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Sénat de Belgique

Annales

JEUDI 15 FÉVRIER 2007 - SÉANCE DE L'APRÈS-MIDI

(Suite)

Questions orales

Question orale de M. François Roelants du Vivier à la vice-première ministre et ministre de la Justice et au vice-premier ministre et ministre de l'Intérieur sur «la conférence que vient donner ce jeudi 15 février à Bruxelles Yusuf Halaçoğlu» (nº 3-1410)

Question orale de M. Josy Dubié à la vice-première ministre et ministre de la Justice sur «l'organisation à Bruxelles d'un meeting négationniste du génocide arménien» (nº 3-1414)

Mme la présidente. - Je vous propose de joindre ces questions orales. (Assentiment)

M. Marc Verwilghen, ministre de l'Économie, de l'Énergie, du Commerce extérieur et de la Politique scientifique, répondra.

M. François Roelants du Vivier (MR). - Mme Onkelinx a certainement vu, sur les vitrines d'un certain nombre de commerces de sa commune, Schaerbeek, et de Saint-Josse, une affiche annonçant que le professeur Halaçoğlu, président de la Société turque d'Histoire, connu pour des faits avérés de négationnisme du génocide des Arméniens, donnerait aujourd'hui en Belgique une conférence intitulée : « Regard sur le prétendu génocide arménien ». Cette conférence est organisée par et dans les locaux de la Diyanet, une fondation religieuse bien connue pour être le paravent par lequel l'État turc contrôle sa diaspora. J'ai appris avec stupéfaction que l'organisation à l'origine de cette conférence, « l'association pour la pensée d'Atatürk », bénéficie des subsides de l'ORBEM, sous tutelle du ministre de l'Emploi Benoît Cerexhe, subsides grâce auxquels elle finance ses activités.

Je me permets de rappeler que notre assemblée a publiquement reconnu le génocide des Arméniens commis par l'Empire ottoman en 1915.

Je demande solennellement à la ministre de la Justice de prendre les mesures nécessaires, en concertation avec son collègue de l'Intérieur, afin d'interdire cette manifestation publique qui ne peut que créer des troubles entre les communautés vivant dans notre pays et inciter à la haine.

Je désire également savoir où en sont les réflexions de la ministre sur le projet de pénalisation des négationnismes avérés, à savoir à côté de la Shoah, le génocide des Arméniens et celui des Tutsis et des Hutus modérés. La ministre ne pense-t-elle pas que, face au cas de figure que nous connaissons aujourd'hui, une plus grande rapidité dans la modification de la loi lui aurait donné des instruments juridiques clairs pour éviter ce genre de discours sur notre sol ?

M. Josy Dubié (ECOLO). - Je souscris entièrement à l'intervention de M. Roelants du Vivier.

Cette conférence qui se tient ce soir est totalement inacceptable et constitue une provocation. Le tract qui appelle au meeting est intitulé, assez sinistrement : « Regard sur le soi-disant génocide arménien ».

Monsieur le ministre, il s'agit d'une insulte à la mémoire de plus d'un million de victimes qui ont perdu la vie dans ce génocide aujourd'hui non discutable sur le plan historique. Comme l'a rappelé mon collègue, non seulement le Sénat l'a reconnu mais également l'Union européenne et les Nations unies.

Je souhaiterais que la ministre de la Justice nous dise si le gouvernement considère qu'il y a effectivement eu un génocide arménien et, le cas échéant, qu'il s'engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter de souiller une fois de plus la mémoire des victimes de cet atroce massacre, victimes dont de nombreux descendants vivent en Belgique. Je rappelle qu'en 1939, Hitler avait dit en envisageant déjà le génocide du peuple juif et des tziganes : « Qui se souvient encore aujourd'hui du génocide arménien ? » J'espère que nous nous en souviendrons et que nous ferons en sorte d'empêcher ce type de négationnisme dans notre pays.

M. Marc Verwilghen, ministre de l'Économie, de l'Énergie, du Commerce extérieur et de la Politique scientifique. - Je vous lis la réponse de la ministre.

Je n'ai pas vu les affiches dont il est question. Cependant, j'ai été informée par mes services que cette conférence devait avoir lieu aujourd'hui à Saint-Josse-ten-Noode.

Selon les renseignements qui m'ont été communiqués par la direction de la police locale, il apparaît que la conférence se tiendra dans une salle privée et non sur la voie publique. Par conséquent, elle ne peut être interdite d'office par l'autorité locale en l'absence de troubles de l'ordre public. Je tiens à préciser que si les propos racistes et xénophobes sont effectivement interdits et punissables légalement, une manifestation ne peut être interdite que lorsqu'elle crée des troubles de l'ordre sur la voie publique. Il n'appartient pas au ministre de l'Intérieur de se substituer à l'autorité locale en la matière et en absence de troubles publics.

En ce qui concerne la question du génocide en tant que tel et de sa pénalisation, ma position n'a pas changé d'une virgule depuis que nous en avons discuté ici même en mai 2005. À l'époque, je disais ce qui suit : « Pour être totalement claire par rapport à un débat qui s'est essentiellement déroulé dans la presse ces derniers temps, je tiens à préciser au sujet des massacres et des déportations qui se sont déroulés en Turquie ottomane en 1915 qu'à titre personnel et en temps que femme politique, je souscris totalement à la résolution adoptée par le Sénat en 1997 à l'initiative du sénateur socialiste Mahoux. Ces faits correspondent bien, selon moi, aux critères énoncés en 1948 par la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, pour définir le crime de génocide. Mais, au nom de la séparation des pouvoirs, je me refuse de voir initier des poursuites sur la base de l'opinion d'un homme ou d'une femme politique ou sur la base d'une décision ou une résolution prise par un organe politique ».

Je ne pouvais donc me rallier aux amendements déposés par le groupe ECOLO et par certains sénateurs du MR en la matière. En effet, ces amendements prévoyaient la possibilité d'engager des poursuites pour négationnisme sur la base de résolutions ou d'autres décisions adoptées par des parlements. J'y voyais - et j'y vois toujours - « une double violation du principe de séparation des pouvoirs : non seulement, parce que ce serait une décision du pouvoir législatif qui permettrait l'enclenchement du processus répressif, mais surtout parce que le pouvoir législatif s'approprierait la capacité de qualifier des faits en infractions internationales et que cette qualification servirait, comme je viens de le dire, de base à des poursuites répressives ».

Comme je l'ai déjà dit en réponse à la question écrite nº 4.738 de M. Roelants du Vivier, le groupe de travail législation de la Commission interministérielle de droit international humanitaire s'est penché sur la problématique de la sanction du négationnisme en droit belge. Il a débuté ses travaux par l'identification de toutes les questions techniques qu'il convient d'aborder pour rendre au gouvernement un avis circonstancié et présenter des propositions législatives utiles. Le groupe de travail a ensuite entamé un examen de droit comparé par le biais de nos postes diplomatiques dans les 45 autres États membres du Conseil de l'Europe. Il a ensuite identifié les représentants de la société civile qu'il convenait d'auditionner avant d'entendre les panels d'experts que le Sénat avait souhaité que l'on consulte.

Le groupe a ensuite établi une liste d'experts et de spécialistes pouvant participer aux panels d'experts demandés par le Sénat. Un mois minimum a été accordé aux experts pour leur permettre de se préparer et de fournir éventuellement une analyse écrite au groupe de travail. Les panels ont été entendus durant le mois de mai, mais étant donné leurs divergences de vues, la consultation s'est poursuivie en juin, au-delà de la date prévue pour la réunion trimestrielle de la commission plénière, et ce en raison de l'agenda des experts consultés.

Ainsi, depuis le début du mois de mai, le groupe de travail a entendu un juriste internationaliste, un spécialiste du droit des médias et de la communication, quatre historiens, deux spécialistes des droits de l'homme, deux diplomates, un sociologue, un psychologue et un philosophe. Il a également reçu la contribution écrite d'un autre juriste internationaliste et d'une pénaliste qui n'avaient pu être entendus. Un expert a formulé le souhait de transmettre une contribution détaillée dans les semaines à venir.

La Commission interministérielle de droit humanitaire n'a donc pu obtenir, lors de sa séance plénière du mois de juin, qu'un rapport intermédiaire oral faisant le point sur l'avancement des travaux du groupe de travail.

Le groupe de travail a également commencé, sur la base des informations recueillies par les postes diplomatiques, à examiner les législations ou tentatives de législation menées dans d'autres pays européens sur le même thème.

Lors de la réunion plénière de la Commission du 12 décembre 2006, le groupe de travail, soucieux de poursuivre ses travaux, a présenté un rapport oral succinct et proposé, afin de progresser sur le fond du dossier, d'entamer l'examen de pistes législatives éventuelles visant à adapter le droit belge en la matière, sans attendre la rédaction des procès-verbaux précités.

Le rapport écrit global contiendra donc à la fois les documents de travail de la Commission et ses conclusions.

J'informerai bien évidemment le Sénat de l'avancée des travaux de la Commission.

M. François Roelants du Vivier (MR). - Tout d'abord, je me réjouis que les élections communales étant terminées, Mme la ministre de la Justice considère la résolution du Sénat comme pertinente.

Ma deuxième question concernait précisément l'arrivée à Bruxelles de la personne qui tiendra une conférence cet après-midi. Je rappelle que cette personne est poursuivie, en Suisse, pour incitation à la haine raciale. En tant que ministre des Cultes, que compte faire la ministre de la Justice au sujet d'associations religieuses qui sortent de leur domaine ?

Par ailleurs, je n'ai pas reçu de réponse à ma question concernant le fait que face à ce cas de figure, une modification de la loi aurait fourni au gouvernement des instruments juridiques permettant d'éviter ce genre de discours.

Enfin, j'apprends que la Commission interministérielle de droit humanitaire poursuit ses travaux en présentant des rapports oraux. J'espère disposer, un jour, d'un rapport écrit ! J'espère aussi que la ministre de la Justice aura à coeur, comme elle l'a promis, de transmettre régulièrement des informations au Sénat.

M. Josy Dubié (ECOLO). - Pour ma part, je suis satisfait de la première partie de la réponse. Au nom du gouvernement, la ministre réaffirme, et je m'en félicite, que la position adoptée par le Sénat belge - reconnaître le génocide arménien - est bel et bien celle du gouvernement.

Toutefois, comme mon collègue M. Roelants du Vivier, je suis quelque peu inquiet de la lenteur des travaux en cours visant à doter l'ensemble des institutions des instruments juridiques nécessaires. Je pense notamment aux bourgmestres, car à partir du moment où ceux-ci sont interpellés, ils doivent disposer des moyens d'action ad hoc.

Tous les pouvoirs belges doivent disposer de ces instruments juridiques pour pouvoir s'opposer à ce genre de pratiques négationnistes qui constituent une véritable insulte, je le rappelle, aux milliers de Belges d'origine arménienne vivant dans notre pays et, en particulier, à Saint-Josse.