2-1093/1 | 2-1093/1 |
15 AVRIL 2002
Il était un peu plus de neuf heures ce soir d'été du 18 août 1950 au moment où madame I. rentrait tranquillement chez elle rue de la Vecquée, une rue habituellement des plus paisibles d'un quartier serésien. Un homme parlant un français qui n'était pas celui de la région, lui demanda où se trouvait la maison de Lahaut.
Ce soir là, Julien Lahaut était revenu assez tard de Bruxelles. Il venait de finir son repas et était encore à table lorsque quelqu'un sonna. Comme d'habitude sa femme alla ouvrir. Deux hommes, un grand et un petit, restés dehors, demandèrent à parler au camarade Lahaut. À qui ai-je l'honneur ? demanda Géraldine. « À Hendrickx », répondit le plus grand. Julien Lahaut se leva et se dirigea vers l'entrée. Avant même qu'il n'arrive à la porte, vraisemblablement le plus grand des deux, pointa sur lui une lourde arme américaine, un colt 45, et tira. Lahaut fut d'abord touché à deux reprises à l'oreille droite, le troisième coup qui l'atteignit à l'abdomen lui fut fatal. Alors que Lahaut s'effondrait, un quatrième coup partit. Les meurtriers se ruèrent vers leur voiture et tirèrent encore une cinquième fois. La voiture démarra en trombe dans la direction de Plainevaux.
Vers 21 h 30, Julien Lahaut gisait devant sa porte. Il fallait se résoudre à l'irréparable. Les coups avaient été mortels.
Le lendemain du meurtre, le premier ministre, Joseph Pholien, s'adressa à la presse dans une communication gouvernementale : « Monsieur Lahaut défendit avec énergie et courage une idéologie que la majorité des Belges réprouve. Nous ne connaissons pas encore, à l'heure actuelle, les mobiles qui ont animé les assassins. Quels qu'ils soient, ils sont hautement condamnables mais ils le seraient d'autant plus encore s'ils s'inspiraient d'un antagonisme politique et idéologique » (1). Le premier ministre conclut sa communication en promettant que rien ne serait négligé pour retrouver les coupables.
Julien Lahaut est né à Seraing le 6 septembre 1884 dans une famille ouvrière. Il travailla dès l'âge de 14 ans comme chaudronnier. À dix-huit ans, la grève générale pour le suffrage universel le trouva chez Cockerill d'où il fut congédié. Licencié à nouveau en 1908 après une grève au Val-Saint-Lambert, Lahaut fut choisi comme secrétaire permanent du syndicat « Relève-toi » qu'il avait contribué à reconstituer avec Joseph Bondas, qui s'affiliera à la Centrale des métallurgistes.
Engagé volontaire lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il est versé dans les auto-canons et envoyé sur le front russe. Il y vivra, en observateur, la Révolution russe. À peine rentré, rempli d'idéaux communistes et convaincu de la nécessité d'affilier son parti, le POB, à la Troisième Internationale de Lénine, il se retrouve à la tête des mouvements sociaux revendiquant des améliorations salariales et des conditions de travail.
Exclu de sa centrale syndicale et du POB (1921), Lahaut fonde les Chevaliers du Travail et adhère au PCB (1923). Opposé à la montée du fascisme et du nazisme dès 1933, il se lance dans la lutte en faveur de l'Espagne républicaine (1936). Député (1932-1950), secrétaire général du PCB, il s'occupe également du quotidien La voix du peuple.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, résistant, il jette les bases de l'Armée belge des partisans. Opposant clandestin mais aussi opposant public, il contrecarre les visées de Degrelle (janvier 1941) et mène la grève des 100 000 (mai 1941) : tout le bassin industriel liégeois est immobilisé. Quand Hitler lance l'offensive contre l'URSS et donc contre le communisme, Lahaut est arrêté (1941). Il sera envoyé au camp de Mauthausen (1944-1945) Après 48 mois de captivité, il revient très affaibli mais sa popularité et son idéal ne sont pas atteints. Il est porté à la présidence du Parti communiste de Belgique (11 août 1945). Dans l'affaire royale, il est au premier rang de l'action wallonne contre le retour de Léopold III.
L'enquête judiciaire piétina. Elle allait durer vingt ans, sans résultat, malgré quelques rebondissements ultérieurs, à l'occasion de procès d'éléments d'extrême droite. En 1970, il y eut prescription et en 1972, le dossier fut définitivement classé. L'enquête investigua des pistes dans les milieux de la droite nationaliste, de la résistance, les milieux ultraléopoldistes et anticommunistes. La question royale et la guerre froide dessinaient un cadre politique qui permettait d'analyser ce crime dans un contexte de lutte anticommuniste voire comme acte royaliste. Julien Lahaut n'avait-il pas crié « Vive la République » lors de la prestation de serment de Baudouin Ier, le 11 août 1950 ? (2) Aujourd'hui, nous ne savons toujours pas officiellement qui a assassiné Julien Lahaut. Cette fin tragique exceptionnelle dans les annales politiques plutôt paisibles en Belgique confère une aura d'héroïsme à une personnalité remarquable. L'homme sortait du commun. C'était une nature, haute en couleurs, pleine de panache, une force, une énergie, à la voix chaude et prenante, qui savait séduire son auditoire; « l'homme qui portait le soleil dans sa poche et en donnait un morceau à chacun » disait de lui un compagnon de déportation, un comte polonais, peu suspect de sympathie politique (3).
En 1982, la BRT programme une série télévisée produite par Maurice De Wilde sur « l'Ordre nouveau ». En 1983, dans le cadre d'une rediffusion de cette série, Maurice De Wilde annonce un reportage complémentaire sur la Ligue Eltrois, où des révélations sur la mort de Julien Lahaut seront faites. Une série de contacts s'enclenche avec un témoin anonyme que des historiens Rudi Van Doorselaer et Etienne Verhoeyen contactent. Progressivement, ils remontent la piste et retracent le parcours d'un certain « Adolphe », membre de la Ligue Eltrois et assassin présumé de Julien Lahaut, décédé entre temps. Par respect pour le proche entourage, les deux auteurs s'engageaient à respecter l'anonymat le plus total.
Malgré l'enquête officielle, malgré cette recherche menée par des historiens spécialisés dans les questions d'extrême droite en Belgique et dans la période de la Deuxième Guerre mondiale, de nombreuses questions restent en suspens. Elles portent tant au niveau de l'enquête, sur la manière dont elle a été menée que sur les indices accumulés qui auraient pu attirer l'attention sur l'identité des tueurs mais qui n'ont jamais fait l'objet d'une instruction approfondie.
C'est ainsi que les deux historiens ont mis en évidence que le dénommé « Adolphe » et un autre partenaire Verbruggen, furent tous deux signalés en septembre 1950 comme suspects possibles par la Sûreté de l'État dans l'affaire Lahaut. Ces deux noms étaient connus du juge d'instruction de Liège au début du mois d'octobre 1950. « Est-ce un hasard », écrivent les auteurs Van Doorslaer et Verhoeyen, « que ces deux personnes ne furent jamais interrogées pendant toute l'enquête ? » Pourquoi dans le cas d'« Adolphe », abstraction faite d'une brève enquête discrète on ne donna aucune suite à une communication de la Sûreté de l'État même si cette première enquête n'avait rien donné à première vue ? Cela peut sembler étonnant lorsque l'on sait qu'« Adolphe » possédait une voiture de la marque signalée dès la nuit du meurtre par la gendarmerie. Pourquoi les questions qui s'imposaient, ne furent-elles pas posées à Verbruggen ? à « Adolphe » ? Une enquête approfondie aurait-elle révélé une série de contacts et d'activités qu'il valait mieux taire pour des motifs politiques en cette période de guerre froide ? Le doute subsiste. L'incertitude permet toutes les interprétations. Les deux auteurs signalent aussi, qu'au cours de leur propre enquête, plusieurs personnes leur ont conseillé de ne pas rouvrir ce dossier par qu'il s'agissait d'une « affaire d'État ». Et les deux auteurs de conclure : « Nous savons mieux que quiconque que notre enquête est incomplète et que bon nombre de questions sont restées sans réponse. Mais aussi longtemps que de telles questions pourront être posées en toute sérénité, il reste de l'espoir dans la vie d'une démocratie ».
Une pétition circule en Wallonie qui demande solennellement aux représentants des partis démocratiques d'adopter et de constituer une commission d'enquête parlementaire. Plusieurs députés et sénateurs, plusieurs anciens parlementaires s'y sont joints.
Les carences de l'enquête judiciaire, les lenteurs et les freins, l'impunité des coupables pourtant retrouvés, les faux-fuyants et pour finir, la prescription, tout cela a semé et continuera à semer le trouble dans les esprits. La chape opaque maintenue sur cet événement porte atteinte à la démocratie. La Belgique n'aura pas à rougir d'avoir osé affronter cette autre réalité. « Cette vérité » écrivent les pétitionnaires « est d'autant plus nécessaire qu'elle répond à un besoin réel de réhabiliter le et la politique avec les citoyens sur une base plus saine, et, au bout du compte, plus démocratique ».
La commission d'enquête parlementaire chargée de déterminer les circonstances exactes de l'assassinat de Patrice Lumumba et l'implication éventuelle des responsables politique belges dans celui-ci a montré qu'il était possible, 40 ans après les faits, d'apporter de nouveaux éclairages à cet assassinat. L'autorité et le pouvoir d'instruction conférés à une commission d'enquête parlementaire permettent l'accès à des sources qui sont difficilement accessibles à un simple chercheur. Depuis le classement sans suite du dossier judiciaire concernant le meurtre de Julien Lahaut, de nouvelles pistes sont apparues et ont fait l'objet de recherches d'ordre « privé » avec publication d'un ouvrage où les auteurs montrent que manifestement, ils ont trouvé la piste des « assassins présumés » de Julien Lahaut.
L'affaire Lahaut est non seulement l'assassinat d'un homme politique, un parlementaire, mais c'est aussi un crime politique. Il est donc juste de mettre tous les moyens dont nous disposons à la recherche de la vérité. Il ne s'agit pas de punir, il y a prescription. Mais il s'agira de faire émerger la vérité et faire oeuvre de mémoire. Ce n'est que si nous avons la force d'analyser notre propre démocratie, que nous pourrons la renforcer et la légitimer aujourd'hui contre ces tentations d'extrême droite qui la menacent aujourd'hui.
Comme démocrates, nous proposons au Sénat de mettre sur pied une commission d'enquête chargée de faire toute la lumière sur l'assassinat de Julien Lahaut, député communiste, abattu le 18 août 1950, devant chez lui par deux inconnus.
Cette commission d'enquête, pourrait retirer de l'expérience de la commission d'enquête dite « Lumumba », une approche méthodologique nouvelle. La commission se composerait de 7 commissaires. Elle chargerait deux experts, de régime linguistique différent, d'une mission de recherche d'un an pour instruire le dossier et déposer un rapport. La commission n'interviendrait dans un premier temps que pour donner aux experts les moyens et les autorisations nécessaires pour mener à bien leur enquête. Après dépôt du rapport des experts, la commission, pourra organiser ses travaux de manière à pouvoir officiellement déposer ses propres conclusions tant sur les responsabilités de l'assassinat de Julien Lahaut que sur l'évaluation de l'enquête judiciaire, si cela s'avère nécessaire.
| Josy DUBIÉ Vincent VAN QUICKENBORNE. |
Article 1er
§ 1er. Il est institué une commission d'enquête parlementaire chargée de faire toute la lumière sur l'assassinat de Julien Lahaut, député et président du Parti communiste de Belgique, le 18 août 1950 à Seraing. À cet effet, la commission a pour missions :
a) de dresser l'inventaire de tous les faits, de toutes les pistes qui ont été soulevées pendant l'enquête judiciaire, de tous les indices qui permettent d'éclairer le dossier qui sont apparus après le classement de l'enquête et de les analyser;
b) de dresser un rapport circonstancié sur les faits, sur l'enquête judiciaire, sur les choix qui ont été opérés et de les analyser;
c) de déterminer pour autant que cela soit possible, les responsables directs de l'assassinat, les commanditaires de celui-ci et de désigner toutes les personnes impliquées de près ou de loin, dans cet assassinat;
d) d'examiner à la lumière de cette enquête, les modes de fonctionnement des structures démocratiques de l'État;
e) de définir les responsabilités.
§ 2. La commission pourra entendre toute personne qu'elle estime devoir faire comparaître et peut disposer de toutes les pièces qu'elle juge nécessaires à l'exécution de sa mission. La commission est mandatée pour procéder à des constats sur place et, le cas échéant, pour prendre les contacts requis pour l'accomplissement de sa mission.
Art. 2
La commission est investie de tous les pouvoirs prévus par la loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires.
Art. 3
La commission est composée de sept membres, que le Sénat désigne parmi ses membres conformément à la règle de la représentation proportionnelle des groupes politiques.
Art. 4
Dans les limites du budget que le Bureau du Sénat met à sa disposition, la commission peut prendre toutes les mesures utiles pour mener l'enquête avec l'expertise voulue.
Elle peut, à cet effet, faire appel à deux historiens, dans le cadre de contrats de travail ou d'entreprise. La durée de ces contrats ne peut pas excéder celle des travaux de la commission.
Art. 5
La commission fait rapport au Sénat avant le 30 décembre 2003 sauf prolongation autorisée par le Sénat.
18 mars 2002.
| Josy DUBIÉ. Vincent VAN QUICKENBORNE. |
(1) Rudi Van Doorslaer et Étienne Verhoeyen, L'assassinat de Julien Lahaut. Une histoire de l'anticommunisme en Belgique, EPO, 1987, p. 8.
(2) Aujourd'hui, une analyse très fine des images et du son de la prestation de serment permet de dire que Julien Lahaut n'est sans doute pas l'homme qui a crié mais qu'il s'agirait du député qui siégeait derrière lui.
(3) Maxime Steinberg, Julien Lahaut dans La Biographie nationale, tome 39, supplément, partie XI (fascicule 1), 1976, p. 582.