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M. Josy Dubié (Ecolo). - C'est avec une certaine émotion que je prends la parole aujourd'hui dans cet hémicycle car c'est la dernière fois que je le fais. En effet, je n'étais plus candidat aux élections, et c'est ma collègue Marie Nagy qui me succédera.
Pour cette dernière question, j'aborderai un sujet qui me tient particulièrement à coeur et que j'ai développé tout au long des quasi dix années pendant lesquelles j'ai siégé au Sénat. Il s'agit de la faim dans le monde.
J'ai été confronté à cette situation dans l'exercice de ma profession antérieure et, contrairement à la plupart des membres de ces assemblées pour qui la faim dans le monde signifie des reportages ou des rapports, c'est pour moi une réalité vécue sur le terrain.
La veille de Noël, en 1985, lors d'une famine épouvantable en Éthiopie, j'ai vu mourir dans les bras de sa mère un enfant qui hurlait de douleur. Cela s'est passé sur le plateau de Korem. C'est un chose que je n'oublierai jamais.
La faim dans le monde, que je n'hésite pas à qualifier de génocide par la faim, est totalement inacceptable car elle pourrait très facilement être évitée.
Or, une information récemment relayée dans la presse est passée quasiment inaperçue. Selon la FAO, l'organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde vient de franchir le seuil inouï d'un milliard !
Selon le directeur général de cette organisation onusienne, M. Jacques Diouf, le nombre de personnes souffrant de la faim, c'est-à-dire recevant moins de 1 800 calories par jour, augmentera de 104 millions en 2009, soit plus de 10% en seulement un an !
Est-il besoin de rappeler que le premier objectif du millénaire pour le développement lancé avec grand fracas en 2000 était de réduire de moitié l'extrême pauvreté et la faim d'ici à 2015 !
La froideur de ces chiffres masque la réalité de la somme énorme de souffrances et de morts absurdes, car évitables, pour des millions d'êtres humains, en particulier d'enfants.
Cet accroissement dramatique est, toujours selon M. Diouf, le résultat de la crise alimentaire et financière.
Beaucoup d'experts considèrent cependant que cet accroissement de la faim dans le monde est lié à la spéculation à la hausse sur les denrées alimentaires de base - blé, riz, maïs, etc. - qui a servi un moment de refuge à certains spéculateurs désemparés devant l'effondrement des valeurs boursières.
Cette spéculation a même ouvertement connu des prolongements chez nous en Belgique. Ainsi, quand la crise financière a éclaté, lorsque l'affaire des subprimes est devenue de notoriété publique, les hedge funds se sont reportés sur le marché des matières premières, notamment celui des denrées alimentaires, avec comme conséquence des émeutes de la faim aux quatre coins du monde. Le directeur général de la FAO avait déjà dénoncé la situation à l'époque et avait souligné que le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde était passé de 850 millions à 925 millions en 2008.
Dans le même temps, pour vendre ses produits de placement, la KBC a poussé le cynisme jusqu'à utiliser le slogan publicitaire suivant : « Il est possible de tirer avantage de la hausse du prix des denrées alimentaires ». Dans un feuillet de promotion, la banque précisait même que, je cite : « Les changements climatiques et la pénurie d'eau et de terres agricoles exploitables sont une opportunité ».
Dans la logique du système dans lequel nous vivons, il s'agit effectivement, pour les banquiers qui, faut-il le rappeler, ne sont pas des philanthropes, d'une opportunité de se faire de l'argent.
Depuis lors, comme d'autres banques belges, la KBC a fait appel à l'État, c'est-à-dire à nous tous, pour renflouer ses caisses plombées par une spéculation sur des produits financiers pourris, des prêts hypothécaires à des centaines de milliers de pauvres gens frappés par la chute du marché immobilier et ruinés, les tristement fameuses « subprimes ».
Considérez-vous que les denrées alimentaires de base sont des produits comme les autres qui doivent donc être soumis uniquement aux lois du marché ? Dans la négative, quelles mesures préconisez-vous pour assurer, au milliard d'êtres humains souffrant de la faim, un accès plus équilibré et plus juste aux denrées alimentaires de base ?
Enfin, trouvez-vous normal que des banques, renflouées par l'État - je rappelle que la KBC a été renflouée à concurrence de 25% donnant ainsi une minorité de blocage à l'État - proposent des produits spéculatifs sur les denrées alimentaires de base ?
M. le président. - Je profite de cette occasion pour vous féliciter pour votre collaboration active et pour le travail que vous avez réalisé au Sénat durant toutes ces années.
Tout le monde sera sans doute d'accord avec moi pour dire que votre présence passait rarement inaperçue ! Votre engagement était bien connu. C'est l'honneur d'un parlementaire de s'engager. Je vous remercie également pour la collégialité avec laquelle vous avez rempli votre mandat public (Applaudissements).
M. Charles Michel, ministre de la Coopération au Développement. - Je tiens tout d'abord à m'associer aux propos tenus par le président.
Au-delà des différences d'opinion et de conviction, je veux également vous saluer en tant que grand démocrate parlementaire particulièrement actif et engagé, notamment dans les matières relevant de la responsabilité que j'assume aujourd'hui, comme en témoigne cette dernière question que vous posez face à cette assemblée.
Les informations de la FAO selon lesquelles le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde vient de franchir le seuil d'un milliard, sont très préoccupantes. Vous l'avez évoqué, au-delà des chiffres, ce sont des réalités humaines auxquelles nous sommes confrontés et nous ne pouvons naturellement pas rester insensibles face à ce qui peut être considéré comme la forme la plus extrême d'inhumanité.
En dépit du repli des prix à l'exportation des céréales par rapport aux sommets enregistrés pendant la première quinzaine de l'année 2008, de l'accroissement de la production céréalière en 2008 et des mesures prises par les gouvernements, les prix des produits alimentaires sont restés élevés dans de nombreux pays en développement, à faible revenu et déficit vivrier. Dans de nombreux cas, ces prix sont toujours supérieurs à ceux pratiqués il y a un an. La cherté persistante des prix alimentaires entrave l'accès à la nourriture de nombreux groupes de populations à faible revenu. L'explication est à rechercher dans le fonctionnement déficient des marchés internes de ces pays. Comme vous, je considère que les produits alimentaires ne sont pas des produits comme les autres au regard des règles économiques.
Une possibilité pour contribuer à réguler les prix serait de revoir le système de stockage des denrées dans les pays touchés par la crise alimentaire. En effet, des stocks historiquement bas - par exemple, une production céréalière pour la huitième fois en dix ans inférieure à la consommation - ne permettent plus de jouer le rôle de régulation des marchés. Cette volatilité des prix mondiaux a entraîné un climat peu propice aux investissements dans les pays en développement, en particulier dans le secteur de l'agriculture.
La crise alimentaire a fait prendre conscience à la communauté internationale de la nécessité d'une approche globale la plus coordonnée possible des questions touchant à la sécurité alimentaire et au développement rural. Tel est le sens de l'initiative visant à mettre en place un partenariat global pour l'agriculture. Celui-ci a pour objectif d'associer tous les acteurs intéressés, notamment la société civile, à la réflexion, à l'établissement quasi permanent de diagnostics et à la prise de décision dans ces matières.
La mise en oeuvre de ce partenariat global devrait être assumée sur le plan global par un comité de la Sécurité alimentaire réformé, logé à la FAO. Cette organisation a également reçu mandat d'organiser un réseau de 500 experts de haut niveau venant en appui au comité de la Sécurité alimentaire.
La High Level Task Force sur la crise alimentaire, créée par le secrétaire général des Nations unies dès avril 2008 et qui réunit les organisations spécialisées, les Fonds et Programmes des Nations unies et les institutions de la Banque mondiale, devrait dorénavant concentrer son action au niveau des pays et des régions.
La Belgique soutient ce processus et y prend une part active, notamment via notre représentation permanente auprès de la FAO. Nous plaidons pour une accélération de ces dispositifs.
À côté de ces initiatives sur le plan international, nous devons mobiliser tous les moyens pour soutenir les efforts visant à renforcer les capacités des agriculteurs locaux dans les pays en développement.
C'est pourquoi la Belgique a plaidé de manière très engagée dans différentes enceintes internationales, notamment l'Union européenne et les Nations unies, en faveur d'un réinvestissement substantiel dans le secteur de l'agriculture et du développement rural : elle souhaite porter à 10% en 2010 et à 15% en 2015 la part de l'aide publique au développement consacrée au secteur agricole et au développement rural afin de permettre aux agriculteurs locaux, en particulier sur le continent africain, de renforcer leur production pour s'orienter non seulement vers une logique de sécurité alimentaire mais vers une souveraineté alimentaire. Cet engagement doit faire écho à celui exprimé par les pays africains en 2003 à Maputo.
En parfaite cohérence avec ce premier objectif, nous devons soutenir, là où c'est possible, la politique d'achats locaux et régionaux des denrées alimentaires, notamment par le biais du Programme alimentaire mondial qui représente une partie extrêmement importante des achats de denrées alimentaires des pays en développement.
Le Budget 2009 de la DGCD prévoit une augmentation substantielle des moyens alloués à l'agriculture avec notamment un doublement de notre contribution au FIDA - 21 millions d'euros de 2010 à 2012 - et une augmentation de 30% des fonds à la recherche agricole qui, de 6,4 millions d'euros en 2008, passeront à 8,65 millions d'euros en 2009.
Enfin, je peux d'ores et déjà vous indiquer que l'agriculture et la sécurité alimentaire feront partie des priorités de la présidence de l'Union européenne assurée en trio par la Belgique, l'Espagne et la Hongrie. D'après les premières concertations que j'ai eues avec mes collègues espagnols et hongrois, ceux-ci partagent ma volonté d'en faire un thème prioritaire.
Par ailleurs, l'expérience des derniers mois a montré que la spéculation avait bel et bien un effet amplificateur non négligeable sur la crise alimentaire. Ce n'est pas acceptable d'un point de vue éthique et il est indispensable de se pencher sur cette question dans un cadre international pour examiner comment on peut répondre à cette préoccupation sur un plan opérationnel.
M. Josy Dubié (Ecolo). - Je remercie M. le ministre. Je constate qu'il n'a pas répondu à ma question concernant l'action éventuelle du gouvernement belge dans les institutions financières où il dispose d'une minorité de blocage pour éviter que certaines banques, mettant en avant de manière scandaleuse et cynique la possibilité de faire de l'argent sur la misère des autres, continuent à se livrer aux spéculations qu'il dénonce.
J'entends bien ses propos au sujet de la souveraineté alimentaire mais les intentions avancées ne s'attaquent pas au fond du problème. Nous vivons dans une société où personne n'ose prendre les rênes pour régulariser ce marché de façon à ce que chacun y trouve son dû et que ceux qui ont des difficultés à se nourrir puissent s'alimenter.
Le Soir publie aujourd'hui une carte blanche signée par deux membres de SOS Faim et d'Agir dans le Sud. Je cite : « Dans tous les cénacles où se négocient les enjeux agricoles (Commission européenne, Organisation mondiale du commerce, Accords de partenariat économiques UE-ACP ...), la règle est d'ouvrir au maximum les marchés, de libéraliser les échanges. Peut-on décemment avancer que la faim et la pauvreté seront éradiquées de façon durable en libéralisant nos économies ? Les forces du marché ne peuvent apporter spontanément l'équilibre qui devrait faire en sorte que chaque femme, chaque homme, puisse bénéficier des conditions optimales de développement. La crise alimentaire et les émeutes de la faim de l'an dernier ne l'ont-elles pas démontré ? La main invisible du marché dans le secteur agricole est inefficace, inopérante et dangereuse pour les populations, particulièrement les plus précaires ».
Joseph Stieglitz, prix Nobel d'économie, dit exactement la même chose. Nous ne résoudrons pas le problème de la faim dans le monde s'il n'y a pas une régulation prise par une organisation internationale imposant que tous ceux qui ont faim reçoivent la part qui leur est due.