fortune, sans toutefois que ce rapport ou cette réduction puisse excéder le montant des prestations exigibles. »
Cette disposition, qui déroge aux règles classiques en matière de rapport et de réduction, a déjà suscité pas mal de controverses dans la doctrine et la jurisprudence. Voir notamment Renate Barbaix, « Erfrechtelijke aspecten van de (onrechtstreekse) schenking via een begunstiging in een levensverzekering. De debatten heropend » in Over Erven. Liber Amicorum Mieke Puelinckx-Coene, Malines, Kluwer, 2006.
La cour d'appel de Gand a posé la question préjudicielle suivante: « L'article 124 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d'assurance terrestre viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que cette disposition a pour effet que la réserve ne peut être invoquée en cas d'opération d'épargne par le de cujus sous forme d'une assurance-vie mixte, même lorsque le contrat d'assurance-vie est une forme d'épargne formulée autrement du point de vue technique, alors que si l'effort d'épargne du de cujus s'était plutôt exprimé par l'achat de titres ou d'autres biens d'épargne, la réserve pourrait être invoquée, autrement dit une demande en réduction pourrait être faite ? »; la Cour constitutionnelle y a répondu en émettant les considérations suivantes:
« B.4. La disposition en cause fait l'objet du commentaire suivant dans les travaux préparatoires:
« L'article 124 vise le cas où les héritiers du preneur d'assurance, sans recueillir les prestations assurées, entrent en concours avec le bénéficiaire désigné.
Deux questions se posent dans cette hypothèse.
D'une part, si le bénéficiaire désigné est lui-même l'un des héritiers du preneur d'assurance, il faut régler le problème du rapport à la succession de la libéralité qui a été faite par le preneur au profit du bénéficiaire désigné.
D'autre part, si le preneur d'assurance a fait une attribution bénéficiaire qui entame la réserve héréditaire, la question se pose de savoir si, et dans quelle mesure, les héritiers réservataires pourront faire réduire la libéralité contenue dans le contrat d'assurance.
Soulignons tout de suite que si rapport et réduction il y a, ils ne peuvent porter que sur les primes versées et non sur le capital assuré, dont le preneur d'assurance ne s'est jamais appauvri. Telle était déjà la solution de la loi de 1874 (article 43).
D'autre part, le projet, conformément à la doctrine en la matière, déclare que les règles du rapport et de la réduction ne s'appliquent aux primes payées par le preneur d'assurance que dans la mesure où les versements faits de ce chef sont manifestement exagérés eu égard à sa situation de fortune.
Enfin, dans l'hypothèse où la somme des primes versées dépasse le montant du capital assuré, le rapport et la réduction seront limités à ce montant » (Doc. parl., Chambre, 1990-1991, nº 1586/1, pp. 102-103).
B.5.1. Dans son avis du 18 février 2005, la Commission des assurances souligne que certaines décisions rendues récemment par les cours et tribunaux procèdent à la disqualification des contrats d'assurance sur la vie pour les considérer comme des produits d'épargne ou de placement:
« Face à l'apparition de produits d'assurance plus flexibles destinés à attirer l'épargne des ménages, certains juges estiment que ces contrats ne présentent plus un caractère aléatoire et qu'il ne se justifie plus, dès lors, de les faire bénéficier des avantages reconnus par la réglementation à l'assurance-vie.
Cette réaction jurisprudentielle s'observe le plus souvent lorsque des sommes importantes sont investies, sous forme de primes uniques ou périodiques, par des personnes d'un certain âge, le bénéfice du contrat étant attribué à un tiers en cas de décès. Au moment du décès, les héritiers réservataires s'estiment lésés par cette attribution qui, selon eux, contribue à détourner des sommes qui auraient dû en principe revenir à la succession.
L'article 121 de la loi du 25 juin 1992 les empêche, en raison du mécanisme de la stipulation pour autrui, de faire valoir des droits sur le capital, le capital perçu par le tiers étant censé n'avoir jamais transité par le patrimoine de la personne décédée.
L'article 124 de la loi du 25 juin 1992 permet par contre aux héritiers de demander la réduction des primes payées par le souscripteur, mais seulement lorsque les versements effectués sont manifestement exagérés eu égard à sa situation de fortune.
Plutôt que de faire application de cette disposition dont les conditions sont strictement définies, certains tribunaux préfèrent employer la voie de la disqualification en vue de faire rentrer les sommes versées au titre du contrat ainsi disqualifié dans la masse successorale » (Commission des assurances, 18 février 2005, DOC C/2004/6, Avis « relatif à la requalification des contrats d'assurance vie — Article 124 de la loi du 25 juin 1992 », pp. 1-2, www.cbfa.be).
B.5.2. Dans ce même avis, la Commission des assurances examine l'assurance-vie à la lumière de la protection des héritiers réservataires:
« Les sommes considérables qui peuvent être investies dans des produits d'assurance vie à prime unique ou à versements et à rachats libres conduisent à s'interroger sur la protection des héritiers réservataires face à ce qui peut parfois apparaître comme un détournement de certains actifs financiers de la masse successorale.
L'article 124 de la loi du 25 juin 1992 prévoit à cet égard qu'en cas de décès du preneur d'assurance, sont seules sujettes à rapport ou à réduction les primes payées par lui dans la mesure où les versements effectués sont manifestement exagérés eu égard à sa situation de fortune, sans toutefois que ce rapport ou cette réduction puisse excéder le montant des prestations exigibles.
En d'autres termes, seules les primes sont soumises à rapport ou à réduction et encore, seulement si elles sont manifestement exagérées. Le capital, quant à lui, échappe aux prétentions des héritiers. L'article 124 se concentre ainsi uniquement sur l'appauvrissement du patrimoine consécutif au payement des primes, en privant, en principe, les héritiers de toute revendication à l'égard de l'attribution bénéficiaire consentie par le souscripteur décédé au profit de l'un de ses héritiers ou d'un tiers.
Dans un contexte où l'assurance vie s'affirme de plus en plus comme un produit d'épargne, il y a lieu de se demander si cette protection est bien suffisante et si les raisons pour que la libéralité effectuée par la voie de l'attribution bénéficiaire échappe à la succession sont toujours pertinentes.
Il ne fait guère de doutes que le régime favorable accordé à l'assurance vie au travers de l'article 124 de la loi du 25 juin 1992 et, avant celle-ci, par l'article 43 de la loi du 11 juin 1874 inséré par la loi du 14 juillet 1976, se justifiait par le fait que l'assurance vie était comprise comme un acte normal de prévoyance entraînant un appauvrissement limité du patrimoine, puisqu'il se traduisait le plus souvent par le payement de primes périodiques d'un montant raisonnable. Tel n'est plus le cas actuellement. Les situations sont plus diversifiées qu'auparavant. Certains produits d'assurance vie constituent des placements financiers et drainent une épargne considérable qui peut porter gravement atteinte à la réserve. On ne voit dès lors pas pourquoi l'attribution bénéficiaire devrait être regardée différemment de toute autre attribution à titre gratuit.
[...]
L'article 124 apparaît donc peu opérationnel. Il ne garantit pas une protection suffisante des héritiers réservataires » (ibid., pp. 8-9).
La Commission des assurances conclut:
« [...] la Commission estime que l'assurance sur la vie, sous quelque forme que ce soit, ne peut être utilisée comme un moyen pour détourner de la succession des sommes d'argent parfois importantes, à moins que l'institution de la réserve successorale soit remise en cause. Telle était d'ailleurs la volonté du législateur de 1992 lorsqu'il a instauré le régime spécifique prévu à l'article 124 » (ibid., p. 12).
B.6.1. En vertu de l'article 121 de la loi du 25 juin 1992, le bénéficiaire d'une assurance-vie a, par le seul fait de sa désignation, droit aux prestations d'assurance.
L'article 121 est une application à l'assurance-vie des règles de la stipulation pour autrui. Avant l'acceptation du bénéfice, le droit du bénéficiaire existe déjà dans son patrimoine mais ce droit n'est que précaire (Doc. parl., Chambre, 1990-1991, nº 1586/1, p. 101).
Étant donné que le capital perçu par le bénéficiaire n'a jamais appartenu au patrimoine du de cujus, l'article 121 empêche donc que les héritiers réservataires puissent faire valoir leurs droits à ce capital.
B.6.2. L'article 124 en cause prévoit toutefois la possibilité de rapport ou de réduction des primes payées par le preneur d'assurance, mais uniquement à condition que ces versements soient manifestement exagérés eu égard à sa situation de fortune.
Le capital qui est versé au bénéficiaire à la suite du décès du preneur d'assurance ne retourne toutefois pas dans la succession du de cujus-preneur d'assurance et échappe aux prétentions des héritiers.
B.6.3. Le régime de faveur qui est accordé à l'assurance-vie par l'article 124 — et précédemment par l'article 43 de la loi du 11 juin 1874, modifié par la loi du 14 juillet 1976 — était justifié par le fait que l'assurance-vie était comprise comme un acte normal de prévoyance entraînant un appauvrissement limité du patrimoine, puisqu'il se traduisait le plus souvent par le paiement de primes périodiques d'un montant raisonnable.
B.6.4. Or, ce n'est plus le cas désormais. Certains produits d'assurance sont devenus d'authentiques instruments de placement financier, des avoirs d'épargne considérables étant mobilisés, avec pour effet que la part réservée qui doit être garantie aux héritiers réservataires en vertu de la loi peut être gravement affectée.
Il peut en résulter qu'à la suite d'une faveur accordée par un preneur d'assurance à un seul ou à plusieurs de ses enfants, à l'exclusion d'un ou de plusieurs autres, les héritiers réservataires non bénéficiaires sont en réalité déshérités dans une mesure plus ou moins grande.
B.6.5. Par voie de conséquence, la mesure en cause peut avoir des effets disproportionnés en ce qui concerne le traitement des différentes catégories d'héritiers réservataires, selon qu'ils sont bénéficiaires ou non du contrat d'assurance-vie du de cujus.
Il en est d'autant plus ainsi que désormais il n'existe pas de justification pour traiter les héritiers réservataires, bénéficiaires d'un contrat d'assurance-vie, autrement, pour ce qui concerne le rapport et la réduction, que les héritiers réservataires, bénéficiaires d'une autre libéralité, comme une donation. Le risque d'une atteinte portée à la part réservée n'est, dans les deux cas, pas à ce point différent qu'il puisse offrir une justification objective et raisonnable, dans le premier cas, à la limitation du rapport et de la réduction prévue par l'article 124 en cause.
B.7. La question préjudicielle appelle une réponse affirmative. »
En résumé, la Cour constitutionnelle estime que l'article 124 permet indirectement de déshériter (dans une mesure plus ou moins grande) un ou plusieurs héritiers réservataires, ce qui est contraire au principe constitutionnel d'égalité. En outre, cette possibilité est disproportionnée par rapport à la donation.
Bien que cet arrêt n'ait force juridique que pour les parties en cause, la littérature spécialisée conseille, de manière générale, d'éviter les déséquilibres entre les héritiers réservataires qui découlent de l'application de l'article 124, et appelle le législateur à intervenir.
Tel est donc l'objet de la présente proposition de loi.
Guy SWENNEN. |
Article 1er
La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.
Art. 2
L'article 124 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d'assurance terrestre est remplacé par ce qui suit:
« Art. 124. Rapport ou réduction en cas de décès du preneur d'assurance.
En cas de décès du preneur d'assurance, les primes payées par lui sont sujettes à rapport ou à réduction. »
24 septembre 2010.
Guy SWENNEN. |