4-1541/1

4-1541/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2009-2010

10 DÉCEMBRE 2009


Proposition de loi modifiant les articles 11 et 12 de la loi du 10 juillet 2006 relative à l'analyse de la menace, en vue d'améliorer la procédure d'embargo en cas d'alerte terroriste

(Déposée par M. Paul Wille et consorts)


DÉVELOPPEMENTS


Introduction

Le 21 décembre 2007, le niveau d'alerte terroriste maximum était décrété à Bruxelles, après l'arrestation de quatorze personnes. Il a fallu attendre plusieurs semaines pour qu'on révèle que la police fédérale surveillait alors de près, dans le cadre d'une instruction judiciaire, la cellule belge d'Al-Qaida gravitant autour de Malika El Aroud. La police et le service de sécurité intérieure soupçonnaient les membres de cette organisation de fomenter un projet d'évasion du terroriste condamné Nizar Trabelsi et de vouloir commettre, dans la foulée, des attentats terroristes. C'est en tout cas ce qui fut allégué.

L'alerte terroriste a notamment entraîné l'annulation du feu d'artifice de fin d'année sur la Grand-Place de Bruxelles. Seules deux personnes connaissaient en détail les raisons pour lesquelles des mesures aussi draconiennes avaient été prises: le directeur de l'OCAM (Organe de coordination pour l'analyse de la menace) de l'époque et le procureur fédéral. En raison des procédures d'embargo décrétées, ni le gouvernement, ni le Parlement, ni même la Sûreté de l'État n'avaient obtenu des informations ou, en tout cas, des informations précises. Le contrôle démocratique des services de sécurité avait clairement été trop indirect, pour ne pas dire inexistant.

Exposé du problème

Le 17 décembre 2007, le parquet fédéral a informé le directeur de l'OCAM de l'état d'avancement d'une instruction judiciaire menée par la police judiciaire fédérale de Bruxelles. De nombreuses sources policières parlaient clairement d'une attaque imminente dont le lieu (la Grand-Place de Bruxelles et les rues et places avoisinantes), la période (les fêtes de fin d'année) et les moyens des terroristes étaient cités. Comme le procureur fédéral considérait ces informations comme sérieuses et crédibles, il a pris l'initiative de convoquer une réunion avec l'OCAM et la police fédérale dans le but de permettre à l'organe de coordination de réaliser une analyse ponctuelle de la menace. Les services de renseignement n'y ont pas été conviés. C'est pourtant au cours de cette réunion du 17 décembre qu'a été prise la décision de relever le niveau d'alerte terroriste de « deux » à « quatre » à partir du 21 décembre. (Comité permanent R, Rapport d'activités 2008, p. 8).

Comme le procureur fédéral ne voulait pas hypothéquer l'enquête, il a lancé la « procédure d'embargo », en la légitimant par le secret de l'instruction en cours; cette procédure impliquait que les informations judiciaires soient communiquées exclusivement au directeur de l'OCAM. Elle trouve son fondement légal dans les articles 11 et 12 de la loi du 10 juillet 2006 relative à l'analyse de la menace (loi OCAM):

« Art. 11. Par dérogation à l'article 6, les renseignements de nature judiciaire dont le procureur fédéral estime que la communication à l'OCAM peut compromettre l'exercice de l'action publique ou la sécurité de personnes, sont exclusivement transmis au directeur de l'OCAM.

Le directeur de l'OCAM et le procureur fédéral décident conjointement si et dans quelle mesure ces renseignements sont intégrés dans l'évaluation et, le cas échéant, par dérogation à l'article 10, à quelles autres autorités cette évaluation est communiquée.

Cependant, si le procureur fédéral et le directeur de l'OCAM estiment que ces renseignements sont indispensables pour prendre des mesures nécessaires à la protection de personnes, ceux-ci sont intégrés dans l'évaluation.

Dans les cas visés aux alinéas 2 et 3, le procureur fédéral est associé à la décision relative aux mesures opérationnelles à prendre par les autorités compétentes.

Art. 12. Par dérogation à l'article 6, les renseignements qui sont fournis par les services de renseignement et de sécurité, par l'administration des Douanes et Accises du service public fédéral Finances et par le service public fédéral Affaires étrangères, qui proviennent d'un service étranger homologue qui a explicitement demandé de ne pas les transmettre à d'autres services ou dont la transmission peut compromettre la sécurité d'une source humaine sont exclusivement communiqués par le chef d'un des trois services ci-avant mentionnés au directeur de l'OCAM.

Le directeur de l'OCAM et le chef d'un des services visés à l'alinéa 1er décident conjointement si et dans quelle mesure ces renseignements sont intégrés dans l'évaluation et, le cas échéant, par dérogation à l'article 10, à quelles autres autorités cette évaluation est communiquée.

Cependant, si le chef du service concerné et le directeur de l'OCAM estiment que ces renseignements sont indispensables pour prendre des mesures nécessaires à la protection de personnes, ceux-ci sont intégrés dans l'évaluation.

Dans les cas visés aux alinéas 2 et 3, le chef du service concerné est associé à la décision relative aux mesures opérationnelles à prendre par les autorités compétentes. »

Pendant ou à la suite de la réunion susvisée du 17 décembre 2007, le directeur de l'OCAM a rédigé une nouvelle évaluation et la menace a été portée au « niveau 4 » pour Bruxelles-Capitale, et ce, à partir de la fin de la fête du Sacrifice (le 21 décembre 2007). Cette évaluation a certes été envoyée immédiatement, mais pas à tous les destinataires habituels de l'OCAM et dans des termes voilés. Seuls le premier ministre, les ministres de l'Intérieur et de la Justice, le procureur fédéral, l'administrateur général de la VSSE (Sûreté de l'État), la direction du SGRS (Service général du renseignement et de la sécurité des Forces armées), de la DGCC (Direction générale du Centre de crise), de la police fédérale/DJP/Terro et de la PJF (Police judiciaire fédérale) Bruxelles en ont reçu une copie.

Le choix de ne pas informer tous les services était motivé par le souci de ne pas compromettre l'enquête en cours. Pour ces mêmes raisons, l'analyse, formulée dans des termes voilés, était classifiée « SECRET — Loi du 11/12/1998 ». (Comité permanent R, Rapport d'activités 2008, pp. 8-9).

Par conséquent, au moment où la décision fut prise de décréter le niveau d'alerte terroriste maximum, seules deux personnes (bénéficiant clairement d'un monopole de l'information) connaissaient le motif de cette alerte terroriste controversée: Johan Delmulle, procureur fédéral, et Jean-Pierre Delepière, alors directeur de l'OCAM. Le gouvernement, le Parlement et même la Sûreté de l'État n'ont obtenu aucune information ou n'ont été informés que de données très limitées et parcellaires.

Le lendemain (le 18 décembre 2007), de nombreuses concertations ont eu lieu. Le matin, la VSSE et le SGRS, entre autres, ont participé à une réunion à la police fédérale. Cette dernière voulait savoir si ces services disposaient éventuellement d'informations sur l'attaque supposée. L'après-midi, les services de renseignement ont pris part à une seconde réunion, cette fois à l'invitation de l'OCAM. Au terme de ces réunions, la VSSE et le SGRS ont interrogé leurs services extérieurs et ont sensibilisé leurs sources humaines, mais sans résultat.

Le 19 décembre s'est produit un événement qui allait susciter plus tard des discussions entre la VSSE et l'OCAM. Un service étranger homologue de l'OCAM a pris contact avec l'organe de coordination belge et lui a indiqué que des informations importantes étaient disponibles auprès d'un autre service européen de renseignement, qu'il convenait de contacter à cette fin. Vu le caractère précaire et l'urgence de la situation, l'OCAM a directement contacté ce service de renseignement étranger. Il a pris connaissance des informations par téléphone, mais a en outre expressément demandé de les communiquer au « service homologue » belge, c'est-à-dire à la Sûreté de l'État, ce qui a apparemment été fait.

Notons toutefois que le service de renseignement étranger a alors demandé que les données (qu'il avait communiquées plus tôt à l'OCAM sans restriction) soient traitées de manière confidentielle. La VSSE devait dès lors faire appel à la procédure d'embargo. Ce n'est qu'après d'assez longues discussions avec le directeur de l'OCAM quant à la formulation précise des informations en vue de leur diffusion, que les renseignements étrangers ont été officiellement introduits dans le circuit de l'OCAM le 21 décembre 2007. Ces renseignements ont ensuite été repris en termes « modulés » dans une évaluation non datée et classifiée « SECRET », où le « niveau 4 » était maintenu. En accord avec le directeur de l'OCAM et l'administrateur général, cette évaluation a été communiquée uniquement au premier ministre, aux ministres de l'Intérieur et de la Justice, au procureur fédéral et à l'administrateur général de la Sûreté de l'État. Notons que ni le SGRS ni aucun service de police n'ont reçu cette évaluation. (Comité permanent R, Rapport d'activités 2008, pp. 9-10).

Force est de constater, une fois de plus, que compte tenu des informations complémentaires précitées, seul Jean-Pierre Delepière, en sa qualité de directeur de l'OCAM, était pleinement au courant à la fois du motif de la menace terroriste et de l'évolution de l'analyse. Par ailleurs, certaines observations permettent de mesurer à quel point ce monopole de l'information irritait les différents services de renseignement et était source de frictions entre ces derniers et les services judiciaires. Les conséquences furent à l'avenant: l'inefficacité et les défaillances de communication entre les services concernés ont marqué la crise qui s'ensuivit, une crise « qui a semé la pagaille entre les divers services de lutte contre le terrorisme. (...) En coulisses, les divers services de l'antiterrorisme jouaient déjà des coudes depuis plusieurs jours. Avec des approches et des sensibilités différentes, basées sur des informations contradictoires. Et la communication générale s'est révélée catastrophique. » (Jean-Pierre Borloo, Le Soir, 23 juillet 2009).

Des améliorations s'imposent

Étant donné qu'en vertu des articles 11 et 12 de la loi OCAM au sens strict, le directeur de l'OCAM ne pouvait même pas évaluer avec les experts internes de cet organe les données soumises à une procédure d'embargo (par exemple, les données des services de renseignement américains ou celles du procureur), il ne disposait pas, loin s'en faut, des relais internes adéquats. Nous touchons ici au cœur du problème. Devoir assumer — comme le fait le directeur de l'OCAM — l'évaluation de la menace et, en corollaire, l'immense responsabilité des mesures de sécurité qu'il convient de prendre, est une tâche excessive pour un homme seul. Sans vouloir remettre en cause la compétence du directeur de l'OCAM, on ne peut nier que le risque d'inefficacité, d'inertie et d'erreurs d'appréciation s'accroît lorsque des analyses à ce point lourdes de conséquences reposent sur les épaules d'une seule personne. Dans le cas d'une analyse de menace réelle, il lui est en effet impossible de mobiliser toutes les connaissances, la spécialisation et l'expérience nécessaires pour protéger l'ensemble du pays et ses habitants, avec ou sans mesures draconiennes. En outre, la pression qu'engendre une telle responsabilité individuelle risque d'amener le directeur de l'OCAM à privilégier la sécurité à tout prix, pour se couvrir sur le plan politique, en envisageant des mesures radicales telles que celles évoquées précédemment.

Le rapport annuel du Comité permanent R pose le même constat: « L'enquête sur l'alerte terroriste a révélé que la procédure d'embargo, en vertu des articles 11 et 12 de la loi OCAM, a pour conséquence que le directeur de l'OCAM doit se charger seul de l'évaluation d'une menace. À cet effet, il ne peut faire appel ni aux analystes spécialement recrutés à cette fin ni (selon une lecture littérale de la loi) à son adjoint.

Cette méthode de travail présente un risque évident d'inefficacité, étant donné que le travail d'analyse doit alors être effectué par une seule et même personne qui n'est pas nécessairement spécialiste en la matière. Cet argument pèse d'autant plus lourd que l'on peut partir du principe que les données fournies « sous embargo » concernent le plus souvent des questions extrêmement importantes. (Comité permanent R, Rapport d'activités 2008, pp. 108-109).

Le Comité permanent R prône dès lors à juste titre l'instauration d'un système où tous les renseignements pertinents sont communiqués à l'OCAM, et où le directeur décide quels membres du personnel et experts (d'ailleurs tous titulaires d'une habilitation de sécurité de niveau « TRÈS SECRET » et tenus au secret professionnel) prennent part à l'analyse. Après le travail d'analyse proprement dit, le directeur et le procureur fédéral ou le responsable du service d'appui concerné décident ensemble quelles données sont mentionnées dans le document d'évaluation, de quelle manière elles le sont, ainsi qu'à quels services et sous quelle forme ce document est transmis. Tous les services n'auront pas nécessairement accès aux mêmes informations. Ce système permet de protéger entièrement les données sensibles, sans nuire à la plus-value que l'OCAM doit offrir.

En outre, le Comité permanent R estime que, si l'on maintient l'interprétation selon laquelle les données fournies sous embargo ne peuvent pas être communiquées au directeur adjoint, une modification de la loi s'impose, afin de faire de lui un suppléant à part entière du directeur. Il semble par ailleurs que telle a toujours été l'intention du législateur. (Comité permanent R, Rapport d'activités 2008, p. 109).

Il semble donc opportun de suivre l'avis du Comité permanent R (mais aussi celui du Comité P) et de faire en sorte qu'en l'absence du directeur de l'OCAM pour cause d'empêchement, de maladie, d'inaccessibilité ou de force majeure, les informations soumises à une procédure d'embargo qui, suivant la lettre de la loi, ne peuvent être communiquées, de manière détaillée et complète, qu'au directeur de l'OCAM, puissent également être transmises au directeur adjoint.

Étant donné que l'analyse des menaces potentielles diffère toujours d'un cas à l'autre, le travail d'analyse du directeur de l'OCAM en concertation avec le procureur fédéral et avec ses experts est indispensable. Car la « raison d'être » de l'OCAM reste quand même de produire une analyse professionnelle et minutieuse de la menace.

La formule d'une caisse de résonance interne intégrant le feed-back d'experts, en fonction des éclaircissements requis par la situation et les informations sous embargo, ne vide nullement la procédure d'embargo de sa substance; elle constitue seulement un ajustement indispensable.

La procédure d'embargo n'en demeure pas moins un instrument essentiel pour les différents services de sécurité et pour le parquet fédéral. Le masquage de certaines informations sensibles constitue non seulement une condition sine qua non de l'exercice de l'action publique, mais aussi et surtout une garantie pour la sécurité des personnes concernées. Il reste évidemment d'une importance primordiale. C'est également la raison pour laquelle le directeur de l'OCAM ou, en son absence, le directeur adjoint doit pouvoir décider de manière autonome quels experts et analystes doivent avoir totalement ou partiellement connaissance des renseignements sous embargo (et donc sensibles).

Malgré les risques humains et l'instruction pénale, la procédure d'embargo ne peut donc pas exclure toute forme d'expertise ni de relais internes. Le directeur de l'OCAM doit être en mesure de confronter et de consulter, en son âme et conscience, des experts internes (titulaires d'une habilitation de sécurité « TRÈS SECRET ») et de solliciter de leur part un avis professionnel, fondé sur leur expertise et leur savoir-faire, au sujet de tout ou partie des données sous embargo. Compte tenu de l'importance et des conséquences de ses décisions, le directeur de l'OCAM doit avoir la possibilité de soumettre, en toute autonomie ou en concertation avec son adjoint, certaines informations (données fournies sous embargo) en interne à ses experts ou analystes. Il détermine bien entendu lui-même les informations qu'il souhaite leur soumettre. La sensibilité des informations et, par conséquent, les risques implicites détermineront la réserve dont il devra faire preuve lorsqu'il consultera, de manière autonome, ses experts.

Il est évident qu'une divergence de vues peut également surgir entre le directeur de l'OCAM (ou le directeur adjoint le suppléant) et le procureur fédéral ou entre le directeur de l'OCAM (ou le directeur adjoint le suppléant) et le responsable des différents services fournissant des informations (visés à l'article 12 de la loi OCAM, relatif à la procédure d'embargo). Le cas échéant, un tel litige devra être porté à un niveau supérieur et tranché par les ministres compétents. Ces règles se déduisaient à l'époque des travaux préparatoires de la loi OCAM, mais il faut à présent les intégrer explicitement dans la loi, afin d'éviter tout malentendu.

Paul WILLE.
Philippe MONFILS.
Christiane VIENNE.
Francis DELPÉRÉE.
Martine TAELMAN.
Patrik VANKRUNKELSVEN.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Dans les articles 11 et 12 de la loi du 10 juillet 2006 relative à l'analyse de la menace, les modifications suivantes sont apportées:

1º dans l'alinéa 1er, les mots « au directeur de l'OCAM » sont chaque fois remplacés par les mots « au directeur de l'OCAM ou, en son absence, au directeur adjoint, »; dans les alinéas 2 et 3, les mots « le directeur de l'OCAM » sont chaque fois remplacés par les mots « le directeur de l'OCAM ou, en son absence, le directeur adjoint, »;

2º il est inséré, entre les alinéas 1er et 2, un alinéa rédigé comme suit:

« Le directeur de l'OCAM ou, en son absence, le directeur adjoint décide de manière autonome quels experts et analystes doivent avoir totalement ou partiellement connaissance de ces renseignements. »;

3º dans l'alinéa 4, qui devient l'alinéa 5, les mots « alinéas 2 et 3 » sont remplacés par les mots « alinéas 3 et 4 »;

4º il est ajouté un alinéa 6 rédigé comme suit:

« Dans les cas visés aux alinéas 3 et 4, les désaccords éventuels entre le procureur fédéral et le directeur de l'OCAM sont soumis aux ministres compétents, qui tranchent.

Les décisions prises dans le cadre du présent article sont formalisées dans un procès-verbal déposé au greffe du l'OCAM. ».

7 octobre 2009.

Paul WILLE.
Philippe MONFILS.
Christiane VIENNE.
Francis DELPÉRÉE.
Martine TAELMAN.
Patrik VANKRUNKELSVEN.