2-1256/12

2-1256/12

Sénat de Belgique

SESSION DE 2002-2003

3 AVRIL 2003


Proposition de loi modifiant la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire et l'article 144ter du Code judiciaire


RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION DE LA JUSTICE PAR MME LEDUC


La commission de la Justice a discuté le projet de loi qui vous est soumis, après son renvoi par la Chambre des représentants, au cours de ses réunions des 2 et 3 avril 2003, en présence du ministre de la Justice.

I. EXPOSÉ INTRODUCTIF DU MINISTRE DE LA JUSTICE

Le ministre souligne que le principal amendement adopté par la Chambre porte sur l'article 5 du projet à l'examen (article 7 proposé). Les autres amendements sont d'intérêt secondaire et tendent pour la plupart à corriger des erreurs de traduction (par exemple à l'article 1erter, 8ºquinquies « biens de caractère civil ») ou des références incomplètes (par exemple la référence contenue à l'article 1erbis, 8º).

La principale modification a trait à l'article 5 (article 7 proposé) dont le § 1er prévoit explicitement que sous réserve d'un dessaisissement prononcé dans un des cas prévus aux paragraphes suivants, les juridictions belges sont compétentes pour connaître des infractions prévues à la présente loi, indépendamment du lieu où celles-ci auront été commises et même si l'auteur présumé ne se trouve pas en Belgique.

L'action publique ne pourra toutefois être engagée que sur réquisition du procureur fédéral et dans certaines circonstances bien définies.

Saisi d'une plainte, le procureur fédéral requiert du juge d'instruction qu'il instruise cette plainte. L'on a toutefois prévu plusieurs filtres. Ainsi, il ne doit pas requérir le juge d'instruction lorsque la plainte est manifestement non fondée, que les faits relevés dans la plainte ne correspondent pas à une qualification de la présente loi, qu'une action publique recevable ne peut résulter de cette plainte ou que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice et dans le respect des obligations internationales de la Belgique, cette affaire devrait être portée devant les juridictions internationales. S'agissant du premier et du dernier type de plainte, le dossier doit être mis à l'instruction. Cette instruction peut cependant conduire à décider que les autorités judiciaires belges doivent intervenir, notamment lorsqu'il n'y a aucune possibilité de saisir les autorités judiciaires étrangères compétentes sur la base du lieu où les faits ont été commis, de l'endroit où l'auteur des faits se trouve ou de l'endroit où il pourrait être trouvé.

Aucune modification substantielle n'a été apportée aux §§ 2 et 3 de l'article 7 proposé.

Le § 4, alinéa 1er, règle les modalités de communication des faits incriminés par le ministre de la Justice, en vertu d'un arrêté délibéré en Conseil des ministres. L'alinéa 2 concerne l'intervention de la Cour de cassation dans le dessaisissement, tandis que l'alinéa 3 porte sur l'avis éventuel de la Chambre des mises en accusation. Un régime d'exception similaire est déjà applicable, par exemple, à l'extradition.

Le ministre espère que le Sénat pourra adopter le texte tel qu'il a été transmis par la Chambre des représentants. À défaut, le texte de la loi de 1993 restera applicable alors que tout le monde s'accorde pourtant à dire que ce texte n'est plus tenable. L'on a en effet constaté une certaine évolution ces dix dernières années. Il y a aussi eu la création de la Cour pénale internationale en 2002 et, enfin, plusieurs pays ont suivi l'exemple belge en matière de compétence universelle.

II. DISCUSSION GÉNÉRALE

a. Observations du membres

Mme Nyssens déplore les modifications apportées par la Chambre au texte du projet. Celles-ci sont invraisemblables d'un point de vue juridique et critiquables d'un point de vue démocratique.

L'intervenante reconnaît que les principes généreux de la loi de 1993 présentent certaines limites. Elle peut accepter l'idée d'une révision de cette loi, en prévoyant des filtres (critères de rattachement plus stricts) quant au principe de la compétence universelle des tribunaux belges. Il est exact que certaines plaintes déposées en application de la loi actuelle ont engendré des problèmes diplomatiques et qu'elles ont politisé un outil juridique qui était utilisé tant bien que mal par les magistrats. Ces problèmes diplomatiques doivent être résolus par la voie diplomatique. Or, la Chambre a opté pour une solution politique qui est maquillée sous un habillage judiciaire.

Mme Nyssens est consternée par la procédure que le projet veut insérer à l'article 7, § 4, de la loi du 16 juin 1993 (article 5 du projet). L'idée de demander l'avis de la Chambre des mises en accusation, sur rapport du procureur fédéral, et d'attribuer la décision finale au Conseil des ministres est une monstruosité juridique et une violation du principe de la séparation des pouvoirs.

Elle se demande ensuite comment ce nouveau texte va s'appliquer dans le temps. Le projet à l'examen s'analyse comme une loi de procédure. Va-t-il s'appliquer immédiatement à l'ensemble des plaintes et des procédures en cours ? L'oratrice redoute que tous les dossiers soient soumis à un examen politique par le gouvernement, sans tenir compte de la date du dépôt de la plainte. Une telle solution met en cause la sécurité juridique des parties et risque de susciter une profonde incompréhension de la part des magistrats à qui des dossiers seront soustraits.

En ce qui concerne la possibilité de renvoi de l'affaire devant les juridictions de l'État tiers lorsque l'auteur présumé est ressortissant d'un État étranger qui offre des garanties que l'intéressé aura droit à un procès équitable, Mme Nyssens peut se rallier à cette idée. Elle ne comprend cependant pas pourquoi le projet attribue ce pouvoir de renvoi au ministre de la Justice, après décision du Conseil des ministres. L'oratrice estime qu'il était possible de trouver une solution à l'intérieur du pouvoir judiciaire en élargissant les compétences du procureur fédéral.

L'intervenante estime par ailleurs que la référence à la procédure d'extradition pour justifier la solution proposée n'est pas pertinente. Par ailleurs, il faudrait au minimum prévoir des garanties que l'État vers lequel l'affaire est renvoyée traitera celle-ci avec la diligence voulue pour qu'il y ait une continuité dans la procédure.

Mme Nyssens s'interroge ensuite sur l'articulation entre le pouvoir du procureur fédéral, celui du ministre de la Justice et celui du gouvernement à l'occasion de la procédure de dessaisissement. À quel moment le gouvernement pourra-t-il prendre une décision de nature politique par rapport au pouvoir des autres acteurs ? Les trois acteurs peuvent-ils intervenir à tout moment ? Le texte manque de clarté sur ce point.

Elle constate enfin que le projet confie à la Cour de cassation la compétence pour prononcer le dessaisissement. De quels critères la Cour dispose-t-elle pour prendre cette décision ? Mme Nyssens redoute que le rôle de la Cour de cassation se limite à un entérinement de la décision politique prise par le gouvernement.

Selon M. Mahoux, le texte proposé « instrumentalise » la Cour de cassation à qui on demande d'entériner les décisions politiques prises par le gouvernement. Cette interprétation du texte est-elle exacte ? Le ministre soutient-il cette solution qui semble contraire au principe de la séparation des pouvoirs ?

De manière plus générale, l'intervenant rappelle que la question fondamentale est la lutte contre l'impunité des crimes de génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre.

Il rappelle que la loi dite de compétence universelle votée en 1993 pose de manière claire le principe de la compétence universelle des tribunaux belges pour certaines violations graves du droit international humanitaire, en dehors de tout critère de rattachement. Cette solution n'a suscité aucune discussion pendant de nombreuses années. Les discussions sont apparues à la suite d'une série de dossiers dans lesquels des décisions judiciaires ont été rendues, qui, se basant sur l'article 12 du Code d'instruction criminelle et l'exposé des motifs du projet de loi, battent en brèche le principe de la compétence universelle.

Plusieurs parlementaires ont jugé utile de déposer une loi interprétative de la loi du 16 juin 1993 pour confirmer le principe de la compétence universelle de nos tribunaux en dehors de tout critère de rattachement (voir doc. Sénat, nº 2-1255). Cette thèse a entre-temps été confirmée par la Cour de cassation qui, de manière indépendante, et avant que le Parlement ait voté la loi interprétative de la loi de 1993, a décidé que l'article 12 du Code d'instruction criminelle n'était pas applicable pour les incriminations visées dans la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire.

L'intervenant a le sentiment que lorsqu'une action est intentée pour des incriminations aussi graves que celles visées par la loi de 1993, il est extrêmement important de ne pas prendre parti, quelle que soit l'origine de la plainte.

Il est essentiel sur le plan de la séparation des pouvoirs de laisser à la justice le soin de déterminer si elle est compétente, et si la plainte est recevable et fondée.

L'intervenant se réfère, dans le même ordre d'idées, à l'interdiction pour le ministre, quelles que soient les circonstances, de formuler une injonction négative.

Des plaintes ont été déposées, et des instructions sont en cours.

Veut-on, par décision souveraine du pouvoir politique, ruiner les plaintes déposées et les instructions entamées ?

Est-ce là l'objectif poursuivi par le texte adopté à la Chambre ?

L'intervenant conclut en soulignant son attachement et celui de son groupe au problème de l'impunité, au principe de la séparation des pouvoirs, et au fait que tous les devoirs d'instruction accomplis jusqu'à ce jour puissent se poursuivre.

C'est l'ensemble de ces principes qui éclaire leur lecture du texte à l'examen.

Or, ce texte ne paraît pas prendre ces principes parfaitement en compte.

S'il était démontré de façon sérieuse et circonstanciée que les principes en question sont respectés, l'intervenant et son groupe se rangeraient au texte proposé.

L'orateur souligne en outre le caractère particulier des votes intervenus à la Chambre, dans une période, il est vrai, assez difficile, vu la proximité de la dissolution parlementaire et des élections.

Enfin, ce ne sont pas des instances d'avis qui peuvent déterminer la position que prendra le Parlement.

Au cours de la législature, ces avis ont d'ailleurs été tantôt suivis, tantôt écartés.

De plus, aucun éclairage juridique supplémentaire n'est nécessaire.

L'intervenant plaide donc pour que chacun prenne ses responsabilités par rapport au texte à l'examen, en faisant abstraction d'éléments circonstantiels, et que le ministre de la Justice détermine quelle attitude il adopte par rapport à la séparation des pouvoirs.

Enfin, l'orateur invite à se méfier, lorsqu'on déroge aux principes les plus fondamentaux de la démocratie, du fait que certains pourraient se servir de cela à l'encontre, précisément, de cette démocratie.

M. Monfils rappelle que, depuis le début des débats sur ce sujet, il n'a pas caché son opposition à la loi sur la compétence universelle telle qu'elle était présentée par les auteurs, à savoir une loi interprétative d'une part, et une loi modificative de l'autre.

Dès l'origine, il avait souligné que la magistrature ne disposait pas des moyens de traiter ce genre de problèmes, et que l'on risquait aussi d'opérer des choix entre les plaintes déposées.

L'intervenant renvoie à la question qu'il avait posée au ministre de la Justice, demandant quelles plaintes avaient été suivies par des actes d'instruction, et quelles plaintes ne l'avaient pas été.

Le ministre avait répondu à l'époque que les magistrats avaient toute sa confiance, et qu'il était certain que toutes les plaintes seraient instruites.

Or, il n'en a rien été.

L'intervenant avait également souligné les risques considérables de conséquences politiques et diplomatiques entraînés par les choix faits dans un sens ou l'autre.

Il avait encore rappelé qu'en 1993, il n'existait pas de Cour pénale internationale, mais qu'aujourd'hui, la situation était toute différente.

On dispose d'une juridiction internationale dont on peut espérer qu'elle fonctionnera, pour autant que les États s'en donnent les moyens.

Dès lors, il n'est peut-être pas opportun que la Belgique se présente comme le « gendarme » juridictionnel de l'univers.

L'intervenant et son groupe n'ont cependant pas été suivis, en dépit du fait que le ministre de la Justice lui-même avait répété en commission toutes ces critiques de fond.

On peut lire notamment, dans le rapport de la commission de la Justice : « Enfin, ( ...) au regard de la quantité d'affaires retentissantes sur le plan politique et diplomatique dont il serait saisi, le juge national finirait par être investi de fonctions qui, normalement, devraient revenir aux autorités politiques et diplomatiques. Il s'en suivrait une entorse dangereuse au principe de la séparation des pouvoirs. » (doc. Sénat, nº 2-1256/5, p. 31).

Ce que l'on prédisait voici quelques mois s'est aujourd'hui réalisé.

Le ministre avait également évoqué l'arriéré judiciaire, et des difficultés découlant de jugements différents de pays à pays, si chacun adoptait une loi analogue.

Malgré toutes ces mises en garde, on n'a, à l'époque, pratiquement pas touché au texte, sauf pour y ajouter un filtre tout à fait insuffisant.

En ce qui concerne la Cour de cassation, l'intervenant et son groupe avaient plaidé pour que l'on n'intervienne pas, et qu'on laisse cette juridiction prendre sa décision.

À ce sujet, le rapport de la commission fait état d'interventions de membres déclarant inacceptable que le juge se substitue au législateur.

Leur point de vue a changé lorsque la Cour de cassation a donné raison aux auteurs de la proposition.

Le groupe de l'intervenant avait également souligné que, si l'on intervenait en cours de procédure, tout le monde devait être mis sur le même pied. Il ne voyait pas pourquoi certaines instructions commencées avant la loi nouvelle ne seraient pas visées par celle-ci, alors que des plaintes déposées auparavant mais au sujet desquelles l'instruction n'avait pas encore commencé, le seraient.

Là encore, on n'a tenu aucun compte de ces remarques.

Après le vote de la loi, certaines questions ont été posées sur de possibles excès.

Pour les auteurs de la proposition, il eût fallu que les plaignants soient sages et qu'ils déposent de « bonnes » plaintes. Or, il n'y a pas de « bonnes » et de « mauvaises » plaintes, mais seulement des plaintes qui s'inscrivent dans le cadre de la loi et d'autres qui n'y rentrent pas.

En continuant sur sa lancée actuelle, la Belgique finira par être la cible des critiques de tous les pays qui feront, à un titre ou autre, l'objet d'une plainte devant les tribunaux belges.

Envisager la question de façon tout à fait indépendante de la réalité concrète et des plaintes déposées, comme le prônait un précédent orateur, est une vue de l'esprit.

Dès lors que le ministre de la Justice, sur avis du Conseil des ministres, peut décider qu'il n'y a pas lieu à poursuivre, dénoncer l'affaire à l'État d'origine, et par conséquent demander le dessaisissement automatique par la Cour de cassation via le rapport du procureur général, il est clair que c'est le gouvernement qui prend la décision.

Il est également clair que les procédures en cours peuvent être arrêtées par la même procédure, sous réserve d'avis complémentaires de la chambre des mises en accusation et du procureur fédéral (lequel fera rapport sur les quatre critères définis par le texte).

Il est évident que les amendements adoptés à la Chambre modifient fondamentalement la loi de compétence universelle.

Pour sa part, l'intervenant reste du même avis. Il a attiré l'attention sur les risques encourus, et sur la nécessité d'un filtre. Ce dernier est introduit, ce dont il ne peut que se réjouir, même s'il est effectivement quelque peu paradoxal que le pouvoir exécutif intervienne dans une procédure en cours, en étant, il est vrai, ultérieurement couvert par une décision de dessaisissement de la Cour de cassation.

Peut-être eût-on pu trouver une autre solution et, comme l'avait proposé l'intervenant, régler le problème par un système de compétence.

Une majorité écrasante ne l'a pas voulu.

En outre, l'intervenant ne pense pas que la loi restera telle qu'elle est. Il faudra reconsidérer sérieusement la question, dans une optique de simplification, mais en gardant à l'esprit que l'on doit éviter d'aboutir à une situation politique et diplomatique intenable, alors même que l'on espère que la Cour pénale internationale va pouvoir commencer à fonctionner à la fin de 2003 ou au début de 2004.

Ce n'est pas le rôle de la Belgique d'être le gendarme du monde, mais elle doit par contre intervenir immédiatement dès qu'il existe un critère de rattachement.

C'est donc avec satisfaction que l'intervenant accueille le système adopté par la Chambre, qui rencontre les objectifs poursuivis et exprimés par l'intervenant.

M. Guilbert souhaite avoir quelques précisions sur l'article 7, § 4 proposé.

Cette disposition, sera-t-elle bien utilisée de manière exceptionnelle ?

Si la décision du ministre est prise selon la procédure prévue au § 4, peut-elle faire l'objet d'un recours ?

Si la Cour de cassation doit se prononcer sur un dessaisissement, doit-elle d'abord examiner la légalité de la décision du ministre de la Justice ? Doit-elle vérifier si le ministre s'est assuré que le crime commis sera bien poursuivi dans l'autre État (si cet État a les moyens pour poursuivre, si leur Justice fonctionne correctement, etc.).

La dernière question concerne l'alinéa 3 proposé, et plus particulièrement l'avis de la chambre des mises en accusation. Devra-t-elle utiliser les mêmes critères que le procureur fédéral, visés à l'article 7, § 1er ?

Mme Nyssens souhaite une précision par rapport au principe de la séparation des pouvoirs, notamment concernant l'intervention du ministre. Le ministre a invoqué les similitudes avec l'extradition. Quelle est la relation avec le mandat d'arrêt européen ?

M. Van Quickenborne évoque l'importante loi de 1993 sur le génocide, qui, à l'époque, faisait l'unanimité à la Chambre et au Sénat. Cette loi pouvait compter sur l'assentiment des membres de la majorité et de l'opposition. Il est dès lors regrettable que cette unanimité et ce consensus ne perdurent pas aujourd'hui. La loi de 1993 sur le génocide a, incontestablement, de très nombreux mérites; l'intervenant évoque ainsi le rôle de pionnier joué par la Belgique en matière de compétence universelle. En outre, cette loi a été à la base de la création de la Cour pénale internationale. M. Van Quickenborne déplore néanmoins le champ d'application limité de cette cour, qui ne peut connaître que des faits commis après juillet 2002, et dont tous les pays ne sont pas membres.

D'une manière générale, on plaide indiscutablement pour le maintien de l'essence de la loi, à savoir l'instauration d'une juridiction universelle auprès de laquelle peuvent être traitées, en Belgique, d'une manière ou d'une autre, des affaires sans aucun lien avec la Belgique, s'il s'avère que notre pays est le forum le mieux indiqué à cet effet. La loi de 1993 était appliquée non seulement selon la lettre, mais selon l'esprit. L'intervenant évoque, par exemple, l'attitude du ministre Michel dans l'affaire Pinochet.

Cette loi doit toutefois pouvoir résister à toutes sortes d'abus politiques, qui pourraient jeter le discrédit sur son essence même. Ainsi, l'appui d'un député à une plainte déposée dans le cadre de cette loi a sonné le glas du bon équilibre défendu au Sénat.

L'intervenant fait part des considérations suivantes.

I. Les « filtres » qui interviennent dans la saisine

La Chambre a maintenu la distinction entre les victimes dont la cause présente un lien avec la Belgique, et les autres. Dans le premier cas, il est naturel qu'elles engagent leur action en Belgique; en d'autres termes, cette question n'a plus à être posée. Les intéressés peuvent, sans plus, introduire une plainte avec constitution de partie civile et mettre en branle eux-mêmes l'action pénale par le truchement de cette plainte. Dans le second cas, lorsqu'il n'existe aucun lien avec la Belgique, il est par contre légitime de se poser concrètement la question de savoir pourquoi la partie plaignante entend faire appel au pouvoir judiciaire belge. Il incombe au procureur fédéral de répondre à cette question ainsi que, en cas de recours, à la chambre des mises en accusation. Sur ce point, le projet contient quelques innovations fort importantes, que la Chambre a encore affinées :

A. Le procureur fédéral

Il y a d'abord la nouvelle règle qui prévoit un cadre d'appréciation rigide pour le procureur fédéral. Dans la pratique, le procureur, saisi d'une plainte, devra parcourir une sorte de « check-list » de quatre points. Il s'agit de quatre raisons dont chacune justifie qu'un juge d'instruction ne soit pas saisi de la plainte. Il est vrai que la liste est exhaustive, en ce sens que le procureur ne peut pas invoquer d'autres motifs. Il y a là un élément important de renouveau par rapport au droit commun, puisque le ministère public jouit d'une liberté totale dans son appréciation et peut prendre en considération également des motifs de pure opportunité. Cette liberté n'existera donc plus désormais pour la loi du 16 juin 1993.

L'intervenant parcourt ci-après les quatre motifs sur la base desquels le procureur peut décider de ne pas transmettre le dossier à un juge d'instruction :

1º si la plainte est manifestement dénuée de fondement. Tel peut être le cas, par exemple, si le plaignant se borne à énumérer des allégations, sans les fonder de quelque manière que ce soit. En outre, une plainte peut être manifestement non fondée si les indices invoqués sont, à première vue, absolument indignes de foi ou recèlent des contradictions internes. Il s'agit nécessairement d'une appréciation de pur fait, de sorte que ces exemples ne sont pas limitatifs, mais ne font qu'indiquer la direction. Il convient néanmoins de souligner qu'il s'agit d'un contrôle marginal quant au caractère « manifestement non fondé » de la plainte. En cas de doute, une demande d'instruction judiciaire doit être introduite. Enfin, il convient également de ne prendre en considération que la plainte et les pièces éventuellement jointes en annexe : l'intention n'est pas de charger le procureur général d'une sorte d'enquête « au format de poche ».

2º si les faits de la plainte ne correspondent pas à une définition de la présente loi. Tel peut être le cas, par exemple, si le plaignant se fonde sur un fait tout à fait isolé de meurtre ou de disparition (sans que ce fait ne s'inscrive dans une situation impliquant un crime contre l'humanité, un crime de génocide, un crime de guerre ou une violation grave des conventions de Genève), ou par exemple également si la plainte est fondée sur un délit qui ne répond pas à l'une des définitions de la loi de 1993, tel que le délit de faux en écritures ou d'escroquerie.

3º si aucune action pénale recevable ne peut résulter de la plainte. Sont visées en l'espèce toutes les situations dans lesquelles la plainte n'est pas, à vrai dire, à première vue, dénuée de fondement et vise également un délai prévu par la loi, mais où le procureur fédéral constate que la saisine du juge d'instruction d'une action pénale est dénuée de sens en présence d'un motif décisif pour que celle-ci soit irrecevable. Depuis l'arrêt de la Cour de Justice dans l'affaire Congo contre Belgique du 14 février 2002 et l'arrêt de principe de la Cour de cassation du 12 février 2003, il est par exemple constant qu'un chef d'État, un chef de gouvernement et un ministre des Affaires étrangères bénéficient de l'immunité. L'action pénale contre l'une de ces personnes est dès lors exclue d'avance (ce au moins tant qu'elles restent en fonctions). Dans la mesure où la plainte vise de telles personnes, le procureur fédéral ne doit donc y réserver aucune suite. Et pourtant, ce n'est pas parce qu'une plainte est dirigée entre autres contre une personne revêtant une fonction qui lui confère l'immunité, que celle-ci devrait être rejetée dans son ensemble : ainsi que la Cour de cassation l'a décidé dans l'arrêt susvisé du 12 février 2003, l'irrecevabilité se limite à la personne ou aux personnes qui bénéficient de l'immunité et l'instruction judiciaire pourra donc avoir lieu sans plus contre d'autres personnes, même si la plainte est dirigée contre des inconnus.

Un autre exemple est la plainte contre une personne qui, au moment de l'appréciation par le procureur fédéral (ou ultérieurement par la chambre des mises en accusation), est décédée.

4º si, sous certaines conditions, les tribunaux d'un autre pays sont mieux placés pour connaître de l'affaire.

Cette dernière condition constitue elle aussi une innovation importante dans le droit belge. Elle est fondée sur la doctrine du droit américain quant au « forum non conveniens », telle qu'elle est appliquée dans des affaires de compétence universelle relevant de l'Alien Torts Claims Act. Cette loi présente des analogies considérables avec notre loi du 16 juin 1993, étant entendu que la loi américaine est une loi civile et non une loi pénale. Le principe de la compétence universelle est cependant fondamentalement le même.

La doctrine du « forum non conveniens » aux États-Unis d'Amérique part de la présomption que le forum saisi est le plus approprié. Il est examiné ensuite en premier lieu si, pour la même affaire, il existe un autre forum adéquat et tout aussi accessible. Dans l'affirmative, l'on pondère les circonstances concrètes de la cause.

Si le bilan amène de manière convaincante à se prononcer en faveur du forum d'un autre pays, le juge déclare l'affaire irrecevable. En l'occurrence, il ne s'agit pas tant d'une déclaration d'incompétence (sans laquelle un « forum non conveniens » n'est même pas évoqué) que d'une appréciation relative à la compétence plus opportune d'un forum étranger.

Le présent projet a, moyennant quelques adaptations au point de vue du droit pénal, traduit cette doctrine de la manière suivante :

­ si un autre forum, précisé dans la loi, est compétent et répond aux critères internes en matière d'« indépendance, impartialité et équité », le procureur fédéral peut envisager de ne pas engager l'action pénale en Belgique;

­ pour qu'une telle décision puisse effectivement être prise, il est requis que la constatation de pareille priorité d'un forum étranger soit, d'une part, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice et que, d'autre part, les obligations internationales de la Belgique soient ainsi respectées. Les deux critères doivent être observés sur la base des circonstances concrètes de la cause. Le critère d'une bonne administration de la justice requiert notamment, tout comme dans la doctrine américaine, que la plainte concrète puisse être introduite devant le forum étranger, non seulement en théorie mais aussi en pratique, avec des chances de réussite réalistes. Dès qu'il apparaîtrait qu'il existe des entraves de droit ou de fait comportant un risque grave que l'affaire ne puisse pas être introduite devant le forum étranger, ou ne puisse pas l'être avec succès, il conviendrait d'exclure ce forum en tant qu'alternative éventuelle.

Le critère des obligations internationales de la Belgique porte tant sur les obligations résultant de traités internationaux que sur le droit coutumier international. Récemment, la Cour de cassation a encore reconnu l'effet direct de ce droit coutumier dans l'arrêt précité du 12 février 2003. Concrètement, cela signifie que le procureur fédéral devra tenir compte, d'une part des dispositions des Conventions de Genève de 1949 et du premier protocole complémentaire ainsi que du traité sur le génocide de 1948, et d'autre part, d'un nombre de règles du droit coutumier, notamment celle qui dispose qu'un État est tenu de rechercher les auteurs présumés de crimes contre l'humanité et, s'il les trouve sur son territoire, soit de les poursuivre devant ses propres tribunaux, soit les extrader (voir par exemple la Résolution 3074 du 3 décembre 1973 de l'Assemblée générale des Nations unies, voir également DAVID, E., Éléments de droit pénal international, ULB, PUB, édition 2001-2002, vol. II, p. 36 et suivantes, nºs marginaux 11.19 à 11.20).

La relation avec l'autre forum auquel l'on peut accorder la priorité selon le point 4) de l'article 7, § 1er, alinéa 3, en projet, est encore mise en évidence par l'alinéa 5 de l'article 7, § 1er : si le procureur fédéral fonde son refus d'engager l'action pénale sur le point 4) visé, le ministre de la Justice doit informer l'autre forum concerné. Cette obligation ne reste pas limitée aux cas dans lesquels le droit international impose l'obligation de l'extradition en cas de non poursuite en Belgique, mais elle vaut également pour tous les autres cas.

B. Le recours devant la chambre des mises en accusation

Il s'agit d'une deuxième innovation importante qui était déjà inscrite dans la proposition d'ores et déjà approuvée par le Sénat, mais qui vient d'être précisée et complétée par la Chambre.

Dans le délai d'un mois suivant une plainte déposée entre ses mains, le procureur fédéral doit signifier sa décision à la partie plaignante. Le principe général du caractère secret de l'instruction requiert qu'aucune partie ne soit informée de cette décision. La faculté de contradiction n'est sauvegardée qu'en cas de recours. Dans certaines affaires, il peut d'ailleurs être dans l'intérêt de la partie plaignante d'acquiescer à la décision du procureur fédéral, ce afin d'éviter que des informations délicates (comme la résidence d'un auteur présumé) n'atteignent ceux à qui elles ne sont pas destinées.

La faculté d'introduire un recours constitue à tout point de vue une nouveauté dans le droit pénal belge. Dans d'autres régimes de droit pénal, comme par exemple aux Pays-Bas, cette faculté est entrée dans les moeurs depuis belle lurette. La faculté du recours dans le domaine spécifique de la loi du 16 juin 1993 consiste, d'une part, à chercher une voie moyenne entre la constitution de partie civile et la plainte ordinaire auprès du parquet, et d'autre part, à permettre au parquet fédéral de développer une jurisprudence et une politique dans le domaine des critères spécifiques du cadre de décision imposé.

II. Des possibilités de dessaisissement des juridictions belges

La proposition, telle qu'elle a été amendée par la Chambre, maintient la possibilité de dessaisissement de l'affaire au profit de la Cour pénale internationale ainsi qu'en faveur d'un État tiers qui procède effectivement aux poursuites. Il est vrai que la Chambre a procédé à une adaptation terminologique en ce qui concerne le renvoi devant la Cour pénale internationale : au lieu d'une « dénonciation », le texte fait maintenant état de « porter à la connaissance ». La modification fut motivée par la considération que la Belgique doit avoir la possibilité de porter toutes les affaires à la connaissance de la cour, y compris celles pour lesquelles la compétence de cette dernière n'est pas évidente au premier abord. Cette modification n'est pas vraiment efficace, mais l'on peut se contenter de considérer le terme nouveau comme un élargissement du terme ancien. En tout état de cause, il appert manifestement de la phrase introductive de la disposition (« Conformément à l'article 14 du statut ... ») que les informations communiquées à la Cour par la Belgique conformément à l'article 7, § 2 de la loi, constituent un acte dont l'accusateur de la Cour pénale internationale est saisi au sens des articles 13 et 14 du statut de cette Cour.

La Chambre a toutefois introduit une troisième possibilité de soustraire l'affaire aux juridictions belges, possibilité bien moins évidente que les deux autres.

Il vrai que le § 4 part du même mécanisme que le § 3, à savoir une première phase dans laquelle les faits sont « signifiés » (§ 4) ou « portés à la connaissance » (§ 3) d'un autre État. L'intervenant n'aperçoit d'ailleurs pas tout à fait l'utilité de la différence entre ces termes, puisqu'il s'agit dans les deux cas d'un acte purement unilatéral, en dehors de tout contexte qui assortirait celui-ci d'un effet juridique (ce qui est par contre le cas du renvoi devant la Cour pénale au § 2). Tant le § 3 que le § 4 partent dès lors d'une décision politique tout à fait similaire d'impliquer un autre pays dans la cause.

Les conditions de cette décision, ainsi que ces effets, sont toutefois fondamentalement différents :

­ pour l'application du § 3, plusieurs États sont à retenir : le pays où les faits ont été commis, le pays de la nationalité de l'auteur présumé et le pays où réside cet auteur présumé. Le pays de la nationalité de la victime ne figure pas dans la liste.

Pour l'application du § 4, un seul État est à retenir selon le texte de la loi : celui de la nationalité de l'auteur présumé. Toutefois, on voit mal quelle solution devra être choisie dans l'hypothèse ­ tout à fait vraisemblale ­ d'une pluralité d'auteurs.

­ la règle du § 3 prévoit une communication plutôt amorphe à l'autre État, suivie d'une condition importante relative au dessaisissement (à savoir, la garantie que les poursuites ont lieu dans un autre État); par contre, la règle du § 4 comporte des conditions plus restrictives quant à la communication du dossier, suivies d'un dessaisissement beaucoup plus souple.

En effet, sous le régime du § 4 un dossier ne peut pas être communiqué à un autre pays si 1º la victime est belge; ou 2º les faits ont été commis en Belgique. D'autre part, la communication d'un dossier n'est possible, selon le § 4, que si l'autre pays « garantit (aux parties) le droit à un procès équitable ». Tout comme dans le cas de l'appréciation par le procureur fédéral, une approche théorique ne suffit pas en l'espèce, mais un examen in concreto s'impose sur la base des circonstances de la cause.

Le dessaisissement même dépend, dans le cas du § 4 comme dans celui du § 3, d'une décision de la Cour de cassation. Selon le § 4, la Cour, contrairement au § 3, doit vérifier également si la décision de dessaisissement est conforme aux obligations internationales de la Belgique. C'est ainsi, par exemple, qu'une affaire dans laquelle l'auteur présumé de violations graves de la première Convention de Genève se trouve sur le territoire belge, ne pourra pas être soustrait aux juridictions belges, puisque cela serait contraire à l'article 49 de la Convention en cause.

En guise d'observation finale à propos de la règle nouvelle du § 4, il convient de souligner que cette procédure est tout à fait exceptionnelle. Outre le danger d'une violation de nos obligations internationales, il y a aussi le risque d'une immixtion, par le pouvoir exécutif, dans les compétences du pouvoir judiciaire. Tel pourra, par exemple, être manifestement le cas si une plainte entre les mains du procureur fédéral a donné lieu à une action pénale, puisque le procureur général aura déjà examiné, dans ce cas, si un autre État ne serait pas un forum mieux approprié. Dans pareils cas, il n'appartient plus au pouvoir exécutif de se livrer une fois de plus au même exercice. Mais sans aucun doute y aura-t-il en outre bon nombre d'autres cas où l'immixtion sera peut-être plus subtile, sans être pour cela moins problématique.

Un second motif justifiant de faire preuve d'une prudence absolue réside dans le fait que plusieurs auteurs présumés de nationalités différentes pourraient être impliqués dans un dossier. Si l'on transmet le dossier à un seul État et si, à la suite de ce renvoi, l'on cesse toutes poursuites ultérieures en Belgique, cela revient concrètement à un arrêt pur et simple des poursuites contre les ressortissants de l'autre État. En effet, la possibilité que l'État auquel le dossier a été transmis poursuivra également les autres personnes impliquées est extrêmement petite (puisqu'il est peu vraisemblable, dans ce cas, que l'affaire n'aurait pas été introduite à une date antérieure dans cet État).

L'intervenant estime dès lors qu'en l'occurrence, l'État belge devrait prendre comme règle absolue qu'il ne peut être fait application du § 4 que si effectivement, et ce pas à terme, les §§ 2 et/ou 3 ne peuvent apporter de solution à la problématique en cause, et qu'en tout état de cause l'État doit obtenir, en vue d'un renvoi sur la base du § 4, des garanties déterminées de l'autre État que la plainte sera à tout le moins prise sérieusement en considération.

Mme Nyssens voudrait savoir quelle est la hiérarchie entre les instances qui peuvent intervenir dès qu'une plainte a été déposée. Ces instances sont le procureur fédéral, le ministre et le gouvernement. Chacune d'elles peut-elle intervenir à n'importe quel moment dans la procédure ou non, et quelle est dans ce cas la hiérarchie applicable ?

M. Mahoux renvoie à l'affaire Pinochet. Cette affaire a agité non seulement la Belgique, mais aussi l'Europe et même le monde entier. Sur le plan politique et diplomatique, tout le monde était d'accord pour dire que M. Pinochet devait être poursuivi. Si l'on avait à l'époque pu appliquer l'actuelle proposition, le ministre ne pense-t-il pas que l'on se serait trouvé dans une situation dans laquelle le gouvernement aurait, politiquement parlant, toutes les raisons de donner suite à une plainte, mais aurait, pour des raisons juridiques, renvoyé l'affaire au Chili, puisque cet État est un État de droit démocratique, avec, comme conséquence, une impunité à vie pour M. Pinochet ?

b. Réponse du ministre

La discussion générale a montré deux choses. D'une part, il est clair que tout le monde souscrit aux principes de la loi de 1993, à savoir la lutte contre l'impunité. D'autre part, les avis divergent quant à son application pratique, même chez ceux qui, en 1993, ont été parmi les instigateurs de la loi initiale.

Depuis 1993, un certain nombre de faits nouveaux se sont produits. Il y a eu tout d'abord l'exécution pratique de la loi qui a donné lieu à un certain nombre de plaintes. Celles-ci ont tantôt débouché sur des poursuites, tantôt nécessité des investigations supplémentaires. On peut ensuite constater qu'un certain nombre de pays ont suivi l'exemple belge. L'Espagne par exemple a également approuvé la compétence universelle. D'autres pays se sont prononcés d'une manière moins tranchée. Pour finir, la Cour pénale internationale a été créée et installée à La Haye.

La pratique a révélé un certain nombre de problèmes juridiques, diplomatiques et politiques. Ces problèmes ont soulevé un certain nombre de questions fondamentales, qui ont suscité d'importantes discussions, non seulement dans les enceintes juridiques, mais aussi sur le plan politique et diplomatique.

Certains regrettent que le Parlement doive encore se prononcer aujourd'hui, juste avant la fin de la législature, sur une réforme de cette loi. Peut-être y a-t-il déjà eu, dans le passé, des moments où une réforme paraissait nécessaire. Ce n'est toutefois pas une raison pour ne pas adapter une loi aussi importante. Cela doit pouvoir se faire à n'importe quel moment. On peut d'ailleurs renvoyer à une modification antérieure de la loi, en 1999.

L'expérience a démontré par ailleurs que la Belgique a été choisie pour être le forum où sont déposées toutes les plaintes possibles, même sans que ces plaintes aient le moindre lien avec notre pays. Même en interprétant très largement les motivations du législateur en 1993, on ne peut pas conclure que cette évolution entrait dans les intentions dudit législateur.

À cet égard, on peut se référer à deux personnes faisant autorité, qui ont déjà été citées précédemment dans ce débat. Ainsi, M. Antonio Cassese, ancien président de la Cour pénale internationale, a dit, au sujet de la compétence universelle absolue d'un pays, qu'elle a pour effet de submerger de travail les juges compétents et de leur imposer un grand nombre de plaintes politiques et diplomatiques. C'est, en fait, l'inverse de ce qu'ont prétendu certains, à savoir que la politique empiéterait ici sur le pouvoir judiciaire et ne respecterait pas, de ce fait, la séparation des pouvoirs. Le juge d'instruction Damien Vandermeersch, un homme de terrain, s'est, lui aussi, prononcé dans ce sens.

On a donc fait des choix qui dépassent l'aspect strictement juridique et comportent également des aspects politiques et diplomatiques.

Nous ne devons pas, dans ce débat, verser dans la discussion de cas concrets. Cependant, il faut qu'il soit clair que la réglementation prévue par le § 4 ne doit être appliquée que si les §§ 1er à 3 ne conduisent pas à une solution. Cette situation doit donc être l'exception absolue, lorsqu'aucune autre issue n'est possible.

Il faut faire remarquer que les filtres qui sont utilisés par le procureur fédéral ne sont pas remis en cause. On conteste par contre le filtre qui a été confié au ministre. On ne peut recourir à celui-ci qu'après une délibération approfondie au Conseil des ministres. Et même si c'est très exceptionnel, ce n'est pas la première fois que le pouvoir supérieur du pays, le législateur, accorde au pouvoir exécutif des compétences, dont celui-ci ne disposerait pas dans un système de scission pure des pouvoirs. On peut citer, à titre d'exemple, la procédure d'extradition et les procédures en matière de prise d'otages et de terrorisme.

Il faut reconnaître que d'anciennes plaintes tomberont dans le champ d'application de la loi à l'examen. C'est toutefois inévitable, et il faut en tenir compte.

On fait observer que la Convention internationale relative à la Cour pénale internationale n'aurait pas le même statut que les accords bilatéraux qui sont conclus avec d'autres pays. Même si on peut en avoir une perception différente, il faut reconnaître qu'il s'agit, certes, en l'occurrence, d'un traité multilatéral mais qu'il n'y a aucune différence par rapport aux accords bilatéraux. En effet, un traité multilatéral n'est rien de plus qu'un accord bilatéral comptant un grand nombre de parties.

Le ministre de la Justice ne peut jamais excéder ses compétences. Il ne peut dès lors pas exercer le droit d'injonction négative, car il n'en dispose pas. On peut uniquement lui demander de contrôler la conformité d'un dossier concret à la lumière de la loi. Ce sera la Cour de cassation qui jugera alors si la loi a été appliquée de manière correcte.

La comparaison avec le mandat d'arrêt européen n'est pas tout à fait dénuée de sens car celui-ci concerne une série de délits qui sont aussi visés par le projet de loi à l'examen. Le mandat d'arrêt européen ne peut cependant pas être comparé à la Convention internationale qui a créé la Cour pénale internationale parce qu'il s'agit d'un tout autre ordre juridique. Par les Traités de Maastricht et d'Amsterdam, il a été décidé d'ouvrir les frontières en optant pour un espace européen de sécurité et de justice au sein de l'Union européenne.

Ce concept est d'un tout autre ordre qu'une convention internationale qui tend à combattre l'impunité du crime de génocide. On s'efforce d'y parvenir par l'entremise d'un forum international qui est le complément des instances judiciaires nationales.

La création du mandat d'arrêt européen est synonyme d'entrée en vigueur d'un nouveau système qui se substitue au précédent.

À la question de M. Guilbert sur les possibilités de recours, le ministre répond que ce recours peut être exercé devant le Conseil d'État.

Il rappelle d'ailleurs que la Chambre des mises en accusation fait les mêmes vérifications que le procureur général.

Le ministre souligne enfin que même les partisans de la loi de 1993 doivent être conscients du fait que son application pose problème. Il laisse aux sénateurs le soin de décider, dans leur grande sagesse, s'ils peuvent ou non se rallier à la solution proposée par la Chambre. Si le Sénat décide de rejeter cette solution, il faudra continuer de s'accommoder des imperfections que recèle la loi actuelle.

M. Vandenberghe se réfère au point de vue qu'il a déjà adopté au cours de la discussion du projet à l'examen au mois de janvier (rapport de Mme Leduc, doc. Sénat, nº 2-1256/5, p. 24 et suivantes). Il regrettait déjà à l'époque que le Sénat n'ait pas joué son rôle de chambre de réflexion politique. Au lieu de chercher une solution juridiquement adéquate aux conflits relatifs à la portée de la loi du 16 juin 1993, le Sénat a mené une discussion politique. Si on donne une réponse politique à un problème juridique, on s'engage inévitablement dans une impasse.

Aujourd'hui, le problème est encore plus grave parce qu'il y a deux projets à l'examen. Une loi interprétative, sur laquelle la Chambre doit encore se prononcer définitivement, et le projet de loi à l'examen. La question est de savoir comment concilier les deux.

Le Sénat n'a plus aucune marge de manoeuvre dans la présente discussion, vu l'imminence de la dissolution du Parlement fédéral. Il eût été préférable de résoudre les problèmes au cours de la précédente discussion du projet. Le Sénat a perdu à l'époque l'occasion d'élaborer une solution convenable au problème de la compétence universelle.

Cette loi pose un problème juridique fondamental, qui est de savoir dans quelle mesure, en octroyant une compétence universelle, elle est compatible avec le droit international.

La Belgique s'attribue une compétence universelle, ce qui soulèvera inévitablement des problèmes pour ce qui est de l'application du droit, de la charge de la preuve et des autres principes juridiques internationaux.

On ne peut à l'heure actuelle soumettre les modifications apportées par la Chambre à un examen juridique parce que nous ne disposons pas encore du rapport de l'examen mené par ladite assemblée. Le groupe politique de l'intervenant devra donc encore décider quel point de vue il adoptera. Si le projet doit encore être voté avant la dissolution, on ne pourra même pas l'amender pour l'adapter à la loi interprétative ­ loi qui était superflue puisque la Cour de cassation n'avait pas encore, à ce moment, rendu d'arrêt.

c. Répliques des membres

M. Destexhe constate que le consensus auquel on était arrivé au Sénat à propos du projet à l'examen a volé en éclats à la Chambre, et cela en dépit de l'appui du premier ministre et du ministre des Affaires étrangères pour le texte voté au Sénat, à cause de la plainte contre l'ex-président Bush, soutenue par le député Moriau.

Quand on prétend défendre les droits de l'homme, il faut se rendre compte des conséquences de ses actes.

Ceux qui s'opposent à la compétence universelle se réjouissent de l'action de M. Moriau, tout en prétendant la défendre, qui a contribué a affaiblir le texte.

Après l'action de M. Moriau, nous avons perdu le soutien du premier ministre et du ministre des Affaires étrangères pour le texte voté au Sénat.

Le texte voté par la Chambre n'est pas satisfaisant et le gouvernement va rapidement réaliser qu'il est peu praticable en raison du rôle joué dans la procédure par le ministre de la Justice, ce qui mènera inévitablement à un débat politique au sein du Conseil des ministres. Est-ce que l'on peut s'imaginer qu'un État accepte que notre ministre de la Justice décide que cet État ne respecte pas les règles de droit ?

La solution retenue par la Chambre permet de sortir de la situation de crise actuelle mais ne changera strictement rien à terme, dès lors que le gouvernement devra se prononcer sur les premiers dossiers.

M. Destexhe regrette que la Chambre n'ait pas ajouté que le § 4 ne s'applique pas si la personne ne réside pas depuis plus de trois ans en Belgique. Un grand nombre de plaintes des victimes du génocide du Rwanda auraient de la sorte pu suivre leur cours, sans passage au Conseil des ministres.

En ce qui concerne les plaintes en cours, il faut reconnaître que personne ne sait quelle suite sera réservée à leur traitement. On peut supposer qu'elles continueront à suivre leur cours judiciaire mais rien n'est moins sûr.

L'orateur s'inquiète également du fait que la Chambre n'a pas encore voté la loi interprétative. Le juge du fond n'est pas obligé de suivre l'arrêt de la Cour de cassation.

Mme Nyssens constate que la nouvelle loi sera applicable à l'ensemble des dossiers qui sont à l'examen. Mais le procureur fédéral pourra-t-il intervenir dans des dossiers qui sont à l'instruction préparatoire, par exemple en vue de clôturer ces dossiers ? N'y aurait-il pas lieu d'insérer une disposition transitoire qui précise ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas dans les dossiers en cours ? En effet, l'intervenante estime que le texte actuel est loin d'être clair.

M. Mahoux déposera un amendement qui vise à supprimer le § 4, car, en fin de compte, la politique ne devrait pas intervenir dans une décision judiciaire. Enfin, le sénateur souhaiterait obtenir une réponse claire en ce qui concerne la compétence dans l'affaire Pinochet.

M. Monfils estime que la crédibilité de la Belgique ne saurait dépendre d'une procédure judiciaire. Il constate que le débat est devenu essentiellement politique; il préfère d'ailleurs un débat politique à une épée de Damoclès sous la forme de plaintes qui sont déposées ou non ou qui sont à l'instruction préparatoire. Il espère que le gouvernement procèdera, dans les mois qui viennent, à une analyse, les intérêts de la Belgique devant également être un facteur dans la décision finale.

M. Dubié est d'accord pour constater que la décision finale sera politique. Toutefois, il n'accepte pas qu'on veuille la couvrir d'un voile juridique. Il serait beaucoup plus clair d'affirmer que la décision sera purement politique.

M. Vandenberghe fait observer que toutes les décisions prises par les autorités belges doivent être conformes à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH). Le texte doit toujours être lu conjointement au droit international, qui est directement applicable. En 1991, la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg a refusé l'extradition d'une personne de la Grande-Bretagne vers les États-Unis, où la peine de mort existe, car elle a estimé que la CEDH était applicable sans réserve. La loi devra donc toujours tenir compte des principes du droit international, et des libertés et droits fondamentaux. La Cour de cassation ne pourra donc renvoyer aucun dossier dans les pays qui ne respectent pas les libertés et les droits fondamentaux.

M. Van Quickenborne se demande comment ce point de vue pourra être rapporté à la réalité dans les cas concrets. Il est clair, en effet, que l'on a rédigé le § 4 dans le but de pouvoir se dépêtrer d'un certain nombre d'affaires encombrantes. Mais notre pays peut-il, compte tenu de la CEDH, prononcer un renvoi dans un pays où les faits allégués sont passibles de la peine de mort ? Par ailleurs, il demande si, au cas où une procédure implique uniquement des étrangers ayant la nationalité d'un État membre qui n'est pas partie à la CEDH, on peut quand même invoquer la CEDH.

Selon M. Vandenberghe, la CEDH est applicable à toutes les personnes qui se trouvent sur le territoire des 41 États membres du Conseil de l'Europe, sans tenir compte de leur nationalité et même si elles ont la nationalité du pays dans lequel elles doivent être renvoyées. La Cour d'arbitrage doit, elle aussi, donner une interprétation de la Constitution conforme à la CEDH et se trouver, dès lors, sur la même ligne que la Cour européenne des droits de l'homme. Le sénateur déplore que la discussion juridico-technique du texte ne puisse plus être menée aujourd'hui, mais à ses yeux, les garanties qu'offrent le droit international et la CEDH restent valables dans leur intégralité, quelle que soit la formulation de la loi à l'égard de tous les organes du pouvoir exécutif ou judiciaire qui doivent intervenir.

Mme Nyssens constate que le ministre a déclaré à la Chambre des représentants que la loi en projet ne serait pas applicable aux procédures en cours. Toutefois, il déclare maintenant le contraire.

Le ministre précise que sa déclaration à la Chambre a été faite avant que l'article 7 proposé n'ait été complété par un § 4. Ce paragraphe rend l'article 7 applicable aux affaires judiciaires en cours.

III. DISCUSSION DES ARTICLES

Articles 1er à 4

Ces articles sont adoptés à l'unanimité des 14 membres présents.

Article 5

Mme Nyssens dépose un amendement (doc. Sénat, nº 2-1256/11, amendement nº 15) qui tend à supprimer le § 4 de l'article 7 proposé. Ce paragraphe viole le principe de la séparation des pouvoirs. Il confère des pouvoirs trop étendus au Conseil des ministres. Le Conseil des ministres peut en effet décider de manière autonome de dessaisir les juridictions belges d'une affaire. La chambre des mises en accusation peut certes émettre un avis, mais celui-ci ne lie pas le Conseil des ministres.

De plus, cette disposition placera régulièrement le gouvernement devant un choix difficile. Enfin, l'intervenante pense que cette disposition ne passera pas le cap du contrôle exercé par la Cour d'arbitrage.

M. Mahoux expose qu'il avait préparé à l'origine un amendement tendant également à supprimer le § 4 de l'article 7 proposé. Cet amendement ayant le même objet que l'amendement nº 15 (doc. Sénat, nº 2-1256/11) de Mme Nyssens, l'intervenant suggère que la justification de son amendement soit ajoutée à celle de l'amendement de Mme Nyssens.

L'orateur estime en effet que l'ingérence du pouvoir politique dans des affaires judiciaires est contraire à tous les principes de droit. Il lui semble dès lors qu'il est tout à fait inacceptable dans une démocratie comme la nôtre, où la séparation des pouvoirs est clairement instituée, d'établir cette ingérence du politique dans un texte de loi.

Mme Nyssens marque son accord sur la proposition de M. Mahoux de compléter son amendement par la justification qu'il propose. L'intervenante ajoute qu'il existe dans notre Constitution un article 13 qui prévoit que nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne. L'oratrice estime donc qu'on est bien confronté à un problème de compétence et se demande d'ailleurs si, en détournant les affaires de l'ordre judiciaire, alors que la loi assigne un juge à des infractions, il n'y aurait pas là un problème pouvant donner lieu à saisine en matière de droits de l'homme.

L'amendement nº 15 de Mme Nyssens et consorts est rejeté par 9 voix contre 6.

L'article 5 est adopté par 9 voix contre 6.

Articles 6 à 8

Ces articles sont adoptés par 12 voix et 3 abstentions.

IV. VOTE FINAL

L'ensemble du projet de loi est adopté par 9 voix contre 4, et 2 abstentions.

Le rapport à été approuvé à l'unanimité des 12 membres présents.

La rapporteuse, Le président,
Jeannine LEDUC. Josy DUBIÉ.

Le texte adopté par la commission
est identique au texte
du projet transmis par
la Chambre des représentants
(voir doc. Chambre, nº 50-2265/10)