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16 AOÛT 2010
La présente proposition de résolution reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat le 17 novembre 2008 (doc. Sénat, nº 4-1008/1 - 2008/2009).
1. Genèse de cette distinction en Belgique
La distinction qui est faite en Belgique entre ouvriers et employés s'est développée au cours de l'histoire. Par la loi du 10 mars 1900, les ouvriers ont obtenu, après une lutte sociale de longue haleine, une protection légale minimale. La loi sur le contrat de travail prévoyait une protection largement supplétive en faveur des ouvriers. Si la loi ne contenait aucune définition de l'ouvrier, elle disposait cependant qu'il s'agissait d'un travail effectué sous direction, sous autorité et sous contrôle, et moyennant rémunération.
Les employés étaient censés être suffisamment proches de l'employeur et être suffisamment capables de défendre leurs propres intérêts (1) .
Ce n'est que le 7 août 1922 qu'intervint une loi sur le contrat d'emploi, loi dont l'économie différait toutefois fondamentalement de la loi de 1900 sur le contrat de travail.
Elle visait bien plus à protéger, ce dont témoigne la discussion en commission du Sénat au sujet de la loi de 1960, instaurant le salaire hebdomadaire garanti: « La loi de 1922 a accordé à l'employé un statut aussi favorable surtout pour le désolidariser de la classe ouvrière, pour conserver la distinction entre le travailleur en col blanc et celui en salopette, afin d'empêcher que le premier ne rejoigne le mouvement syndical » (2) .
Si pareil objectif pouvait encore paraître justifié à l'époque, tel n'est certainement plus le cas à l'heure actuelle. La ratio legis est donc totalement dépassée.
La suppression du plafond salarial, en combinaison avec le mode de calcul du délai de préavis pour les employés d'un rang élevé, où le salaire et la fonction jouent un rôle important, a eu pour effet que ceux qui, à l'origine, étaient réputés n'avoir besoin d'aucune protection légale, bénéficient en définitive de la protection la plus avancée. Il s'agit donc en l'occurrence d'une forme pervertie de l'idée originelle qui portait sur la nécessité d'une protection.
La critique de la distinction entre ouvriers et employés n'en devint pas moindre. C'est ainsi que Theo Lefèvre, à l'époque président du CVP, déclara en 1960 lors d'une commémoration de l'encyclique Rerum Novarum à Louvain qu'il y avait lieu de supprimer la distinction entre contrat de travail et contrat d'emploi, dès lors que cette distinction était devenue artificielle et, en outre, injuste.
Une tentative de coordination fut entreprise par la loi du 3 juillet 1978. La genèse de cette loi se déroula dans des conditions assez pénibles. En effet, le projet visant à coordonner les dispositions législatives relatives aux contrats de travail des ouvriers, des employés, des représentants de commerce, des domestiques et des étudiants se heurta à de nombreuses critiques. C'est ainsi que, dans une analyse de la genèse de cette loi, le professeur Blanpain considère que la matière n'était pas assez mûre pour pouvoir instaurer une uniformité et que le régime préconisé était vieilli au point de vue social. Le droit du travail belge répondait dans une mesure insuffisante aux aspirations fondamentales de ce droit: la stabilité d'emploi et le revenu garanti. Ce fut surtout le fait que la distinction entre ouvriers et employés restait maintenue qui fit l'objet de bon nombre d'objections.
La loi de 1978 ne rencontra pas l'exigence normale d'un traitement égal des ouvriers et des employés, bien que des pas aient été faits dans cette direction. C'est surtout le régime des délais de préavis distincts qui fut (et est toujours) considéré comme une discrimination inadmissible.
Dix ans plus tard, en 1988, le sénateur Blanpain introduisit une proposition de loi modifiant la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail (3) . L'un des éléments les plus importants de cette proposition était l'assimilation des statuts d'ouvrier et d'employé. Depuis lors, cette question est restée un problème brûlant. Plusieurs juristes, notamment MM. D. Cuypers, X. Heyden, C. Engels et Th. Toussaint, ont dénoncé cette discrimination au cours des années 90.
Il s'est graduellement dégagé un consensus dans le monde politique, judiciaire et social sur le fait qu'un statut unique s'impose.
Après un appel lancé par cent professeurs d'université et chefs d'entreprise afin d'éliminer le fossé entre ouvriers et employés, le gouvernement a été invité, le 30 avril 2000, dans une motion de recommandation, à instaurer sans délai un statut unique.
Toutefois, il ne se manifeste aucun courant de pensée politique clair et net dans ce dossier pressant.
Les partenaires sociaux ont donc pris l'initiative. Lors des négociations interprofessionnelles de 2001-2002, ils ont abouti à un accord afin d'émettre vers la fin 2001 au Conseil national du travail (CNT) un rapport sur le statut unique. Sur une période de cinq ans, c'est-à-dire vers la fin de l'année 2006, le statut unique serait une réalité.
Une démarche purement logique et justifiée est donc remise, une fois de plus, aux calendes grecques.
Dans son allocution de Nouvel an 2005, le président du VLD, M. Somers, a déclaré que son parti entendait abandonner définitivement la distinction entre le statut d'ouvrier et celui d'employé. « Qui est encore ouvrier et qui est employé ? », se demandait M. Somers. « En 2005, continuait-il, le VLD entend obtenir, après cinquante années de débat, une avancée qui reléguera aux oubliettes de l'histoire la distinction entre ouvrier et employé. L'heure du statut unique a sonné. » Le président du parti de coalition sp.a, qui était à l'époque M. Steve Stevaert, qualifia la distinction en question de totalement désuète.
2. Évolution sociale et technologique: la distinction dépassée entre prestations intellectuelles et manuelles
La loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail ne définit pas les notions d'ouvrier et d'employé. Elle fait la distinction entre les deux sur la base d'un seul critère: le caractère manuel ou intellectuel du travail accompli (4) .
Dès 1910, le député Dennis a souligné que le contraste entre travail intellectuel et travail physique était dépassé (5) .
Dans son intervention, il se référa entre autres à M. Buyse, auteur d'une enquête sur l'enseignement professionnel aux États-Unis. Cet auteur était d'avis, au sujet du travail accompli par l'ouvrier moderne, que l'ouvrier américain était le prototype de l'ouvrier de l'avenir, car il avait reçu une formation; l'ouvrier du passé, dont les connaissances se limitaient aux recettes, aux procédés, aux techniques et aux trucs professionnels est dépassé depuis belle lurette dans les usines modernes du monde nouveau. Tous réalisent le « Labor saving », l'économie sur une grande échelle, en utilisant des machines perfectionnées; l'utilisation intelligente de ces machines requiert plus de cerveau que de muscle, plus d'attention et de prise de décision rapide que de force physique; et M. Dennis conclut en évoquant l'ouvrier du futur, quand l'esprit dominera la matière.
Les innovations technologiques permettent en partie d'éliminer le travail physique lourd et sale ou d'en réduire sensiblement le volume. La manipulation d'un appareillage d'une haute valeur technique requiert de plus en plus un apport intellectuel.
La doctrine énonce à ce sujet que l'armée des non-qualifiés se trouve décimée. Dans leur totalité, les travailleurs bénéficient d'une formation scolaire prolongée et d'un degré supérieur de formation. Par contre, un certain nombre de travailleurs, qui étaient considérés traditionnellement et sans contestation comme des employés, accomplit un travail présentant un caractère de plus en plus répétitif et offrant un moindre degré de stimulation intellectuelle. C'est notamment pour cette raison que la distinction devient pour ainsi dire impossible et qu'elle est dès lors considérée comme vieillie et dépassée (6) .
À l'exception de la Grèce, les autres pays de l'UE ont abandonné cette distinction, datant des débuts de la période industrielle. En effet, le travail répétitif ne fait plus partie de la société post-industrielle.
Au point 5, nous reviendrons à la critique de la jurisprudence relative à cette distinction.
3. Différences légales entre les statuts d'ouvrier et d'employé
3.1. Droit individuel du travail
3.1.1. Clause d'essai (7)
Cuypers D., « Het onderscheid tussen werklieden en bedienden », Oriëntatie, 3 mars 1991, p. 57.
La durée minimale de l'essai est de sept jours (ouvriers) ou d'un mois (employés). Si rien n'est prévu, la durée est égale à la durée minimale.
La durée maximale est de quatorze jours (ouvriers) ou de six ou douze mois (employés) (en fonction de la rémunération).
En cas de suspension, la durée de l'essai est prolongée des périodes de suspension (avec un maximum de sept jours dans le cas de l'ouvrier).
En ce qui concerne le licenciement, aucun délai de préavis ne doit être observé à l'occasion du licenciement d'ouvriers au cours de la période d'essai, après la durée minimale.
Le délai de préavis est de sept jours pour les employés, coïncidant au plus tôt avec la fin du premier mois (aucun délai de préavis en cas d'incapacité de travail après sept jours).
3.1.2. Rémunération garantie en cas d'incapacité de travail, le jour de carence
Contrairement à l'employé, l'ouvrier dont l'incapacité de travail n'excède pas quatorze jours n'est pas rémunéré pour le premier jour.
Il s'agit là du « jour de carence ». Le but du jour de carence est de contrer les abus. En exécution de la loi du 13 juin 1999 relative à la médecine de contrôle, une réglementation améliorée du contrôle de l'incapacité de travail est en voie d'élaboration. Il est donc grand temps de supprimer sans plus attendre cette distinction dépréciative et superflue. Une fois encore, les partenaires sociaux renvoient en l'espèce la question aux calendes grecques.
3.1.3. Délais de préavis
C'est sur ce point que se présentent les principales différences (8) .
a) Début: pour les ouvriers, le délai de préavis prend cours le premier lundi suivant la notification, pour les employés le premier jour du mois suivant.
b) Durée: elle est de 28 jours pour les ouvriers si le préavis émane de l'employeur et de 14 jours s'il émane de l'ouvrier. Elle est de 56 jours si l'ouvrier est resté de manière ininterrompue au service du même employeur pendant vingt ans, si le préavis émane de l'employeur, et de 28 jours s'il émane de l'ouvrier. Dans le cas d'un ouvrier comptant moins de 6 mois de services, le délai peut être ramené à sept jours. Il est vrai que la CCT nº 75 du 20 décembre 1999 a relevé les délais pour les ouvriers à:
— moins de 6 mois: 28 jours;
— 6 mois à 5 ans: 35 jours;
— 5 mois à 10 ans: 42 jours;
— 10 mois à 15 ans: 56 jours;
— 15 mois à 20 ans: 84 jours;
— plus de 20 ans: 112 jours.
Récemment, des doutes ont été exprimés au sujet de la validité de la CCT nº 75. Selon L. Peltzer et S. Van Wassenhove, les partenaires sociaux ne seraient pas compétents pour prolonger par voie de CCT les délais de préavis pour les ouvriers (9) .
En outre, la portée pratique de la CCT nº 75 est plutôt restreinte. En effet, cette CCT ne s'applique pas si, dans un secteur professionnel déterminé, il existe déjà une réglementation en matière de délais de préavis pour ouvriers. À cet égard, il n'est pas prescrit que cette réglementation sectorielle prévoie des délais de préavis supérieurs à ceux de la CCT nº 75.
Pour les employés « inférieurs » (rémunération annuelle ne dépassant pas 25 277 euros), le délai de préavis est de trois mois par période d'ancienneté de cinq ans entamée, si le préavis émane de l'employeur. S'il émane de l'employé, ce délai est réduit de moitié, avec un maximum de 4,5 mois.
Pour les employés « supérieurs », le délai de préavis est fixé par convention conclue au plus tôt au moment du préavis ou par la suite, sinon par le juge. Toutefois, pour l'employeur, il est d'au moins trois mois pour chaque période entamée de 5 ans de service; pour l'employé, il est de 6 mois au maximum.
En cas d'entrée en service après le 1er avril 1994, et si la rémunération annuelle dépasse 50 554 euros, le délai de préavis à observer par l'employeur peut être fixé par convention au moment de l'entrée en service, sans toutefois pouvoir être inférieur à trois mois par tranche entamée de cinq années de service.
c) Mise à la retraite: en l'espèce, il n'existe que des dispositions relatives aux employés (10) :
Employés comptant moins de 5 années de service: 3 mois pour l'employeur, 1,5 mois pour l'employé.
Employés comptant au moins 5 années de service: 6 mois pour l'employeur, 3 mois pour l'employé.
d) Absence afin de chercher un nouvel emploi:
— pour l'ouvrier, au maximum un jour ouvrable par semaine;
— le même régime est applicable à l'employé « inférieur »; pour l'employé « supérieur », cette absence est d'un jour ouvrable par semaine durant les six derniers mois du délai de préavis, au cours de la période précédente elle n'est que d'un demi-jour.
e) Licenciement arbitraire: les règles en cas de licenciement arbitraire ne s'appliquent aux ouvriers qu'en cas de contrat de travail à durée indéterminée. En cas de licenciement arbitraire, il y a une indemnisation forfaitaire égale à six mois de salaire. Pareil régime légal n'existe pas en faveur des employés. Le cas échéant, l'employé peut recourir à la notion d'abus de droit. La loi relative aux contrats de travail prévoit expressément le renversement de la charge de la preuve dans le cas où l'ouvrier considère le licenciement comme arbitraire. L'employé qui entend recourir à la notion d'abus de droit est tenu de produire des preuves.
f) Contre-préavis: ici encore, il n'existe des dispositions qu'en faveur des employés. Le délai de préavis par les employés est d'un, de deux ou de quatre mois selon l'importance de la rémunération annuelle.
3.1.4. Congé annuel
Pour les ouvriers, la durée est réglée par arrêté royal. Les employés ont droit à deux jours de vacances par mois au cours de l'année de vacances. Pour les ouvriers, le pécule de vacances est payé par les caisses de vacances, pour les employés, il l'est par l'employeur.
3.1.5. Suspension de l'exécution d'un contrat de travail pour manque de travail, en raison d'intempéries ou en cas d'accident technique
La suspension de l'exécution du contrat de travail en cas d'accident technique dans une entreprise est régie par l'article 49 de la loi du 3 juillet 1978 (11) . Ces règles ne sont applicables qu'aux ouvriers. Il en va de même dans le cas de la suspension pour manque de travail résultant de causes économiques. Les intempéries peuvent également être cause de suspension. L'absence d'un régime légal applicable aux employés signifie que l'employeur ne peut suspendre l'exécution du contrat de travail qu'en cas de force majeure temporaire.
3.1.6. Date de paiement de la rémunération
Les ouvriers doivent être payés au moins deux fois par mois, avec un intervalle de 16 jours au maximum. Les employés doivent être payés au moins chaque mois.
3.1.7. Clause de non-concurrence
La clause dérogatoire n'est possible que pour les employés, à condition pour l'entreprise:
a) d'avoir un champ d'activité international ou des intérêts économiques, techniques ou financiers importants sur les marchés internationaux; et
b) de disposer d'un service de recherches propre.
Dans un tel cas, il peut être dérogé aux règles normales pour ce qui concerne la durée de la clause et le champ d'application géographique de celle-ci.
3.1.8. Frais de déplacement
Pour le remboursement des frais de déplacement, il existe un plafond salarial dans le cas des employés, mais non dans celui des ouvriers.
3.2. Droit collectif du travail
3.2.1. Sur le plan de l'entreprise
Pour le conseil d'entreprise et pour le comité de prévention et de protection au travail, il y a des élections distinctes et des représentants distincts, respectivement pour les ouvriers et pour les employés.
Tant la CSC que la FGTB ont des organisations distinctes pour les employés. Bien que les organisations syndicales soient essentiellement structurées par secteur, les deux organisations considèrent les employés comme un groupe à organiser séparément. Seule la CGSLB n'a pas inscrit dans ses structures la distinction entre ouvriers et employés.
3.2.2. Sur le plan sectoriel
Ici, le Roi peut créer des commissions paritaires qui existent pour les ouvriers ou pour les employés distinctement, ou pour les employés et les ouvriers conjointement.
3.3. Droit judiciaire
La bipartition ouvrier/employé existe également en ce qui concerne la composition des tribunaux du travail et des cours du travail (12) . Pour certains litiges, le travailleur-juge (ainsi que le conseiller) en affaires sociales désigné est un ouvrier ou un employé.
4. Conséquences sociales et économiques de cette distinction
4.1. Le mur de Berlin érigé autour du statut d'ouvrier (13)
Tegenbos G., « Arbeider wordt haast nooit bediende », De Standaard, 27 août 2001.
Il y a en Belgique 1 140 000 ouvriers et 1 200 000 employés (14) . Le renversement de la proportion résulte directement de l'orientation de l'économie vers le secteur tertiaire: un plus grand nombre d'emplois dans les services, moins d'emplois dans la production. Mais cela ne signifie pas pour autant que les ouvriers acquièrent le statut d'employé.
Le professeur Luc Sels de la KU Leuven a calculé combien d'ouvriers deviennent des employés. À cet effet, il a étudié les données de 1994-1998 et a constaté que 0,4 à 0,6 % des ouvriers parviennent à devenir employés.
L'affirmation selon laquelle, dans notre pays, les ouvriers peuvent s'élever au statut d'employé est une fable. Le professeur Luc Sels souligne qu'une enquête comparative effectuée sur le plan international démontre que les pays qui ont un statut unique pour leurs travailleurs bénéficient d'une plus grande mobilité sur leur marché du travail.
La mobilité sur le marché du travail constitue une arme importante dans la lutte contre le chômage. L'économie tertiaire requiert un plus grand nombre d'emplois dans le secteur des services; toutefois, ceux-ci ne sont pas occupés par des ouvriers au chômage.
La distinction entre ouvrier et employé est d'autant plus injuste que l'ouvrier, réduit au rang de citoyen de second rang dans notre pays, parvient très mal à accéder à des tâches requérant une formation supérieure et une plus grande créativité, tout en ayant les talents requis à cet effet.
4.2. Possibilités de formation et de promotion pour les travailleurs soumis au statut d'ouvrier
Des termes tels que société de la connaissance, globalisation, apprentissage permanent et révolution technologique sont utilisés volontiers par les politiciens, les syndicats et les organisations d'employeurs. Ils indiquent par là que tout le monde est obligé de suivre le mouvement et qu'il ne peut plus être question d'un travail « stupide ».
La distinction entre ouvrier et employé, avec les effets limitatifs qui en résultent, fait donc perdre bon nombre de possibilités aux entreprises quand il s'agit d'utiliser pleinement les capacités des personnes.
Les ouvriers restent enfermés dans un carcan d'« irréflexion ». Le maintien de cette distinction entrave l'ascension de l'ouvrier dans la société de l'information.
Certains cours de formation sont réservés aux employés et, de ce fait, les ouvriers ne peuvent bénéficier de la société de la connaissance. C'est nuisible pour l'économie, et en plus, cela tend à démotiver l'ouvrier.
En outre, cette distinction est malhonnête, puisque l'ouvrier d'aujourd'hui doit accomplir des tâches très complexes. En effet, dans une société post-industrielle, tous accomplissent un travail intellectuel et tous ressentent dès lors la nécessité d'une formation permanente.
4.3. Conséquences sociales et économiques de cette distinction
Cette discrimination entre travailleurs entraîne des effets néfastes pour l'économie. Le manque de mobilité entre catégories rend le marché du travail inefficace.
En outre, les professions techniques perdent tout attrait pour les jeunes, puisque le statut n'est plus attrayant. C'est ainsi que naissent des professions critiques, où il existe une pénurie aiguë de personnel.
Le manque d'occasions d'avancement et de possibilités de formation entrave l'ascension du talent et conduit à une pénurie de travailleurs qualifiés. Il a en même temps un effet démotivant sur le travailleur concerné.
Il s'est produit en outre une situation sociale perverse, dans laquelle on voit les personnes hautement qualifiées, qui disposent des meilleures chances sur le marché du travail, bénéficier généralement d'un maximum de protection, tandis que les ouvriers (non qualifiés) — selon les statistiques en matière de chômage de longue durée — et les employés de niveau inférieur bénéficient de la protection la moins importante.
La distinction implique en outre une dépréciation. Cela est apparu clairement lors des plaidoyers dans un litige devant la cour d'appel d'Anvers, le 21 février 2001, au sujet de l'importance d'une indemnité de congé, où l'avocat de l'employeur, une entreprise de haute technologie, a invoqué l'argument que le travailleur concerné était stupide et effectuait un travail stupide. Le symbole invoqué par l'avocat pour prouver la stupidité de ce travail a été que le travailleur disposait sur son lieu de travail d'un tournevis. C'est d'autant plus pénible que le travailleur concerné était un testeur de systèmes chargé de détecter les erreurs dans des milliers de relais microscopiques.
5. La jurisprudence
M. Vernimmen, membre du groupe socialiste, a souligné dès 1973 le problème dû au fait que la distinction entre ouvrier et employé se fonde essentiellement sur le critère très subjectif des prestations intellectuelles ou manuelles (15) .
La difficulté pratique de déterminer si le travailleur est ouvrier ou employé a pour effet que la jurisprudence tend à admettre comme présomption différents éléments de fait (16) .
La jurisprudence se fonde sur une diversité d'éléments de preuve pour déterminer si une personne est ouvrier ou employé.
Il est fort difficile d'inférer de la jurisprudence quelques véritables critères auxquels on puisse se reporter.
L'avocat D. Cuypers situe très bien ce problème dans son commentaire de la jurisprudence en la matière.
On lit ainsi d'une part dans la jurisprudence qu'un certain degré de créativité et d'initiative ne suffisent pas pour qualifier d'intellectuel le travail d'un cuisinier (17) .
Par contre, assez bizarrement, un chef-cuisinier est considéré comme un employé (18) . D'autre part, l'absence de créativité sera invoquée une fois de plus pour affirmer qu'il s'agit d'un travail manuel (19) .
Par ailleurs, un joueur de basket est un employé, ce qui implique que la créativité et l'initiative sont plus importantes que la prestation physique (20) .
En outre, certains critères sont plutôt subjectifs. C'est ainsi que la jurisprudence considère comme des critères importants la « responsabilité » et « l'engagement psychologique ».
Selon D. Cuypers, les choses deviennent vraiment problématiques quand on se met à considérer que ces éléments peuvent être attribués également, sans le moindre doute possible, aux ouvriers d'entretien dans une entreprise de haute technologie.
Les difficultés auxquelles un juge se trouve confronté sont entre autres les suivantes (21) :
— la manipulation d'un appareillage hautement technologique paraît requérir presque toujours un certain apport intellectuel;
— toute profession manuelle requiert l'application de connaissances théoriques; par contre, un certain nombre de travailleurs, qui étaient considérés traditionnellement et sans contestation comme des employés, accomplit un travail présentant un caractère de plus en plus répétitif et offrant un moindre degré de stimulation intellectuelle;
— des innovations techniques permettent (en partie) d'exclure le travail physique lourd et salissant, ou d'en réduire le volume.
Le juriste X. Heyden affirme que le maintien du critère de l'accomplissement d'un travail essentiellement intellectuel ou manuel n'ira pas sans soulever bon nombre de problèmes et de contestations. Il cite ainsi la jurisprudence de la Cour du travail de Bruxelles qui estime que les critères de distinction: « négligent la complexité parfois considérable de travaux considérés habituellement comme manuels et la responsabilité souvent lourde découlant de ceux-ci » (22) .
Ainsi que le souligne le professeur François, la signification des mots intellectuel et manuel est imprécise, ce qui permet un marge d'interprétation très large.
Nous ne pouvons que nous inquiéter de ce que les différentes interprétations que l'on retrouve dans la jurisprudence pourraient s'expliquer par la liberté qui est laissée au juge par ce critère inconsistant. C'est la sécurité juridique qui est en cause (23) .
Le professeur C. Engels se rallie également à cette conclusion en affirmant que le critère de distinction a pour effet pervers de promouvoir l'incertitude juridique (24) .
Il convient de mentionner que la Cour constitutionnelle, elle aussi, a déjà jugé à deux reprises que la distinction entre ouvriers et employés n'était plus de notre époque.
Dans deux arrêts (du 8 juillet 1993 (25) et du 21 juin 2001 (26) ), la Cour constitutionnelle a observé que la distinction entre ouvriers et employés est fondée sur un critère qui pourrait difficilement justifier de manière objective et raisonnable qu'elle soit instaurée aujourd'hui. En d'autres termes, une nouvelle législation qui introduirait à nouveau une distinction entre ouvriers et employés ne résisterait pas au contrôle du respect des principes d'égalité et de non-discrimination inscrits aux articles 10 et 11 de la Constitution.
Pour ce qui concerne la législation actuelle, la Cour constitutionnelle se prononce toutefois en faveur d'une solution de compromis: bien que la législation en vigueur s'en tienne à un critère qui est devenu intenable, le traitement distinct des ouvriers et des employés n'est pas, de ce fait, inconstitutionnel par définition. La Cour constitutionnelle a d'ores et déjà accepté les différences existant en matière de délais de préavis entre ouvriers et employés (arrêt du 8 juillet 1993) et en matière de licenciement arbitraire (arrêt du 21 juin 2001).
Cette solution de compromis se heurte à bien des critiques dans la doctrine. C'est ainsi que Marc De Vos (27) observe que cette solution de compromis a peine à convaincre. Soit le critère de distinction entre ouvriers et employés est objectif et justifié, soit il ne l'est pas ou ne l'est plus. Dans la première hypothèse, toutes les autres conditions de constitutionnalité étant remplies, les traitements distincts existants entre ouvriers et employés sont licites, et de nouveaux traitements distincts peuvent aussi être instaurés. Dans la seconde hypothèse, les traitements distincts existants sont illicites, et il ne peut en être instauré de nouveaux.
Des solutions intermédiaires sont inconcevables. Lorsqu'un critère de distinction qui fut jadis objectif et justifié cesse de l'être sous l'influence d'une évolution, la conclusion d'inconstitutionnalité est inéluctable et générale, même si c'est avec une rétroactivité limitée au moment de cette évolution.
Dans ses réflexions finales au sujet de l'arrêt du 21 juin 2001, Marc De Vos ne cache pas le désappointement que celui-ci lui inspire (28) . « Pour qui veut voir disparaître la distinction fossile entre ouvriers et employés, dit-il, l'arrêt à l'examen est dur à avaler. Dans son arrêt nº 56/93, la Cour d'arbitrage avait manifestement reculé devant le poids de l'histoire et les implications pratiques d'un jugement d'inconstitutionnalité. À l'époque, l'on pouvait espérer qu'il s'agissait d'un accident de parcours d'une Cour qui commençait à peine à s'épanouir. En pleine maturité, la Cour d'arbitrage suit maintenant purement et simplement sa jurisprudence antérieure. On peut donc se poser des questions à propos de l'analyse juridique de la Cour. »
Entre-temps, il y a eu l'arrêt novateur de la Cour du travail d'Anvers connu sous le nom d'arrêt Meert (29) . Dans cet arrêt récent, M. Meert, un ouvrier à la retraite, s'est encore vu attribuer le statut d'employé, « parce que son travail consistait surtout à réfléchir ». La Cour a déclaré que lorsqu'il était testeur de systèmes et qu'il devait contrôler quelles installations émettrices présentaient des problèmes et si elles étaient réparables, il accomplissait essentiellement un travail de réflexion. En conséquence, il aurait dû avoir un contrat d'employé et il a droit, à présent, à une pension complémentaire qui, à l'époque, était perçue par les employés et pas par les ouvriers.
Cet arrêt constitue un précédent novateur. Le professeur Roger Blanpain précise, dans une première réaction, l'impact qu'il est susceptible d'avoir: « L'arrêt confirme la jurisprudence et la doctrine en la matière. Les faits sont déterminants et vont au-delà de ce qui figure dans des contrats ou des CCT. Si la réflexion est l'essence du travail, et elle ne doit nullement occuper la majeure partie du temps, il s'agit d'un poste d'employé. Point. En quoi consiste le travail de réflexion ? À juger, interpréter, raisonner, prendre des initiatives, noter, communiquer. Bien qu'il soit possible d'obtenir gain de cause devant les tribunaux, peu d'ouvriers le tentent parce que leurs syndicats d'ouvriers ne veulent pas qu'ils deviennent employés; ils perdraient ainsi un membre au profit du syndicat des employés. »
Le professeur Blanpain affirme que les évolutions technologiques et économiques de ces dix dernières années ont pratiquement fait disparaître les métiers qui ne sont pas centrés sur la réflexion. Tous les métiers techniques doivent relever du contrat d'employé.
Après analyse, cela vaut pour tout le secteur technologique, les secteurs du graphisme et du textile ainsi que de la construction et du transport.
Cela constitue une menace colossale pour les employeurs. Si ces centaines de milliers d'ouvriers saisissent les tribunaux, la facture sera lourde. « Surtout en ce qui concerne les délais de préavis mais aussi les pensions complémentaires comme le prouve l'affaire Meert », déclare le professeur Blanpain (30) .
Cet arrêt a le grand mérite d'ouvrir enfin le débat sur la bipartition injuste du marché du travail avec d'un côté les employés et de l'autre les ouvriers. Les responsables politiques peuvent difficilement continuer à nier le problème. Le monde des entreprises également veut la clarté. Une étude précédente d'Acerta a d'ailleurs montré que les employeurs sont demandeurs d'une solution: 57 % des employeurs flamands qualifient de dépassées les différences de statut social.
Une intervention du législateur semble dès lors s'imposer vu que les partenaires sociaux qui, depuis des décennies, n'ont plus vraiment avancé dans l'unification des statuts d'ouvrier et d'employé, ne sont pas actuellement davantage en mesure de trouver une solution. Il ne peut être sérieusement contesté que les partenaires sociaux portent une lourde responsabilité dans la persistance d'une situation qui est devenue inacceptable depuis belle lurette et qui n'a pas davantage sa place à notre époque.
6. Où se situent les points difficiles ?
La réponse à la question de savoir s'il est possible d'en arriver à un statut unique dépend des groupes et personnes concernés.
L'on a ainsi la question délicate des délais de préavis, où l'on se trouve devant une eau vraiment profonde. Le patronat ne veut pas d'une solution qui permettrait aux ouvriers d'obtenir un préavis similaire à celui qui est accordé à l'heure actuelle aux employés, car le prix à payer serait trop lourd pour les employeurs. Faut-il écourter le préavis des employés afin de compenser l'allongement de celui des ouvriers ? Ces questions démontrent clairement que les intérêts des uns ne sont pas les intérêts des autres. Les employés pourront-ils tomber, eux aussi, sous le régime du chômage partiel ? L'harmonisation des vacances annuelles entraînera la suppression des caisses de vacances, etc.
On s'aperçoit à la lumière de ces exemples que l'enjeu d'une unification virtuelle dépasse l'aspect purement contractuel de la réforme législative et les intérêts purement individuels des parties intéressées au contrat de travail.
Les délais de préavis prévus par la loi sont insuffisants au regard de la Charte sociale européenne ratifiée par la Belgique. Le comité d'experts a estimé, en effet, qu'un délai de préavis de quatre semaines correspondant à 10 ans de service ne suffit pas pour satisfaire au « droit de tous les travailleurs à un délai de préavis raisonnable en cas de cessation de l'emploi; tel est a fortiori le cas lorsque le délai du préavis émanant de l'employeur n'est que de 28 jours pour un ouvrier comptant moins de 20 ans de service (article 59 de la loi susvisée de 1978). Bien que ces délais de préavis aient été légèrement allongés par la CCT nº 75 (31) , il est clair que la Belgique ne satisfait toujours pas à la Charte sociale européenne. À cela s'ajoute que la validité juridique de la CCT nº 75 peut être mise en doute.
L'unification des statuts a des implications importantes pour les relations paritaires.
C'est ainsi qu'il faudra adapter les commissions paritaires de manière à ce qu'il n'y ait qu'une seule commission paritaire par secteur.
Le problème de « l'organisation syndicale » se pose aussi. La séparation entre centrales syndicales des ouvriers et centrales des employés est une réalité qui n'existe plus dans aucun autre pays européen.
Le nœud du problème ne se situe pas uniquement dans les intérêts contraires des employeurs et des travailleurs, il réside tout autant dans la structure et l'organisation propres des organisations syndicales distinctes des ouvriers et des employés et dans les conventions collectives du travail qui leur sont propres (32) .
Yves Desmet présente les choses comme suit: « Du côté des employeurs, on craint que l'uniformisation du statut ne conduise à un nivellement par le haut, où tout le monde exigera les conditions les plus avantageuses. Les syndicats rechignent, sans doute parce qu'ils devraient, dans ce cas, repenser toute la structure de leur organisation ainsi que leurs positions de force internes » (33) .
Le statut unique imposerait également des limites aux exigences administratives et aux frais afférents aux doubles négociations.
Le fait d'avoir deux statuts distincts pour les travailleurs a également pour effet que nous avons les employés les mieux protégés et les ouvriers les moins protégés d'Europe. Les syndicats se présentent comme les protecteurs collectifs de ce groupe faible. Ils craignent de voir s'effriter ce pouvoir si ce dernier groupe se met, lui aussi, à penser de manière individualiste selon la thèse développée par M. Bob Van Meert, ancien directeur du personnel d'Alcatel Bell, à l'occasion d'une conférence de presse au Sénat en 2001 (34) . Il est plus facile pour les organisations syndicales que les ouvriers restent des « non-personnes ». S'ils restent peu protégés, les syndicats peuvent continuer à s'ériger en grands protecteurs et les ouvriers demeurent des clients fidèles.
À l'arrière-plan jouent des éléments plus tenaces encore, comme l'existence de structures qui ont été greffées sur cette distinction: syndicats distincts pour ouvriers et pour employés, innombrables caisses et fonds et autres structures qui doivent leur existence à cette distinction et qui luttent pour leur survie (35) .
À ce sujet, le professeur Roger Blanpain estime que la distinction ouvrier-employé est la « catégorie mère » du droit du travail en ce qui concerne les types de contrat de travail. C'est à la fois l'épée de Damoclès et la base à partir de laquelle des groupes de travailleurs font en quelque sorte l'objet d'une typologie sociologique et sur laquelle une partie de l'ordre social est bâtie. Si cette distinction était abolie, dit-il, bien des structures sociales se retrouveraient en terrain mouvant, et c'est là l'un des motifs de son maintien (36) .
Est-il bien réaliste, après un débat de plus de 30 ans, d'espérer encore un rapprochement spontané des statuts sur la base d'une initiative des partenaires sociaux ?
Bien trop de facteurs y font obstacle:
— les différences considérables, notamment en matière de délais de préavis;
— le problème des organisations syndicales avec leurs structures séparées et la crainte de perdre des membres;
— les innombrables caisses et fonds et autres structures qui doivent leur existence à cette distinction et se battent pour survivre;
— l'avantage dont bénéficient les employeurs et qui consiste, quand les choses ne vont plus si bien, à pouvoir mettre les ouvriers en chômage temporaire aux frais de l'assurance-chômage;
— le besoin considérable de s'affirmer qui existe chez les syndicats et les organisations d'employeurs;
— l'interconnexion avec d'autres éléments: la distinction ouvrier-employé est sous-tendue par la distinction tout aussi dépassée de statut entre enseignement général, technique et professionnel, que maintient notre pays;
— les partenaires sociaux sont à la fois juge et partie.
7. Chronique d'une mort annoncée: le Groupe des 10 prend les rênes
Systématiquement, les échéances fixées par les partenaires sociaux ne sont pas tenues. La seule constante dans ce dossier est, en effet, que les partenaires sociaux ont la fâcheuse habitude de renvoyer le problème aux calendes grecques et ce, malgré les accords passés. La présente proposition vise dès lors à forcer les partenaires sociaux à faire une avancée tout en les respectant et ne cherche nullement à porter préjudice au dialogue social. Or, le parlement et le gouvernement ne pourront pas éternellement rester sur la touche compte tenu de l'impact énorme sur l'emploi, l'économie et la société.
Lors des négociations interprofessionnelles de 2001-2002, les partenaires sociaux se sont mis d'accord pour soumettre, fin 2001, un rapport sur le statut unique au Conseil national du travail (CNT). Ce statut serait une réalité après une période de cinq ans.
Cette promesse a été reformulée en 2005 par les partenaires sociaux. Ainsi, l'accord interprofessionnel 2005-2006 repris par le gouvernement de l'époque prévoyait qu'une commission spéciale, appelée le Groupe des 10, formulerait et déposerait des conclusions à l'intention du Conseil national du travail avant la fin 2005.
Ce qui suit est un aperçu hallucinant de la façon dont les partenaires sociaux et plus particulièrement la commission spéciale oeuvrant au sein du Conseil national du travail, appelée le Groupe des 10, ont systématiquement reporté le dossier sous l'oeil attentif du ministre de l'époque.
Cet aperçu a été rendu possible grâce aux nombreuses questions parlementaires et à l'engagement indéfectible de Mme Stéphanie Anseeuw qui était sénatrice et co-auteur de la proposition de résolution relative au statut du travailleur salarié et supprimant la distinction entre ouvrier et employé (doc. Sénat, nº 3-1549/1).
D'après les auteurs de ladite proposition, cette chronique d'une mort annoncée illustre parfaitement la raison pour laquelle le parlement et le gouvernement ne peuvent rester sur la touche plus longtemps. Nous prenons le fil de l'histoire au début de l'année 2006. Le parlement attend patiemment les conclusions du Groupe des 10 relatives au rapprochement des statuts des ouvriers et des employés.
Lorsqu'il est apparu, en mai 2006, que la concrétisation d'un accord rencontrait quelques problèmes chez les partenaires sociaux, une première question orale a été déposée à ce sujet par la sénatrice Anseeuw. Le ministre de l'époque, M. Vanvelthoven, déclara que: « Les travaux de la commission sont toujours en cours. » Le ministre n'avait encore reçu aucune conclusion parce que: « Lors des discussions sur le pacte des générations, les travaux ont pris quelque retard. De plus, l'examen des questions adressées aux experts demande beaucoup de temps. » Il n'y avait néanmoins aucune raison de paniquer parce que « Le rapport est attendu en juin 2006 », dixit l'intéressé (37) .
Cette nouvelle échéance précise donnée par le ministre n'a toutefois pas été respectée. À la deuxième question sur ce point en juin 2006, le ministre a répondu que ce n'était plus qu'une question de jours: « Elles (les conclusions) devraient me parvenir prochainement » (38) .
Un mois plus tard, le 13 juillet 2006, le sénateur Mahoux ainsi que la sénatrice Anseeuw interrogèrent le ministre. Le ministre déclara qu'il attendait effectivement les conclusions pour la fin juin 2006. Vu qu'elles ne lui étaient pas encore parvenues, le ministre déclara que le président du Groupe des 10 allait lui faire un rapport oral (39) .
Celui qui pensait qu'une convocation chez le ministre allait apporter une avancée en était pour ses frais.
Le 12 octobre 2006, le lendemain de la rentrée parlementaire, le ministre fut de nouveau interrogé au sujet de la situation. Le 29 septembre, des fuites dans la presse provenant du Groupe des 10 avaient, en effet, révélé qu'il y avait bel et bien des conclusions mais que ces dernières se limitaient à un aperçu des problèmes. Il y avait toutefois quelques suggestions.
De nouveau, la réponse du ministre fut décevante: « Je n'ai toujours pas reçu les conclusions de la commission. Le Groupe des dix se réunit de nouveau le 25 octobre 2006. J'ai invité ses membres à venir commenter leurs travaux le 26 octobre 2006 à ma cellule stratégique. Nous saurons alors si une nouvelle initiative doit être prise et en quoi celle-ci pourra consister » (40) .
Cette nouvelle échéance claire n'a pas non plus été respectée, comme le montre une fois de plus la réponse du ministre toujours confiant à la question écrite du 27 décembre 2006 de la sénatrice Mme Anseeuw: « Comme vous l'avez déjà dit vous-même, j'ai reçu le Groupe des 10 le 26 octobre 2006 à ma cellule stratégique pour qu'ils viennent expliquer leurs travaux. S'ils n'ont pas encore pu me soumettre un rapport, ils m'ont cependant assuré que le dossier n'est sûrement pas bloqué et qu'ils ont déjà réalisé pas mal de progrès. Toutefois, un certain nombre de domaines n'ont pas encore été complètement explorés et c'est pourquoi ils voudraient encore poursuivre leurs travaux quelque temps. Les partenaires m'ont assuré qu'ils sont eux-mêmes en mesure de poursuivre le traitement du dossier. Ils ne voulaient toutefois pas interférer avec les négociations relatives à un nouvel AIP et ils ont dès lors interrompu leurs discussions pour une courte durée. Comme vous pouvez lire dans le nouveau projet d'accord interprofessionnel pour la période 2007-2008, le groupe des 10 a prévu des réunions au cours du mois de janvier 2007 déjà afin de continuer la discussion de la problématique. Je propose donc d'attendre ces discussions ultérieures » (41) .
Cette réponse est éloquente. Non seulement, le Groupe des 10 confirme que le dossier n'est certainement pas bloqué mais il y aurait même « pas mal » de progrès.
L'on demande uniquement qu'une courte pause soit insérée dans la concertation pour ne pas interférer avec les négociations en cours dans le cadre d'un nouvel AIP. Le ministre accède à cette demande en raison du signal clairement positif de la part des partenaires sociaux. Le 10 janvier 2007 déjà (sic), plusieurs domaines seraient « explorés » plus en détail. D'après les partenaires sociaux, après le pacte de solidarité entre les générations, l'AIP a brièvement tout gâché, mais ils pouvaient ensuite se consacrer pleinement au dossier. L'espoir fait vivre ?
La question fut à nouveau soulevée au Sénat le 1er février 2007. Le ministre répéta cependant une fois encore la même rengaine: « Je n'ai pas encore reçu les conclusions de la commission. J'ai effectivement reçu le Groupe des Dix le 26 octobre dernier à ma cellule stratégique pour qu'il m'informe de l'état de choses. J'ai appris que des progrès avaient été enregistrés dans certains domaines mais, entretemps, je n'ai toujours pas reçu de rapport intermédiaire. Je retiens en tout cas de l'AIP que les partenaires sociaux prennent très au sérieux le rapprochement des statuts des ouvriers et des employés » (42) .
Le 1er mars 2007, le ministre fut de nouveau soumis à la question. Cette fois-là, il déclara complètement forfait et il devint clair que les partenaires sociaux prennent réellement très au sérieux le rapprochement des statuts: « Les partenaires sociaux sont souvent très discrets vis-à-vis de l'extérieur en ce qui concerne leurs discussions. Je n'ai pas encore reçu de rapport. Je n'impose pas de date butoir pour l'instant. Je n'ai pas l'intention de prendre moi-même une initiative, ni d'inscrire ce point à l'ordre du jour du Conseil des ministres. Je comprends l'impatience de Mme Anseeuw mais les partenaires sociaux demandent expressément à disposer d'un peu plus de temps et je pense que pour un dossier aussi crucial et compte tenu de l'importance de la concertation sociale, on ne peut qu'accéder à leur demande » (43) .
Dix-huit mois après l'expiration de l'échéance qu'il s'était fixée, le Groupe des 10 n'avait pas encore rédigé de rapport ni, a fortiori, proposé de solution. Le ministre refusait toujours de prendre des initiatives ou de fixer une échéance; plus loufoque encore, comme si le dossier n'était pas si important, il y eut la nouvelle demande explicite d'obtenir « encore un peu plus de temps » ...
Aujourd'hui, pratiquement trois ans après l'expiration de l'échéance que le Groupe des 10 s'était imposée, le constat qui s'impose à nous, parlementaires, est que la concertation est un échec. Certains veulent peut-être enterrer ce dossier. Nous estimons toutefois que ce serait irresponsable. Le parlement et, dans son prolongement, le gouvernement doivent parfois prendre leurs responsabilités.
| Bart TOMMELEIN. Nele LIJNEN. |
Le Sénat,
A. soulignant que la distinction faite dans notre droit entre ouvriers et employés est artificielle, inéquitable et totalement dépassée du point de vue social;
B. considérant que, lors des négociations interprofessionnelles de 2001-2002, les partenaires sociaux se sont mis d'accord pour soumettre, fin 2001, un rapport sur le statut unique au Conseil national du travail (CNT); et qu'il figure dans ce même accord que le jour de carence en cas de maladie serait progressivement supprimé au cours d'une première phase;
C. considérant qu'en 2001, dans un rapport au gouvernement, le Groupe des 10 a dressé un état des lieux relatif à ses travaux sur le rapprochement des statuts des ouvriers et des employés et dans lequel il déclarait que les 10 souhaitaient les élaborer eux-mêmes (44) ;
D. considérant que le Groupe des 10 a déclaré en 2001 que le rapprochement des deux statuts doit favoriser le bon fonctionnement de l'entreprise;
E. constatant que l'engagement pris par les partenaires sociaux de parvenir à une proposition, appuyée par tous, prévoyant d'instaurer un statut unique des travailleurs, n'a toujours pas pris corps après des décennies et est sans cesse reporté sine die;
F. considérant que notre pays est le dernier État membre de l'Union européenne à connaître une telle bipartition;
G. considérant que, du fait de la distinction entre ouvriers et employés, les possibilités d'avancement sont minimes pour 1 250 000 ouvriers et qu'en conséquence, seulement 0,4 % d'entre eux réussissent à devenir employé;
H. vu l'influence néfaste de la distinction entre ouvriers et employés sur le choix des études par les jeunes, qui engendre des pénuries dans un nombre croissant de métiers;
I. considérant que certaines formations sont réservées aux employés et qu'en conséquence, les ouvriers ne peuvent pas profiter pleinement de la société de la connaissance;
J. vu la pénurie de main-d'œuvre à laquelle il faut s'attendre en raison du vieillissement;
K. considérant qu'il faut moderniser d'urgence notre marché du travail afin de pouvoir faire face aux nouveaux défis du XXIe siècle;
L. vu que la bipartition entre le travail manuel et le travail intellectuel limite la mobilité et la flexibilité professionnelles, ce qui a pour effet de réduire l'emploi;
M. vu qu'aux termes de l'arrêt de la cour d'appel d'Anvers, un poste d'employé se caractérise par le fait que la réflexion est l'essence du travail;
N. vu le caractère discriminatoire de la distinction entre ouvriers et employés,
Demande au gouvernement:
1. pour autant que d'ici le 31 décembre 2011, les partenaires sociaux n'aient pas présenté au ministre qui a le travail dans ses attributions, une proposition commune opérationnelle instaurant un statut unique des travailleurs, mettant donc fin à la distinction entre ouvriers et employés, de déposer un projet de loi dans ce sens aux Chambres législatives, et ce au plus tard le 31 décembre 2012;
2. de veiller à ce que ledit projet de loi assure une protection maximale des droits des travailleurs;
3. de faire en sorte que la réforme proposée n'entraîne pas un surcoût généralisé pour les divers secteurs de l'économie;
4. d'être attentif à ce que la réforme proposée n'instaure pas un statut du travailleur moins flexible.
20 juillet 2010.
| Bart TOMMELEIN. Nele LIJNEN. |
(1) Engels C., « Het onderscheid werkman/bediende, een ongrondwettige discriminatie in strijd met de artikelen 6 en 6bis van de Belgische Grondwet », R.W., 1991-1992, 736.
(2) Doc. Chambre, 1968-1969, no 270/7, p. 12.
(3) Blanpain, R., « Proposition de loi modifiant la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail », 5 août 1988, doc. Sénat, SE 1988, no 411-1.
(4) De Keyser Ph., « Ouvrier et employé: une distinction contraire au principe d'égalité ? », Journal des procès, 19 mars 1993, no 235.
(5) Pas. 1909-1910, 15 mai 1910, no 182, p. 459.
(6) Engels C., « De toenadering van de statuten van werkman en bediende en de ontgrondwettelijkheid van het nog bestaande onderscheid », Oriëntatie, 1er janvier 1992, p. 13.
(7) Cuypers D., « Het onderscheid tussen werklieden en bedienden », Ori‹ntatie, 3 mars 1991, p. 57.
(8) Blanpain R., Sire, zijn er nog domme werknemers in ons land, klaaglied voor een werkman, Bruges, La Charte, 2001, p. 21.
(9) Peltzer L. et Van Wassenhove S., « Illégalité de la convention collective de travail no 75 relative aux délais de préavis des ouvriers ? », Soc. Kron. », 2001, 7-11.
(10) Blanpain R., o.c., p. 22.
(11) Engels C., l.c., p. 732.
(12) De Broeck G., « De wet van 3 juli 1978 en de toenadering van de statuten van werkman en bediende », in Handleiding bij de wet van 3 juli 1978 betreffende de arbeidsovereenkomsten, analyse en commentaar », Anvers, Kluwer, 1979, 9.
(13) Tegenbos G., « Arbeider wordt haast nooit bediende », De Standaard, 27 ao“t 2001.
(14) www.cevora.be
(15) Sénat, Annales parlementaires, session de 1972-1973/I, p. 326.
(16) Cuypers D., l.c., p. 57.
(17) Tribunal du travail Bruxelles, 12 novembre 1986, Jurispr. Tribunal du Travail Bruxelles 1987, 39.
(18) Tribunal du travail Bruxelles, 12 novembre 1986, Jurispr. Tribunal du travail Bruxelles 1987, 39.
(19) Cour du travail Anvers, 19 août 1983, R.W., 1983-84, 1818.
(20) Cour du travail Anvers, 19 décembre 1977, T.S.R., 1978, 286.
(21) Engels C., « De statuten van werkman en bediende: een juridische benadering », in Birk R. et Blanpain R., Statuut werkman-bediende. Arbeidsrechtelijke en sociologische kanttekeningen, La Charte, Bruges, 1992.
(22) Heyden X., « Le critère de distinction entre employés et ouvriers dans la loi du 3 juillet 1978 », J.T.T., 20 janvier 1993, pp. 17-24.
(23) François L., La distinction entre employés et ouvriers en droit allemand, belge, français et italien, Faculté de droit de Liège et Martinus Nijhoff, La Haye, 1963, p. 266.
(24) Engels C., l.c., p. 741.
(25) Cour d'arbitrage, no 84/2001, 21 juin 2001, R.W., 2001-2002, 271, note M. De Vos.
(26) Cour d'arbitrage, no 84/2001, 21 juin 2001, R.W., 2001-2002, 271, note M. De Vos.
(27) De Vos M., « De grondwettigheid van het onderscheid tussen arbeiders en bedienden: het Arbitragehof volhardt in de boosheid, noot onder Arbitragehof », R.W., 2001-2002, 274.
(28) De Vos M., l.c., 274-275.
(29) A.R. 2070347, Rep. 54302.
(30) G. Tegenbos, « Helft arbeiders kan bediende worden », De Standaard, 2 août 2008, p. 2.
(31) Herck N., « Arbeiders kunnen bij ontslag iets vrijer ademen », Kijk uit, mars 2000, pp. 19-21.
(32) Fonck G., « Hoe lang duurt de schande nog », Het Laatste Nieuws, 13 mars 2001.
(33) Desmet Y., « Sterft, gij oude vormen en gedachten », De Morgen, 13 mars 2001.
(34) Schrooten R., « Verschil tussen arbeider en bediende blijft belediging voor arbeiders », Financieel-Economische Tijd, 8 août 2001.
(35) Tegenbos G., « Statuten zijn taaie structuren in België », De Standaard, 27 août 2001.
(36) Blanpain R., « Gelijke behandeling: twee opmerkelijke arresten van het Hof van Justitie en het Arbitragehof », T.S.R., 1993, p. 328.
(37) Question orale de Mme Stéphanie Anseeuw au ministre de l'Emploi sur « le statut unique pour les ouvriers et les employés » (no 3-1122), 11 mai 2006.
(38) Demande d'explications de Mme Stéphanie Anseeuw au ministre de l'Emploi sur « le statut unique pour les ouvriers et les employés » (no 3-1742), 29 juin 2006.
(39) Demande d'explications de Mme Stéphanie Anseeuw au ministre de l'Emploi sur « le statut unique pour les ouvriers et les employés » (no 3-1784) et question orale de M. Philippe Mahoux au ministre de l'Emploi sur « l'harmonisation des statuts ouvriers et employés » (no 3-1218), 13 juillet 2006.
(40) Demande d'explications de Mme Stéphanie Anseeuw au ministre de l'Emploi sur « l'absence de statut unique pour les ouvriers et les employés » (no 3-1819), 12 octobre 2006.
(41) Question écrite no 3-6485 de Mme Anseeuw du 27 décembre 2006, « Ouvriers et employés. Statut unique », Questions et Réponses no 3-84, session de 2006-2007.
(42) Demande d'explications de Mme Stéphanie Anseeuw au ministre de l'Emploi sur « le statut unique » (no 3-2095), 1er février 2007.
(43) Demande d'explications de Mme Stéphanie Anseeuw au ministre de l'Emploi sur « le statut unique ouvrier-employé » (no 3-2142), 1er mars 2007.
(44) http://acv-kempen.acv-online.be/actueel/nieuws/archief/persberichten/2002/persbericht_vereenvoudiging_banenplannen.asp.