2-1256/13

2-1256/13

Sénat de Belgique

SESSION DE 2002-2003

4 AVRIL 2003


Projet de loi modifiant la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire et l'article 144ter du Code judiciaire


AVIS DU CONSEIL D'ÉTAT

35.252/2


Le CONSEIL D'ÉTAT, section de législation, deuxième chambre, saisi par le Président du Sénat, le 4 avril 2003, « d'extrême urgence et en tout cas dans un délai ne dépassant pas trois jours », sur un projet de loi « modifiant la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire et l'article 144ter du Code judiciaire et particulièrement en ce qui concerne le paragraphe 4 de l'article 7 de la loi, tel qu'il est remplacé par l'article 5 de ce projet (doc. Chambre, nº 50 2265/010 ­ session 2002-2003) », a donné le 4 avril 2003 l'avis suivant :

Suivant l'article 84, alinéa 1er, 2º, des lois coordonnées sur le Conseil d'État, inséré par la loi du 4 août 1996, la demande d'avis doit spécialement indiquer les motifs qui en justifient le caractère urgent.

La lettre s'exprime en ces termes :

« L'urgence est motivée par le fait que ce projet figure à l'ordre du jour des dernières séances plénières du Sénat avant la dissolution imminente des Chambres, annoncée pour le mardi 8 avril prochain. »

Le Conseil d'État, section de législation, se limite, conformément à l'article 84, alinéa 2, des lois coordonnées sur le Conseil d'État, à examiner le fondement juridique, la compétence de l'auteur de l'acte ainsi que l'accomplissement des formalités prescrites.

Compte tenu du très bref délai qui lui est imparti et du nombre d'affaires qui lui sont soumises en urgence, le Conseil d'État se borne aux observations qui suivent.

I. PORTÉE DE L'ARTICLE 7 EN PROJET

L'article 7, en projet, détermine la compétence des juridictions belges pour connaître des infractions à la loi du 16 juin 1993 relatives à la répression des violations graves du droit international humanitaire. Cette compétence s'articule de la manière suivante :

1º Le paragraphe 1er, alinéa 1er, en projet, affirme la compétence des juridictions belges pour connaître des infractions à la loi du 16 juin 1993, précitée, indépendamment du lieu où elles auront été commises et même si l'auteur présumé n'est pas trouvé sur le territoire de la Belgique, sous la réserve toutefois de la mise en oeuvre des différents mécanismes de dessaisissement prévus aux paragraphes 2 à 4, en projet.

Le paragraphe 1er, alinéa 2, en projet, tempère la règle prévue à l'alinéa 1er, en projet, lorsque les faits dénoncés aux autorités judiciaires belges ne présentent aucun lien de rattachement avec la Belgique (1). Dans ce cas, les poursuites en Belgique ne pourront être engagées que sur la base d'un réquisitoire du procureur fédéral qui invitera le juge d'instruction à instruire la plainte.

Toutefois, le procureur fédéral pourra refuser d'engager des poursuites dans différentes hypothèses prévues à l'article 7, § 1er, alinéa 3, en projet. Le refus du procureur fédéral pourra faire l'objet d'un recours devant la chambre des mises en accusation.

2º Le paragraphe 2, en projet, permet au ministre de la Justice, par une décision délibérée en Conseil des ministres et dans certaines conditions, de porter à la connaissance de la Cour pénale internationale des faits dont les autorités judiciaires belges sont saisies. Dès que le procureur de la Cour pénale internationale aura procédé à la notification prévue à l'article 18, § 1er, du Statut de la Cour, la Cour de cassation, sur réquisition du procureur général, prononce le dessaisissement de la juridiction belge saisie des mêmes faits.

Néanmoins, si les faits ne devaient pas être jugés par la Cour pénale internationale, les juridictions belges sont à nouveau compétentes pour en connaître, moyennant le respect de certaines conditions.

3º En vertu du paragraphe 3, en projet, le ministre de la Justice peut, par une décision délibérée en Conseil des ministres, porter les faits allégués à la connaissance de l'État sur le territoire duquel l'infraction a été commise, ou à l'État dont l'auteur présumé de l'infraction a la nationalité ou encore à l'État sur le territoire duquel l'auteur présumé de l'infraction se trouve, sauf dans l'hypothèse où il est fait application du paragraphe 2, en projet.

Le dessaisissement de la juridiction belge, prononcé par la Cour de cassation, sur le réquisitoire du procureur général, interviendra lorsque plusieurs conditions sont réunies :

a) il faut que la juridiction d'un de ces États décide d'exercer sa compétence;

b) la Cour de cassation doit vérifier qu'il n'y a pas erreur sur la personne;

c) enfin, il faut que la procédure suivie par la juridiction étrangère respecte le droit des parties à un procès équitable.

4º Selon le paragraphe 4, en projet, le ministre de la Justice peut, par une décision délibérée en Conseil des ministres, porter les faits allégués à la connaissance de l'État dont l'auteur présumé de l'infraction est un ressortissant, lorsque cet État dispose d'un arsenal juridique lui permettant de poursuivre les incriminations visées aux articles 1er, 1bis et 1ter, en projet, et respectant le droit des parties à un procès équitable. Cette disposition ne pourra être mise en oeuvre que si la victime n'est pas belge ou que les faits n'ont pas été commis en Belgique.

Le dessaisissement de la juridiction belge, prononcé par la Cour de cassation, sur réquisition du procureur général, interviendra « dans le respect des obligations internationales de la Belgique » et après vérification qu'il n'y a pas d'erreur sur la personne une fois que les faits auront été portés à la connaissance de l'État tiers.

Dans l'hypothèse où les faits dénoncés à l'État tiers seraient examinés par un juge d'instruction belge au moment de la promulgation de la loi en projet, la décision du ministre de la Justice, délibérée en Conseil des ministres, ne pourra intervenir que sur la base d'un avis de la Chambre des mises en accusation rendu dans un délai de quinze jours.

II. OBSERVATIONS GÉNÉRALES

1. Dans son avis 34.154/VR, donné le 16 décembre 2002, sur une proposition de loi « modifiant la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire » (2), la section de législation a souligné, à propos de l'article 7, § 2, proposé (qui correspond à l'article 7, § 2, en projet) que

« a) Compte tenu du principe de la séparation des pouvoirs et de l'article 13 de la Constitution qui dispose que nul ne peut être distrait contre son gré du juge que la loi lui assigne, un dessaisissement éventuel au profit de la Cour pénale internationale ne peut être décidé par le ministre.

Les principes constitutionnels précités imposent, d'une part, que pareil dessaisissement soit prononcé par une juridiction et que, d'autre part, celle-ci soit tenue de prononcer le dessaisissement dès lors qu'elle constate qu'il est satisfait à des critères précis de renvoi établis par la loi.

Une règle de priorité faisant, dans certains cas déterminés par la loi, prévaloir la compétence de la Cour pénale internationale sur celles des juridictions internes pourrait, à cet égard, répondre au prescrit constitutionnel. »

Pour rencontrer cette critique, l'article 7 a été remanié par le législateur en prenant notamment pour modèle les dispositions du dessaisissement prévues dans les articles 6 à 8 de la loi du 22 mars 1996 relative à la reconnaissance du Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie et du Tribunal international pour le Rwanda et à la coopération avec ces tribunaux (3).

2. Toutefois, si l'on compare les différents mécanismes de dessaisissement consacrés à l'article 7, en projet, il apparaît que le droit des parties à un recours effectif n'est pas garanti de la même manière aux paragraphes 2 et 3, d'une part, et au paragraphe 4, d'autre part.

Ainsi, lorsque le dessaisissement intervient au profit de la Cour pénale internationale, le paragraphe 2, en projet, prévoit qu'il ne pourra être prononcé par la Cour de cassation que lorsque le procureur de la Cour pénale internationale aura mis en oeuvre la procédure de saisine de cette cour. Par ailleurs, si la Cour pénale internationale décide de ne pas juger les faits qui lui ont été soumis par la Belgique, les juridictions belges sont à nouveau compétentes. Ceci implique que le plaignant a une nouvelle possibilité de faire entendre sa cause devant les juridictions belges.

De même, en vertu du paragraphe 3, en projet, le dessaisissement de la juridiction belge n'interviendra que si la juridiction d'un des États concernés aura exercé sa compétence et si cet État respecte le droit des parties à un procès équitable. Le dessaisissement est, dans ce cas, prononcé sur réquisitoire du procureur général par la Cour de cassation qui vérifie le critère du procès équitable. Le souci du législateur est donc de garantir aux parties un recours effectif.

Dans ces deux hypothèses, le dessaisissement résulte de ce qu'une juridiction internationale ou une juridiction d'un autre État a mis en oeuvre sa compétence. L'intervention du ministre de la Justice est admissible dans la mesure où son rôle se limite à informer ces juridictions des faits qui ont été dénoncés à la justice belge et n'implique aucune immixtion de sa part dans le processus juridictionnel proprement dit.

Par contre, en vertu du paragraphe 4, en projet, le dessaisissement de la juridiction belge interviendra dès que les faits auront été dénoncés à l'État étranger par le ministre de la Justice, sans attendre que les autorités judiciaires de cet État n'entament elles-mêmes une procédure. Dans une telle hypothèse, c'est donc le pouvoir exécutif qui décide du dessaisissement de la juridiction belge, l'intervention de la Cour de cassation n'apparaissant que purement formelle. Quant à l'intervention de la chambre des mises en accusation pour les dossiers en cours au moment de la mise en vigueur de la loi en projet, elle se limite à un simple avis qui ne lie en rien le pouvoir exécutif.

3. Comme le Conseil d'État l'a rappelé dans son avis 34.154/VR, précité, un dessaisissement éventuel des juridictions belges ne peut être le seul fait du pouvoir exécutif. À tout le moins, il convient que pareil dessaisissement soit prononcé par une juridiction sur la base de critères précis établis par la loi. Le paragraphe 4, en projet, prévoit effectivement une intervention de la Cour de cassation, mais dans des termes différents de ceux du paragraphe 3, en projet.

3.1. Le paragraphe 4, en projet, est en effet peu explicite sur le rôle des autorités judiciaires intervenant dans le cours de la procédure. Ainsi, la rédaction du texte ne semble guère prendre en considération le pouvoir d'appréciation de la Cour de cassation. Pourra-t-elle, par exemple, refuser de prononcer le dessaisissement de la juridiction belge si elle juge qu'un tel dessaisissement ne serait pas compatible avec les obligations internationales de la Belgique ou si ce dessaisissement doit se faire au profit d'une juridiction d'un État où la peine de mort est encore d'application ?

Pourra-t-elle, comme elle peut le faire dans le cadre du paragraphe 3, en projet, contester le dessaisissement sollicité en application du paragraphe 4, en projet, au motif que le droit des parties à un procès équitable ne sera pas effectif ? Ou est-elle liée par la délibération en Conseil des ministres qui aura invité le ministre de la Justice à dénoncer les faits auprès d'un État tiers en estimant que cet État offrait toutes les garanties en matière de procès équitable ?

Quelle est à cet égard la portée exacte des mots « dans le respect des obligations internationales de la Belgique » ?

Le paragraphe 4 est ambigu; sa rédaction actuelle ne paraît pas se concilier avec le principe de la séparation des pouvoirs.

3.2. Enfin, le paragraphe 4, en projet, semble engendrer une discrimination entre les justiciables au regard des articles 10 et 11 de la Constitution. En effet, contrairement aux autres hypothèses de dessaisissement visées aux paragraphes 2 et 3 en projet, les plaignants n'ont aucune garantie que leur plainte pourra effectivement être examinée par une autre juridiction, soit internationale, soit d'un autre État qui se serait reconnue compétente.

Dans le même ordre d'idées, le Conseil d'État s'interroge sur l'articulation entre le paragraphe 3, en projet, et le paragraphe 4, en projet. Dans ces deux hypothèses, le dessaisissement peut intervenir au profit de l'État dont l'auteur présumé de l'infraction est le ressortissant. Selon le paragraphe 3, en projet, il convient de vérifier que cet État respecte le droit des parties à un procès équitable et, selon le paragraphe 4, cet État doit disposer d'une législation qui incrimine les violations graves du droit humanitaire telles qu'elles sont visées aux articles 1er, 1bis et 1ter, en projet ainsi que respecter le droit des parties à un procès équitable.

Contrairement au paragraphe 4, le paragraphe 3, en projet, suppose que la juridiction de l'État concernée mette en oeuvre sa compétence, ce qui implique que, sur la base de son ordonnancement juridique, cette juridiction soit compétente pour poursuivre de telles incriminations.

Compte tenu de ces différences entre les deux procédures, le Conseil d'État n'aperçoit pas dans quelles circonstances objectives, il sera tantôt fait application du paragraphe 3, en projet, tantôt du paragraphe 4, en projet. Le choix de l'une ou l'autre procédure semble, en effet, laissé à l'entière discrétion du pouvoir exécutif.

La chambre était composée de :

M. Y. KREINS, président de chambre;

M. J. JAUMOTTE et Mme M. BAGUET, conseillers d'État;

Mme B. VIGNERON, greffier.

Le rapport a été présenté par Mme P. VANDERNACHT, auditeur. La note du Bureau de coordination a été rédigée par M. P. BROUWERS, référendaire.

La concordance entre la version française et la version néerlandaise a été vérifiée sous le contrôle de M. J. JAUMOTTE.

Le greffier, Le président,
B. VIGNERON. Y. KREINS.

(1) Tel est le cas lorsque l'infraction n'a pas été commise sur le territoire belge, lorsque l'auteur présumé n'est pas belge, lorsque l'auteur présumé n'est pas sur le territoire belge et que la victime n'est pas belge ou ne réside pas en Belgique depuis au moins trois ans.

(2) Doc. Sénat, session 2001-2002, nº 2-1256/3.

(3) Doc. Chambre, session 2002-2003, nº 50-2265/3, p. 24.