4-258/1

4-258/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2007-2008

9 OCTOBRE 2007


Proposition de loi visant à reconnaître les objections de conscience à l'égard de l'affectation d'une partie de l'impôt à des fins militaires et créant un Fonds fiscal pour la paix

(Déposée par Mme Isabelle Durant et consorts)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat sous la législature précédente (doc. Sénat, nº 3-688/1 - 2003/2004).

Nombreux sont les citoyens qui, pour des motifs religieux, philosophiques, éthiques et humanitaires, s'opposent, en conscience, à ce que leurs impôts soient utilisés à des fins militaires. Ils demandent dès lors à ne plus devoir contribuer, contre leur gré, au financement d'activités qui ont pour but de tuer ou de blesser d'autres êtres humains. En effet, ils se sentent de ce fait moralement complices.

La présente proposition vise à permettre au contribuable éprouvant des objections de conscience quant à sa contribution fiscale aux dépenses militaires de refuser d'agir contre sa conscience et de consacrer la partie de ses impôts qui est affectée à la défense militaire à la défense non militaire par le biais d'un Fonds fiscal pour la paix.

L'objection de conscience à l'égard des affectations militaires du produit de l'impôt s'exprime déjà dans notre société. Réunies au sein de l'association Aktie Vredesbelasting (VRAK) et de l'Association des contribuables pour la paix, des personnes refusent actuellement, de façon symbolique, de payer la partie militaire de leurs impôts, qu'elles versent par ailleurs au Fonds provisoire de l'impôt pour la paix.

La présente proposition de loi se fonde, juridiquement, sur un certain nombre de lois nationales et internationales et de traités sur la liberté de conscience.

Conscience

Le droit à la liberté de conscience est reconnu légalement en Belgique depuis l'entrée en vigueur de la loi de 1964. Cette loi a instauré concrètement le statut d'objecteur de conscience contre le service militaire. La présente proposition de loi vise à reconnaître également les objections de conscience contre les obligations fiscales à des fins militaires. Les mêmes arguments peuvent en effet être avancés à cet égard. Il n'y a en effet aucune différence, du point de vue de la conscience, entre tenir soi-même l'arme et payer d'autres personnes pour tirer à sa place. Moralement, il est tout aussi grave de financer la violence mortelle commise par d'autres que d'accomplir soi-même des actes de violence mortelle. Le contribuable se sent en réalité directement responsable du fait qu'une partie de ses impôts sera affectée à des dépenses militaires. Les objections de conscience peuvent apparaître dans tous les cas où il existe une responsabilité propre, donc aussi en cas d'intervention indirecte.

Bien qu'il n'existe pas d'impôt de guerre spécifique, il est un fait qu'une partie des ressources fiscales générales est affectée à la défense militaire. En fait, chacun de nous y contribue donc en acquittant l'impôt. On peut nourrir des objections de conscience contre ce mécanisme. Même si les pouvoirs publics estiment que le contribuable n'a pas à s'en préoccuper, étant donné que la responsabilité de la politique menée incombe aux pouvoirs publics, un individu peut avoir une perception toute différente de cette problématique et juger qu'il ne peut en conscience accepter cette manière de procéder.

Un rapport juridique sérieux exprime cela ainsi:

« Il n'en demeure pas moins qu'une partie des ressources fiscales générales est affectée à la défense militaire. On peut dès lors considérer que l'on y contribue en fait en acquittant l'impôt. On peut nourrir des objections de conscience contre ce mécanisme. Même si nous estimons que l'on peut difficilement soutenir que le contribuable individuel peut ressentir une responsabilité morale pour l'affectation de l'impôt dont il s'acquitte (pour autant que l'on puisse déterminer ce qu'il est advenu de ses impôts), il n'empêche qu'un individu peut avoir une perception toute différente de cette problématique. Cet individu peut alors avoir des objections de conscience, même si d'aucuns ont quelques difficultés à comprendre que cet individu puisse établir le lien nécessaire à cet effet entre l'acquittement de sa cotisation et certaines dépenses. Comme toujours, nous estimons qu'il convient de se fonder sur les objections de conscience de l'individu, et non sur la manière dont les autres peuvent comprendre ces objections. » (Wetenschappelijk Instituut voor het Nederlandse CDA, Gewetensbezwaren vragen aandacht. Den Haag, 1983, pp. 53-54).

Une objection de conscience existe à partir du moment où elle s'impose à la conscience de l'intéressé, qu'il ait tort ou raison. Une objection de conscience se caractérise par le fait qu'elle est ancrée si profondément dans les normes et l'échelle de valeurs auxquelles la personne adhère qu'il est impossible à celle-ci d'y renoncer.

L'objection de conscience à l'égard d'une contribution au financement des activités de défense militaire procède du droit le plus fondamental de l'homme: le droit à la vie. Les contribuables dont la conscience s'oppose à ce qu'ils contribuent au financement de l'appareil militaire ne souhaitent en aucune manière cautionner des activités qui ont pour but de tuer ou de blesser d'autres êtres humains. Il est dès lors prioritaire de trouver une solution pour répondre à ce type d'objection de conscience. Une telle démarche a déjà été entreprise en Belgique pour d'autres objections de conscience liées au droit à la vie. Ainsi, les médecins et les infirmiers et infirmières ne peuvent pas être contraints de prêter leur concours à un avortement si cet acte leur pose un problème de conscience. Les pharmaciens ne peuvent pas davantage être tenus de délivrer certains produits, comme les contraceptifs, si cela heurte leurs convictions morales ou religieuses.

Traités internationaux

La liberté de conscience et le respect de cette liberté sont protégés dans la pratique par des traités internationaux que la Belgique a également ratifiés:

la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH), article 18; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Cipo), article 18; la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH), article 9.

La Charte de Nuremberg relève du droit pénal international, ce qui implique que tout contrevenant s'expose à des poursuites. Cette responsabilité individuelle est définie expressément à l'article 6:

« Les actes suivants, ou l'un quelconque d'entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle: (...) Les Crimes contre la Paix: c'est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d'une guerre d'agression, ou d'une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l'accomplissement de l'un quelconque des actes qui précèdent. Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l'élaboration ou à l'exécution d'un plan concerté ou d'un complot pour commettre l'un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. »

Celui qui procure des moyens financiers permettant l'accomplissement de tels actes en est évidemment complice. Nul, pas même l'État belge par le biais de la législation fiscale, ne peut contraindre une personne à commettre une infraction contre la paix.

La reconnaissance de l'objection de conscience renforce en outre notre démocratie. Une démocratie saine ne peut exister sans des citoyens animés de fortes convictions morales et veille à heurter aussi peu que possible la conscience des citoyens. La dernière guerre mondiale, pendant laquelle des millions de personnes ont trouvé la mort dans des camps de concentration, montre à suffisance ce qui risque d'arriver lorsque l'on étouffe la conscience individuelle. Le contribuable éprouvant des objections de conscience à l'égard des dépenses militaires ne sert pas ses propres intérêts, mais poursuit un but moral noble plus large, d'intérêt social et mondial.

Défense militaire

Les contribuables qui refusent, en conscience, de contribuer au financement de la défense militaire soulignent qu'en pratique, cette dernière a engendré des siècles de guerres, de morts et de destructions. Ils souhaitent que l'on règle les conflits par des moyens non militaires.

Les interventions militaires récentes (par exemple en Somalie, en Irak, au Kosovo, etc.) n'ont pas résolu les problèmes humanitaires. Le nombre de morts, de blessés et de réfugiés a augmenté; la structure civile de ces pays est dévastée; la haine s'y est encore exacerbée; l'économie est dévastée; des milliards de dollars sont partis en fumée; et l'environnement a été détérioré pour plusieurs dizaines d'années. Les militaires et la population civile souffrent de cancers et de troubles génétiques. On n'a pas laissé la moindre chance au règlement des conflits.

Les contribuables qui s'opposent, en conscience, aux dépenses militaires estiment que ces dépenses importantes ne résolvent aucun problème. Au contraire, elles éloignent encore plus la possibilité d'une paix durable. Même ceux qui sont favorables à l'option militaire peuvent comprendre que cette dernière pose des problèmes de conscience à certains contribuables, et ce, non seulement en raison de considérations théoriques ou morales, mais aussi pour des raisons pratiques, compte tenu des mauvais résultats obtenus.

Nombreux sont les citoyens qui sont convaincus que la manière dont on règle actuellement les conflits, c'est-à-dire par des moyens militaires, compromet la survie de la civilisation humaine et la dignité des agresseurs et des victimes. Il suffirait d'un bombardement conventionnel sur Anvers pour provoquer une catastrophe dont l'ampleur serait comparable à plusieurs Seveso, Bhopal et Tchernobyl réunis. Sans parler d'une guerre atomique, qui transformerait la terre entière en un tas de ruines fumantes.

Chaque année, la Belgique affecte plus de 3,5 milliards d'euros à des fins militaires (chiffres officiels de l'OTAN pour l'année 2000). De nombreux citoyens demandent toutefois que l'on investisse dans la prévention ou la solution pacifique des conflits et dans des initiatives de promotion de la paix partout dans le monde. Il y a quelques années, le grand slogan était « Désarmer pour développer ». Il est toujours d'actualité. Des sommes faramineuses sont toujours affectées à l'armement, alors que deux tiers de la population mondiale ne sont toujours pas en mesure de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires et sont pris dans l'engrenage de la course aux armements.

La présente proposition de loi veut offrir à chaque contribuable, sans qu'il doive recourir à une procédure particulière pour faire reconnaître son objection de conscience, la possibilité d'affecter une part de ses impôts à des projets pour la paix, la démocratie et les droits de l'homme, tant dans notre pays qu'ailleurs dans le monde. Le monde a besoin de sécurité sociale et d'une gestion non violente et non militaire des conflits.

Quelques aspects techniques

Considérant que l'objecteur de conscience demande aux pouvoirs publics de lui appliquer un régime particulier, il doit préciser à leur intention la nature de son objection de conscience. Un emplacement est prévu dans la déclaration d'impôt afin de permettre à l'intéressé de formuler son invincible objection de conscience contre l'utilisation de sa cotisation à des fins militaires. Il n'est pas nécessaire que les pouvoirs publics soumettent chaque cas à un contrôle approfondi, car on peut considérer qu'il n'y aura pas d'abus. En tant que contribuable, l'objecteur de conscience ne tire en effet aucun profit financier de son objection de conscience, étant donné que la part de l'impôt qui irait à la défense militaire sera désormais versée à un fonds pour la paix.

L'objection de conscience sera signalée, tant par les salariés que par les indépendants, dans leur déclaration de revenus de l'année précédente. Pour les salariés, cela ne peut se faire plus tôt, l'employeur étant tenu de retenir des précomptes, opération qui échappe totalement au travailleur. Une intervention à ce stade entraînerait des complications techniques et risquerait de soulever des problèmes sur le plan de la protection de la vie privée.

L'exécution de la proposition de loi à l'examen n'entraînera pas de supplément de travail pour le service des contributions, étant donné que le versement des sommes perçues s'effectuera de la même manière que celui des centimes additionnels communaux.

On peut se demander s'il faut soustraire du budget consacré à la défense militaire le montant que le contribuable objecteur de conscience ne peut voir affecter à des fins militaires. Notre réponse est non. Le budget de la défense (comme aussi, antérieurement, le contingent de l'armée) est fixé par une majorité élue démocratiquement. Dans notre système parlementaire, c'est le parlement qui a le dernier mot en cette matière. La reconnaissance de l'objection de conscience concerne uniquement l'exonération d'une obligation fiscale (qui se doublait précédemment d'une obligation physique) à laquelle l'objecteur de conscience ne peut se plier parce qu'il juge qu'elle est en contradiction avec sa conscience.

Le montant des versements destinés au Fonds fiscal pour la paix est obtenu en appliquant à l'imposition individuelle le pourcentage des recettes fiscales globales consacré à la défense militaire.

Le Fonds fiscal pour la paix est créé sous la forme d'un fonds budgétaire organique doté de crédits variables relevant du ministre de l'Intérieur. Celui-ci avait déjà dans ses attributions l'objection de conscience à l'égard du service militaire et il est le plus concerné par la mission du fonds, à savoir la formation de la population à la résistance civile non violente et au respect des libertés démocratiques.

Pour que les choses soient bien claires, précisons que le montant de référence n'est pas le solde figurant au rôle, mais bien le montant total de l'impôt, que celui-ci ait été payé par voie de précomptes ou de versements anticipés ou recouvré par voie d'enrôlement.

Les versements au Fonds fiscal pour la paix ne sont pas assimilables à des dons déductibles, qui sont déduits lors du calcul du revenu net imposable et non lors du calcul du montant de l'impôt finalement dû.

Ce fonds ne se substitue pas non plus aux diverses formes de subventions existantes au profit d'oeuvres pour la paix et le développement.

Isabelle DURANT
Vera DUA
José DARAS
Freya PIRYNS
Josy DUBIÉ.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

L'objection de conscience à l'égard de l'affectation militaire de l'impôt est reconnue.

Art. 3

Pour tenir compte de cette objection de conscience, il est créé un « Fonds fiscal pour la paix », dénommé ci-après « le Fonds », institué en tant que fonds budgétaire organique au ministère de l'Intérieur.

Art. 4

Le Fonds est alimenté par la partie des recettes fiscales égale à un pourcentage, calculé annuellement, de l'impôt des personnes physiques destiné au niveau fédéral, dont le contribuable est redevable pour l'exercice d'imposition se rapportant à l'année des revenus précédente. Le ministre qui a le Budget dans ses attributions communique chaque année, avant le 31 octobre, à la Chambre des représentants le pourcentage qui a été affecté au total à la défense militaire au cours de l'année budgétaire précédente. Ce pourcentage est obtenu en divisant le montant des dépenses consacrées à la défense militaire au cours de l'année budgétaire précédente, tel que celui-ci a été communiqué à l'OTAN par le gouvernement belge, par les recettes totales de l'impôt des personnes physiques, après déduction des versements aux régions et communautés.

Art. 5

Le solde des fonds disponibles à la fin de l'année budgétaire est automatiquement reporté à l'année budgétaire suivante.

Art. 6

Le fonds finance en Belgique et à l'étranger:

1º les études concernant la défense non militaire et le règlement pacifique des conflits;

2º la formation de la population à la résistance non violente et à la protection des valeurs démocratiques;

3º l'élaboration d'un système de résistance non violente;

4º la constitution d'équipes de médiation en vue du règlement non militaire des conflits en Belgique et dans les zones de conflit dans le monde;

5º la promotion des droits de l'homme et des libertés démocratiques;

6º la promotion du désarmement;

7º les études concernant la reconversion de l'industrie de l'armement.

Art. 7

Il est créé, au service public fédéral de l'Intérieur, un Conseil qui confronte les projets proposés avec les missions du Fonds définies à l'article 6. Ce Conseil donne un avis contraignant au ministre.

Art. 8

Le Conseil est assisté, sur le plan administratif, par un secrétaire et un secrétaire adjoint désignés par le ministre qui a l'Intérieur dans ses attributions. Le secrétaire et le secrétaire adjoint appartiennent à des rôles linguistiques différents. Le ministre qui a l'Intérieur dans ses attributions désigne en outre deux secrétaires suppléants.

Le secrétariat du Conseil est établi au service public fédéral de l'Intérieur.

Art. 9

Le Conseil est composé d'experts dans un ou plusieurs domaines faisant l'objet des missions du Fonds définies à l'article 6 et est composé comme suit:

1º trois membres à choisir sur une liste de candidats experts présentés par les organisations pacifistes non gouvernementales néerlandophones;

2º trois membres à choisir sur une liste de candidats experts présentés par les organisations non gouvernementales néerlandophones de coopération au développement et de défense des droits de l'homme;

3º trois membres à choisir sur une liste de candidats experts présentés par les organisations pacifistes non gouvernementales francophones;

4º trois membres à choisir sur une liste de candidats experts présentés par les organisations non gouvernementales francophones de coopération au développement et de défense des droits de l'homme.

Ces membres sont nommés pour un terme de quatre ans, par arrêté royal délibéré en Conseil des ministres, sur la base des listes sur lesquelles ils figurent respectivement.

Le mandat de membre du Conseil n'est renouvelable qu'une seule fois consécutivement.

Art. 10

Le secrétariat, les frais de personnel et les frais afférents aux travaux du Conseil sont à charge du budget du service public fédéral de l'Intérieur.

Art. 11

Les membres du Conseil élisent en leur sein un président, pour un terme de deux ans, alternativement parmi les membres néerlandophones et francophones.

Art. 12

Le Conseil peut créer une ou plusieurs commissions consultatives de projets. Les membres des commissions de projets sont choisis pour leur compétence.

Art. 13

Le Conseil établit un règlement d'ordre intérieur qui règle son fonctionnement.

Art. 14

La Cour des comptes veille à ce que les recettes fiscales visées à l'article 4 soient dûment versées au fonds et contrôle le rapport annuel du Fonds sur les activités financières.

Art. 15

Le Conseil publie annuellement un rapport circonstancié sur les activités et la gestion financière du Fonds. Ce rapport est communiqué aux Chambres législatives. Il est joint au budget des services du ministre de l'Intérieur.

Art. 16

Un article 307ter, libellé comme suit, est inséré dans le Code des impôts sur les revenus 1992:

« Art. 307ter. — Tout contribuable peut, dans sa déclaration annuelle à l'impôt des personnes physiques, faire connaître son objection de conscience à l'égard de l'affectation militaire de sa cotisation. »

Art. 17

La présente loi entre en vigueur le 1er janvier de l'année qui suit celle au cours de laquelle elle aura été publiée au Moniteur belge.

6 août 2007.

Isabelle DURANT
Vera DUA
José DARAS
Freya PIRYNS
Josy DUBIÉ.