2-1591/1

2-1591/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2002-2003

3 AVRIL 2003


Proposition de résolution relative aux statuts des journalistes et des rédactions permettant de garantir l'exercice optimal de leur liberté d'information et de leurs autres missions démocratiques de service public

(Déposée par MM. Jean Cornil, Paul Galand, Philippe Mahoux et Mme Marie Nagy)


DÉVELOPPEMENTS


Le journalisme a-t-il un rôle à jouer dans un régime politique démocratique tel que nous le connaissons dans notre pays depuis sa constitution ? D'apparence anodine, cette question renvoie à l'opposition qui existe entre la légitimité démocratique inhérente à la fonction de journaliste et les contraintes économiques auxquelles cette profession est désormais inévitablement soumise.

Sans trop détailler ici le mouvement de concentration des groupes de presse au niveau international et ses conséquences, le contexte économique et juridique qui régit la profession du journalisme aujourd'hui en Europe est celui de la libre concurrence. En Belgique, comme dans d'autres pays européens, les pressions économiques importantes qui pèsent sur l'ensemble des rédactions ­ qu'elles soient de presse écrite, audiovisuelle ou en-ligne ­ ont pour conséquence de réduire progressivement le produit du travail journalistique à sa stricte valeur commerciale.

Le modèle de gestion actuel des organes de presse consiste de plus en plus à maintenir, voire à accroître la quantité d'informations à traiter tout en diminuant le coût des effectifs et le temps consacré à ce traitement. Il en découle, notamment, une absence de pratique journalistique de terrain qui entraîne elle-même une forte dépendance des médias belges vis-à-vis des groupes de presse détenteurs des principales agences de presse mondiales.

L'exigence de profitabilité à laquelle la presse est soumise est-elle compatible avec son rôle démocratique ? Permet-elle de préserver le caractère réellement informatif et critique de la presse ? Les journalistes sont-ils en mesure de respecter une déontologie au regard des conditions socio-professionnelles dans lesquelles ils évoluent ? La presse est-elle encore en mesure de remplir sa mission de service public de contre-pouvoir démocratique ?

En mettant l'accent sur la dimension quantitative de l'information et de sa diffusion, les organes de presse placent leurs journalistes dans des conditions de travail difficilement conciliables avec la mission fondamentale de la presse qui est de diffuser des informations vérifiées, vérifiables et suffisamment rigoureuses pour avoir un rôle pédagogique, et par-delà de permettre la construction d'une opinion publique remplissant son rôle de stimulant positif du modèle démocratique.

Le statut précaire ainsi que le rythme de travail ­ à savoir plusieurs articles ou reportages par jour ­ auxquels sont confrontés nombre de journalistes réduisent ainsi inévitablement leur capacité matérielle de recoupement des informations pourtant indispensable à la qualité et à la pertinence.

À titre d'exemple, la crise que traverse actuellement l'un des plus grands groupes de presse de notre pays et l'échec du dialogue social ont débouché sur l'annonce de 357 licenciements dont 52 journalistes, la volonté affichée de produire davantage avec moins de personnel (notamment en attribuant des tâches techniques aux journalistes), la menace d'une nouvelle concentration avec un autre groupe, voire celle de la fermeture pure et simple, des salaires au rabais, mais aussi ­ et c'est inquiétant pour l'avenir du libre exercice de la profession ­ des rédacteurs en chef solidaires de la direction plutôt que de leur rédaction.

Citons encore le cas d'un quotidien distribué gratuitement en Belgique ­ dont la rédaction est composée d'une minorité de journalistes professionnels salariés pour une large majorité d'indépendants ponctuels, de débutants, voire de stagiaires ou d'étudiants ­ et qui n'offre aucune production propre, aucune analyse de fond mais une information basée uniquement sur la reproduction des dépêches d'agences de presse.

Terminons, pour la presse audiovisuelle, par l'exemple d'une chaîne de télévision dont la composition rédactionnelle est identique à celle décrite au paragraphe précédent tout en exploitant la flexibilité professionnelle des journalistes ­ à l'image des JRI (Journalistes Reporters d'Images) d'une chaîne concurrente ­ qui doivent endosser plusieurs métiers et exécuter simultanément différentes étapes techniques de la chaîne d'information télévisuelle pour les productions locales.

Sur le plan collectif, force est de constater que la précarité du statut des journalistes est facilitée par l'absence d'une organisation spécifique des relations collectives de travail pour les entreprises de presse.

Dans un registre complémentaire, la presse belge souffre également d'un régime de responsabilité juridique inadéquat lorsqu'il s'applique à l'exercice de la liberté d'information au sujet des autorités politiques et des pouvoirs économiques. La mise en cause récurrente de la presse par la voie judiciaire et les sanctions financières qui en résultent sont de nature à décourager les fonctions de critique et d'investigation des journalistes à l'égard de ces mêmes autorités et pouvoirs.

Bon nombre de rédactions sont désormais moins axées sur un véritable journalisme d'enquête que sur un « journalisme de bureau ». Si l'expression peut sembler quelque peu rude, il faut bien reconnaître que mis à part pour quelques ténors peu représentatifs du reste de la profession, l'heure est venue pour la presse de communiquer et de transmettre les messages reçus plutôt que de rechercher, de construire et de situer l'information dans son contexte.

La plupart des journalistes élaborent aujourd'hui leurs informations par le biais d'un téléphone, d'un ordinateur, d'une dépêche d'agence ou encore au détour d'un compte-rendu de conférence de presse, voire d'un téléviseur pour les échanges d'images organisées par l'Union européenne de Radiodiffusion (UER). De quoi renforcer un peu plus encore une uniformisation et une standardisation de l'information peu propices à la fonction de renforcement du processus démocratique qui est dévolu à la presse.

D'une manière générale, le prétexte très louable de vouloir rencontrer les attentes du public ne couvre en réalité trop souvent qu'une situation de restriction budgétaire et ce souci ­ qui dans bien des cas, n'est que prétendu ­ n'a d'autre motivation que de justifier une information moins coûteuse, plus accessible, mise en scène et ne nécessitant aucun effort de la part du récepteur, donc plus proche d'une information/divertissement que d'une mise en perspective dense et fouillée.

La fonction essentielle du journalisme dans l'exercice de la démocratie s'apparente à une mission de service public dont aucun Etat ne peut se passer. Le philosophe et homme politique français Montesquieu écrivait déjà à propos de l'exercice de la démocratie que « le pouvoir arrête le pouvoir ». C'est le fondement de notre régime moderne de séparation des pouvoirs. C'est aussi le fondement de la fonction de contre-pouvoir démocratique de la presse dans une société de l'information soumise à la libre concurrence des biens et des services.

Cette mission de service public spécifique à la presse a un coût au même titre que les missions de service public ou le service universel reconnus à d'autres institutions. Elle est intrinsèquement reconnue par le biais de subventions publiques accordées par nos Communautés à la presse. Et si l'Union européenne poursuit sa mission d'examen des aides publiques qui contreviennent à la libre concurrence du marché, nul doute que ces subventions publiques communautaires feront l'objet au minimum d'une demande d'information et de justification.

Il appartient donc à un pouvoir public, soucieux de la conduite préventive des intérêts de la démocratie, de reconnaître et de codifier les missions de service public de la presse et d'y associer les droits et les devoirs ­ en ce compris un régime d'aides financières conformes à la législation européenne ­ y afférents.

Diverses pistes peuvent être explorées. Nous pensons, notamment, aux mécanismes de dotation publique qui peuvent être conditionnés, au sein des rédactions, par le respect de critères propres aux missions de service public; à un quota, une clé proportionnelle entre journalistes salariés et indépendants à respecter dans chaque rédaction pour bénéficier d'aides à la presse indirectes telles que des réductions de charges sociales; à l'élaboration d'un statut pour les sociétés de rédacteurs, pour les associations professionnelles, leurs délégués respectifs ainsi que pour les rédacteurs en chef; à l'élargissement du droit de critiquer l'action des pouvoirs publics et des personnes morales; à l'élargissement de la protection et de l'accessibilité des sources d'information pour les journalistes; et, d'une manière générale, à la lutte contre la concentration des capitaux dans le secteur de la presse d'information.

Jean CORNIL.
Paul GALAND.
Philippe MAHOUX.
Marie NAGY.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION


Le Sénat,

A. considérant la nécessité de sauvegarder la capacité de la presse à exercer son rôle de contre-pouvoir par rapport aux sphères législatives, exécutives et judiciaires;

B. considérant que les options de gestion des organes de presse ne peuvent nuire à la qualité de l'information et à la capacité de recoupement dont doivent pouvoir faire preuve ceux qui sont appelés à la fournir;

C. considérant la multiplication des supports d'information et la concurrence commerciale qu'elle engendre;

D. considérant la nécessité de maîtriser le poids des contraintes économiques pesant sur le respect de la liberté d'information et du droit de tous les groupes sociaux et culturels à disposer d'une information aussi large que possible en tant que source de progrès;

E. considérant dans le même temps les menaces sur la pluralité des organes de presse tant écrite qu'audiovisuelle et leur impact potentiel sur l'objectivité de l'ensemble global des informations offertes à l'opinion publique;

F. considérant le coût d'une information diversifiée et objective;

G. rappellant la déclaration sur la liberté d'expression et d'information adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l'Europe le 29 avril 1982;

H. rappellant la résolution nº 2 de la 4ème conférence interministérielle européenne sur la politique des communications de masse (Prague 7 et 8 décembre 1994);

I. rappellant la législation sur le statut des travailleurs salariés et sur celui des travailleurs indépendants;

J. constatant l'absence de statut spécifique aux sociétés de rédacteurs, aux associations professionnelles, à leurs délégués respectifs ainsi qu'aux rédacteurs en chef;

K. constatant l'absence de commission paritaire mixte qui soit spécifique aux journalistes;

1. insiste sur la nécessité de définir les critères de missions journalistiques de service public au respect desquels peuvent être conditionné l'octroi d'aides indirectes, telles que des réductions de charges sociales, aux métiers de la presse;

2. insiste sur la nécessité d'élargir la protection et l'accessibilité des sources d'information pour les journalistes;

3. insiste sur la nécessité d'élargir le droit de critiquer l'action des pouvoirs publics et des personnes morales;

4. s'engage, par la présente résolution, à impliquer activement dans le débat et à y associer toutes les organisations de la société civile, les institutions démocratiques, les entreprises de presse, les rédactions, les journalistes, les associations professionnelles, les organes syndicaux, les universitaires et les autres professions concernées;

5. résout :

5.1. de prendre toutes les mesures nécessaires pour traduire en droit positif belge le résultat des travaux de la 4e Conférence interministérielle européenne sur la politique des communications de masse, « Les médias dans une société démocratique » (Conseil de l'Europe, Prague, 7 et 8 décembre 1994);

5.2. d'entamer dès le début de la prochaine législature un processus d'auditions, de réflexions et de travaux parlementaires afin de parvenir à délimiter les pistes d'actions politiques susceptibles de concilier la responsabilité sociale et démocratique de la presse avec ses impératifs commerciaux et économiques;

5.3. d'élaborer dans ce contexte une proposition de loi-cadre portant sur le statut global du journaliste;

6. recommande au gouvernement fédéral de prendre les mesures nécessaires à la mise sur pied d'une commission paritaire mixte spécifique aux journalistes, aux rédactions et aux groupes de presse.

31 mars 2003.

Jean CORNIL.
Paul GALAND.
Philippe MAHOUX.
Marie NAGY.