2-1227/2

2-1227/2

Sénat de Belgique

SESSION DE 2002-2003

21 FÉVRIER 2003


Proposition de loi modifiant la loi du 30 juillet 1963 concernant le régime linguistique dans l'enseignement


AVIS DU CONSEIL D'ÉTAT

34.729/1


Le CONSEIL D'ÉTAT, section de législation, première chambre, saisi par le Président du Sénat, le 17 janvier 2003, d'une demande d'avis sur :

1º une proposition de loi « modifiant la loi du 30 juillet 1963 concernant le régime linguistique dans l'enseignement » (34.729/1),

2º une proposition de loi spéciale « modifiant la loi du 30 juillet 1963 concernant le régime linguistique dans l'enseignement pour les communes à statut spécial » (34.730/1),

a donné le 6 février 2003 l'avis suivant :

PORTÉE DES PROPOSITIONS

1. La première proposition de loi soumise pour avis entend ajouter un troisième alinéa à l'article 13 de la loi du 30 juillet 1963 concernant le régime linguistique dans l'enseignement (ci-après : loi linguistique sur l'enseignement). Aux termes de ce nouvel alinéa, les professeurs qui, dans un établissement d'enseignement de la région bilingue de Bruxelles-Capitale, enseignent dans une langue autre que la langue de l'enseignement, doivent apporter la preuve de la « connaissance fonctionnelle » de la langue de l'enseignement.

Le nouvel alinéa 3 déroge ainsi à l'alinéa 1er, qui requiert, en principe, du personnel une connaissance approfondie de la langue de l'enseignement de l'établissement et à l'alinéa 2, aux termes duquel une connaissance suffisante suffit pour les professeurs de langues vivantes autres que la langue de l'enseignement. L'assouplissement proposé vise à favoriser l'enseignement par des « native speakers » (1).

Le texte même de la proposition ne précise pas comment la connaissance fonctionnelle de la langue doit être établie ou comment elle peut être vérifiée. La portée de la notion de « connaissance fonctionnelle de la langue » est définie, non pas dans le texte des propositions, mais bien dans les développements :

« Par connaissance fonctionnelle, il y a lieu d'entendre une connaissance qui permette à l'enseignant de comprendre ses collègues, ses élèves et leurs parents, ainsi que de se faire comprendre d'eux dans le cadre de conversations courantes. Elle n'implique donc pas la capacité d'enseigner dans la langue de l'établissement ni celle de s'exprimer sans fautes. Elle n'implique pas non plus un niveau de compréhension de la langue sortant de ce qui est nécessaire dans des situations d'urgence vis-à-vis des enfants et dans des délibérations scolaires pour ce qui est des collègues et des parents » (2).

La modification proposée porte sur la capacité linguistique du personnel (3) mais ne concerne pas les dispositions relatives à la langue dans laquelle doit être donné l'enseignement, qui figurent dans le chapitre II de la loi linguistique sur l'enseignement. Dès lors, on peut douter que les modifications proposées permettent d'atteindre l'objectif recherché : en principe, les professeurs qui enseignent dans une langue autre que la langue de l'enseignement (lire : « qui enseignent une langue autre que la langue de l'enseignement de l'établissement ») devront uniquement produire la preuve de la connaissance fonctionnelle de la langue de l'enseignement de l'établissement. Étant donné, toutefois, que l'établissement d'enseignement demeure lié par les dispositions du chapitre II de la loi linguistique sur l'enseignement ­ dans l'arrondissement de Bruxelles-Capitale, cela signifie que la langue de l'enseignement est soit le français, soit le néerlandais, sans qu'il soit possible de proposer un enseignement dans une autre langue, à l'exception de l'enseignement de la seconde langue et d'autres langues étrangères ­, une connaissance fonctionnelle de la langue ne paraît pas suffisante pour respecter les dispositions légales, c'est-à-dire pour enseigner dans la langue concernée (4).

2. La seconde proposition de loi (spéciale) soumise pour avis entend également compléter l'article 13 de la loi linguistique sur l'enseignement par un alinéa nouveau. La modification proposée a le même objet mais concerne les établissements d'enseignement des communes visées à l'article 129, § 2, premier tiret, de la Constitution, à savoir les communes ou groupes de communes contigus à une autre région linguistique et où la loi prescrit ou permet l'emploi d'une autre langue que celle de la région dans laquelle ils sont situés (5).

COMPÉTENCE

1. Par lettre du 16 janvier 2003, le Président du Sénat a demandé un avis sur les deux propositions de loi sur la base de l'article 84, alinéa 1er, 1º, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat, ainsi que la communication de ces avis avant le 17 février 2003.

Étant donné que la qualification des propositions dans le cadre des règles de compétence nécessiterait un examen approfondi et qu'elle relève au demeurant des chambres réunies en vertu de l'article 85bis des lois coordonnées, le Conseil d'État, section de législation, première chambre, s'agissant de la compétence, a dû se limiter, eu égard au bref délai qui lui est imparti pour donner son avis, à situer le problème de la compétence.

2. La répartition des compétences en matière d'enseignement et d'emploi des langues dans l'enseignement peut être exposée comme suit.

2.1. En vertu des articles 127, § 1er, alinéa 1er, 2º, et 130, § 1er, alinéa 1er, 3º, de la Constitution, les communautés sont en principe compétentes pour régler l'enseignement.

Les décrets y afférents s'appliquent dans la région linguistique concernée mais les décrets de la Communauté française et de la Communauté flamande ont également force de loi à l'égard des institutions établies dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale qui, en raison de leurs activités, doivent être considérées comme appartenant exclusivement à l'une ou à l'autre communauté (articles 127, § 2, et 130, § 2, de la Constitution).

2.2. En vertu des articles 129, § 1er, 2º, et 130, § 1er, alinéa 1er, 5º, de la Constitution, les communautés sont compétentes pour régler, par décret, l'emploi des langues pour l'enseignement dans les établissements créés, subventionnés ou reconnus par les pouvoirs publics.

Les décrets pris par la Communauté germanophone en la matière ont force de loi dans la région de langue allemande. Les décrets de la Communauté française et de la Communauté flamande relatifs à l'emploi des langues ont force de loi respectivement dans la région de langue française et dans la région de langue néerlandaise, excepté, notamment, en ce qui concerne les communes à facilités. Pour ces communes, les règles sur l'emploi des langues, également celles relatives à l'enseignement, ne peuvent être modifiées que par une loi adoptée à la majorité spéciale prévue à l'article 4, alinéa 3, de la Constitution (article 129, § 2, de la Constitution).

Le législateur fédéral est demeuré compétent pour régler l'emploi des langues dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale. Il n'est pas requis de majorité spéciale à cet effet.

3. Les auteurs des propositions limitent expressément leur champ d'application, respectivement, à « la région bilingue de Bruxelles-Capitale » et aux « communes visées à l'article 129, § 2, premier tiret, de la Constitution ». Il peut donc être admis que les auteurs se fondent sur la compétence, territorialement limitée, du législateur fédéral pour régler l'emploi des langues dans l'enseignement.

4. Il faut distinguer la compétence pour régler l'emploi des langues dans l'enseignement de la compétence en matière d'enseignement.

4.1. L'article 129 de la Constitution concerne le règlement de l'emploi des langues pour l'enseignement et non l'enseignement d'une langue en tant que matière.

Imposer la langue dans laquelle l'enseignement doit être donné relève de la compétence concernant la langue de l'enseignement, prescrire l'enseignement d'une langue déterminée, non (6). La détermination des programmes scolaires, y compris celle des cours de langue obligatoires et facultatifs, relève de la compétence en matière d'enseignement. Régler l'enseignement de la seconde langue relève également de celle-ci (7).

Vues sous cet angle, les propositions de loi ne règlent donc pas une matière relevant de l'enseignement. Elles ne règlent pas l'enseignement de certaines langues mais uniquement la preuve de la capacité linguistique requise pour certains enseignants.

4.2. La question se pose de savoir si le règlement de la capacité linguistique des enseignants relève effectivement du pouvoir de régler l'emploi des langues dans l'enseignement. Cette question revient à se demander s'il y a lieu de faire une distinction entre le règlement des connaissances linguistiques, d'une part, et de l'emploi des langues, d'autre part.

4.2.1. La jurisprudence de la Cour d'arbitrage contient d'importantes indications en faveur d'une distinction entre les deux matières.

Dans son arrêt nº 17/86 du 26 mars 1986, la Cour d'arbitrage se prononce comme suit :

« 3.B.5. En tant qu'il interdit d'imposer à des mandataires publics élus, en cette qualité, la connaissance d'une langue autre que le français, l'article 2, § 2, du décret entrepris règle les conditions d'éligibilité de mandataires publics et non des matières administratives. »

L'arrêt nº 18/90 du 23 mai 1990 confirme le point de vue énoncé dans l'arrêt nº 17/86 :

« B.16.3.1. Il convient de vérifier au préalable si les dispositions attaquées règlent cette matière.

Les articles 16 et 19 de la loi attaquée imposent respectivement aux membres du conseil de l'aide sociale et aux mandataires communaux, comme condition de l'exercice de leur mandat, la connaissance de la langue de la région linguistique dans laquelle leur commune est située.

Les dispositions entreprises édictent, au sens de l'article 4 de la Constitution, des conditions qui doivent être remplies pour l'exercice de droits politiques, en l'espèce l'exercice de mandats politiques au niveau local.

La fixation de conditions nécessaires à l'exercice de mandats publics relève, en ce qui concerne l'institution communale et l'agencement organique des CPAS, de la seule compétence du législateur national statuant à la majorité ordinaire.

B.16.3.2. Les articles 4, 5, 6, 7 et 12 de la loi entreprise ne règlent pas l'emploi des langues en matière administrative. »

L'arrêt nº 62/2000 du 30 mai 2000 paraît opérer la même distinction, fût-ce dans un autre domaine :

« B.6.3. Les travaux préparatoires précités de la loi du 9 août 1963 [qui modifie la loi du 15 juin 1935 concernant l'emploi des langues en matière judiciaire] font apparaître que le législateur a établi un lien entre l'existence de facilités en matière administrative dans les communes de la frontière linguistique et la connaissance obligatoire de la seconde langue nationale des juges de paix et/ou des juges de paix suppléants et des greffiers en chef des cantons judiciaires dont font partie ces communes. Cette mesure, qui est concrétisée aux articles 46 et 53, § 5, de la loi concernant l'emploi des langues en matière judiciaire, ne règle pas, en réalité, l'emploi des langues en matière judiciaire, mais permet que les lois sur l'emploi des langues en matière administrative, coordonnées par l'arrêté royal du 18 juillet 1966, soient respectées pour l'accomplissement des actes de nature administrative qui entrent dans les attributions des juridictions cantonales.

B.6.4. Il résulte de ce qui précède que les dispositions entreprises, qui modifient la loi précitée du 15 juin 1935, n'ont d'autre portée que de permettre que soient respectées les prescriptions de l'article 1er, 4º, de la loi sur l'emploi des langues en matière administrative dans les communes de la frontière linguistique lorsque les justices de paix accomplissent des actes administratifs, en ce qui concerne les habitants de telles communes de la frontière linguistique. »

Selon la disposition attaquée, dans certains cantons, le juge de paix doit justifier de la connaissance de l'autre langue que celle de la région linguistique. La Cour estime que cette disposition ne régit pas l'emploi des langues en matière judiciaire, mais vise les cas dans lesquels les justices de paix agissent en tant qu'autorités administratives et relèvent de l'application des lois linguistiques en matière administrative.

La Cour ne qualifie pas la disposition comme réglant l'emploi des langues en matière administrative. En effet, si tel avait été le cas, elle aurait dû être adoptée à la majorité spéciale en ce qui concerne les communes à facilités. La Cour estime qu'elle n'a d'autre portée que de permettre que soient respectées les prescriptions des lois linguistiques en matière administrative dans les communes de la frontière linguistique.

4.2.2. Il pourrait se déduire de ces arrêts de la Cour d'arbitrage qu'il y a lieu de faire une distinction entre deux catégories au regard des règles de compétence, à savoir les connaissances linguistiques, d'une part, et l'emploi des langues, d'autre part. Dans cette hypothèse, s'il est vrai que les connaissances linguistiques doivent être réglées afin de se conformer aux prescriptions en matière d'emploi des langues, il n'en demeure pas moins que cette dernière matière doit être distinguée de la première : l'emploi des langues est une matière en soi, alors que le règlement des connaissances linguistiques relève d'une autre compétence. Le règlement des connaissances linguistiques fait partie, selon le cas, du règlement de l'organisation des tribunaux, du règlement de l'exercice des droits politiques et du règlement des conditions d'éligibilité des mandataires publics, etc.

Au moment d'apprécier le pouvoir de fixer les exigences en matière de connaissances linguistiques, il faudrait examiner au cas par cas à quelle matière les exigences linguistiques sont liées. Il entrerait dès lors dans les attributions de l'autorité compétente pour régler cette matière d'imposer des exigences linguistiques en l'espèce.

4.2.3. Cependant, le point de vue susmentionné ne peut être admis tel quel. Outre qu'une distinction entre connaissances linguistiques et emploi des langues est assez artificielle et que, dans la pratique, elle s'avère parfois difficilement réalisable, l'on peut relever également d'importantes indications en sens contraire susceptibles de conduire au rejet de l'analyse qui vient d'être faite pour l'enseignement.

Les arrêts nº 17/86 et nº 18/90 concernent une matière ­ les conditions d'éligibilité ­ dont il est question dans la Constitution même, notamment dans son article 8, et pour laquelle la distinction entre la connaissance d'une langue et l'emploi d'une langue peut être pertinente.

La pertinence de la distinction entre connaissances linguistiques et emploi des langues pour cette matière ne signifie pas pour autant qu'elle puisse s'étendre purement et simplement à l'enseignement.

Cependant, il reste l'arrêt nº 62/2000.

Dans cet arrêt, la Cour d'arbitrage se réfère à l'article 30 de la Constitution. La Cour semble donc admettre cependant que le règlement en question des connaissances linguistiques du juge de paix relève du règlement de l'emploi des langues pour les actes de l'autorité publique et pour les affaires judiciaires. La Cour déclare toutefois en même temps qu'il ne s'agit pas de régler l'emploi des langues en matière judiciaire, ni en matière administrative. Si l'on n'aperçoit pas tout à fait sur quels motifs cette dernière thèse se fonde, force est de constater néanmoins que cet arrêt ne fait pas de distinction, en tant que telle, entre connaissances linguistiques et emploi des langues, ou qu'elle est à tout le moins atténuée.

5. Dans la mesure où une distinction doit être établie, et selon que la matière réglée par les propositions peut être qualifiée de règlement des connaissances linguistiques ou de règlement de la langue d'enseignement, elle doit être ou non arrêtée par le législateur fédéral et être ou non adoptée à la majorité spéciale.

Si le Conseil d'État, section de législation, avait bénéficié d'un délai plus long pour examiner les demandes d'avis, il aurait pu approfondir le point relatif à la qualification du règlement proposé sur le plan des compétences. Mais même dans ce cas, tout n'aurait pas été dit, le dernier mot revenant à la Cour d'arbitrage.

EXAMEN DU TEXTE DES PROPOSITIONS

Article 2

1. Dans le texte même des propositions, il faut préciser ce que l'on entend par « connaissance fonctionnelle de la langue ». En outre, le texte devrait être complété par une règle en matière de preuve ou de contrôle de la connaissance fonctionnelle de la langue (8).

2. Par souci de cohérence avec la loi linguistique sur l'enseignement du 30 juillet 1963, il serait préférable de rédiger la phrase en projet dans les deux propositions comme suit :

« Dans (...), la preuve de la connaissance fonctionnelle de la langue de l'enseignement suffit pour les professeurs qui enseignent une langue autre que la langue de l'enseignement. »

Vu la règle énoncée à l'article 13, alinéa 2, de la loi linguistique sur l'enseignement, il peut être envisagé de remplacer les mots « une langue autre » par les mots « une langue vivante autre ».

La chambre était composée de :

M. M. VAN DAMME, président de chambre;

MM. J. BAERT et J. SMETS, conseillers d'État;

MM. A. SPRUYT et M. RIGAUX, assesseurs de la section de législation;

Mme A.-M. GOOSSENS, greffier assumé.

La concordance entre la version néerlandaise et la version française a été vérifiée sous le contrôle de M. J. BAERT.

Le rapport a été présenté par M. W. PAS, auditeur. La note du Bureau de coordination a été rédigée et exposée par M. L. VAN CALENBERGH, référendaire.

Le greffier, Le président,
A.-M. GOOSSENS. M. VAN DAMME.

(1) Doc. Sénat, 2001-2002, nºs 2-1227/1 et 2-1228/1, 2.

(2) Doc. Sénat, 2001-2002, nºs 2-1227/1 et 2-1228/1, 2 et 3. Cf. l'article 43ter, § 7, alinéa 3, des lois sur l'emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966 (ci-après : lois linguistiques en matière administrative).

(3) L'article 13 à modifier relève du chapitre IV (« Capacité linguistique du personnel ») de la loi linguistique sur l'enseignement.

(4) Un professeur qui enseigne une langue autre que la langue de l'enseignement de l'établissement ne peut pas non plus se limiter à parler exclusivement cette autre langue. En effet, la transmission passe nécessairement aussi par l'usage de la langue de l'enseignement. La question se pose dès lors de savoir si un professeur qui peut « se faire comprendre ( ...) dans le cadre de conversations courantes » est suffisamment armé pour donner des explications aux élèves dans la langue de l'enseignement.

(5) Il s'agit des communes à facilités mentionnées aux articles 7 et 8 des lois linguistiques en matière administrative.

(6) J. Velaers, « Het gebruik van de talen » dans G. Van Haegendoren et B. Seutin, (éditeurs), « De bevoegdheidsverdeling in het federale België », Bruges, die Keure, 2001, 101-102, nº 79.

(7) J. Velaers, o.c., nº 81.

(8) Cf. l'article 15 de la loi linguistique sur l'enseignement.