1-627/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 1996-1997

13 MAI 1997


Proposition de loi interprétative des articles 6, 584 et 1385bis du Code judiciaire

(Déposée par Mme Maximus et M. Santkin)


DÉVELOPPEMENTS


1. Le droit de grève est un des droits fondamentaux des travailleurs salariés. Un consensus social existe depuis longtemps à ce sujet. Dans la sphère juridique belge, l'adoption de ce principe a conduit par le passé à la suppression des sanctions pénales frappant la participation aux grèves. Citons en particulier l'abrogation, par la loi du 24 mai 1921, de l'article 310 du Code pénal, lequel rendait punissables certains actes attentatoires à la liberté de l'industrie et du travail.

Au cours des années écoulées, certains milieux patronaux ont tenté de soumettre l'exercice du droit de grève à des restrictions. Leur stratégie consiste non pas à mettre ce droit directement en cause, mais à qualifier de voies de fait certains actes concomitants dans le cadre des conflits collectifs du travail et à les faire interdire par le président du tribunal de première instance, sous peine d'astreinte. En outre, la procédure est très souvent introduite sur requête unilatérale, si bien que l'autre partie au conflit n'a même pas la possibilité d'être entendue. Dans un grand nombre de cas, les tribunaux se sont ainsi ingérés dans le règlement des conflits sociaux, bien que cette pratique aille à l'encontre de la thèse de la Cour d'appel de Bruxelles, selon laquelle les actes accomplis dans le cadre de l'exercice normal du droit de grève ne constituent pas de voies de fait (Bruxelles, 14 janvier 1994, R.W., 1993-1994, p. 1056, avec note de M. Rigaux; un pourvoi contre cet arrêt a été rejeté par un arrêt de la Cour de cassation du 31 janvier 1997).

2. La présente proposition de loi est une reprise d'une proposition qui fut déposée au cours de la législature précédente en réaction à l'intervention des juges dans les conflits sociaux. Des événéments récents, tel le conflit Intermarché, montrent la nécessité de redéposer cette proposition.

Elle n'a pas pour objet de modifier la législation, mais seulement d'éclaircir certaines dispositions légales par la voie d'une loi interprétative. En effet, les ordonnances citées de juges intervenant dans des conflits sociaux apparaissent en contradiction avec des règles de droit existantes.

3. La portée de l'article 6 du Code judiciaire

La portée que le juge ­ dans le cadre de la jurisprudence que nous venons d'évoquer ­ attribue très souvent à ses ordonnances en prononçant une interdiction « à quiconque participe aux voies de fait » est en contradiction flagrante avec nos principes juridiques de base. L'article 6 du Code judiciaire fait interdiction au juge de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui lui sont soumises.

On est dès lors fondé à se demander si, en l'occurrence, le pouvoir judiciaire ne s'engage pas dangereusement dans le domaine de compétence du pouvoir exécutif.

E. Brewaeys écrit à ce propos (Proces en Bewijs, 1993, p. 60) que ce type d'ordonnance se rapproche très fortement des règlements de police que sont autorisés à prendre le bourgmestre ou, selon le cas, d'autres autorités administratives, et qui interdisent par exemple les attroupements dans les communes pour assurer l'ordre et la sécurité publiques. Les personnes qui se rassemblent en dépit de ce règlement, s'exposent à être interpellées par les agents de la police communale ou les représentants de la gendarmerie, qui peuvent les arrêter et dresser procès-verbal. Plus tard, ces mêmes personnes peuvent être amenées à se justifier au pénal et risquent d'être condamnées à une amende.

S'agissant des dispositions « générales » que nous évoquons ici, l'adversaire en cause ne deviendra partie au procès que s'il s'adonne à des voies de fait interdites. Se pose aussitôt la question de savoir si une telle situation n'est pas contraire aux principes de la procédure criminelle en droit privé, qui présuppose que le défendeur doit avoir la qualité requise.

En imposant une mesure à quiconque prend part auxdites voies de fait, l'ordonnance acquiert une portée qui dépasse les parties à la cause. Il n'est pas admissible qu'une décision du juge soit notifiée à des personnes qui ne sont même pas nommément désignées. Admettre cela reviendrait à dire que l'ordonnance s'applique à tous, s'imposerait, en d'autres termes, erga omnes. Et l'argument que l'ordonnance ne concerne que certains actes individualisables ne justifie en aucune manière cette généralisation.

4. La portée de l'article 584 du Code judiciaire

Aux termes de l'article 584 du Code judiciaire, le président du tribunal de première instance statue au provisoire dans les cas dont il reconnaît l'urgence. La même compétence est attribuée aux présidents du tribunal du travail et du tribunal de commerce, dans les affaires qui relèvent de la compétence de leur juridiction.

La procédure du référé est introduite selon les règles habituelles et donc en principe sur citation. Toutefois, en cas de nécessité absolue, l'affaire peut être introduite sur requête unilatérale (art. 584, alinéa 3, du Code judiciaire). Il est généralement admis que la procédure de la requête unilatérale ne sera tolérée qu'à titre exceptionnel. Ce ne sera le cas que si la procédure du référé ne suffit pas. Cette réticence s'explique par le fait que le recours à cette procédure élimine les débats contradictoires (voir e.a. Laenens, J., « De rechter in kort geding : laatste bolwerk inzake collectieve geschillen », dans Actuele problemen van het arbeidsrecht, Rigaux éd., Kluwer, Anvers, 1990, p. 306, nº 939). En effet, le président pourra, dans cette hypothèse, ordonner des mesures sans avoir entendu la partie à l'égard de laquelle elles sont prises.

On observe une évolution remarquable dans une jurisprudence récente, à l'occasion de l'intervention du juge dans un certain nombre de conflits sociaux. Celle-ci part de la thèse que devant l'impossibilité d'identifier les personnes à l'encontre desquelles l'action est introduite, et qui empêche la procédure contradictoire en référé, il y a « une nécessité absolue ». Que l'on comprenne bien les motifs sous-jacents de ce raisonnement. En qualifiant de « voies de fait » qu'il importe de faire cesser les actes survenant dans le cadre d'un conflit collectif de travail, on saisit unilatéralement le président du tribunal. Ce qui permet d'éviter tout débat contradictoire. Ainsi, le juge sera amené à prendre des mesures fondamentales sans entendre la partie adverse en cause. Inutile d'ajouter que cette procédure n'est pas de nature à susciter un sentiment d'impartialité. C'est à raison que plusieurs auteurs ont déjà critiqué fondamentalement ce recours à la procédure sur requête unilatérale à l'occasion de conflits collectifs de travail (Jacqmain, J., Tribunal du travail, travail au tribunal, B.F.A.R, 1987, pp. 42-43, nºs 167-168; Humblet, P., Het boemerangeffect van de tolerantie : van repressie naar preventie in het collectief arbeidsgeschillenrecht, Or., 1989, p. 103; Laenens, J., op. cit., nº 939; Rigaux, M., Collectieve arbeidsconflicten, Die Keure, Bruges, 1991, 29).

On peut admettre des procédures unilatérales dès lors qu'il s'agit de mesures conservatoires comme la désignation d'un expert, l'audition de témoins, etc., l'exécution de cette mesure offrant elle-même certaines garanties quant au caractère contradictoire. Mais lorsque les mesures ordonnées portent atteinte aux droits de tiers, fût-ce temporairement, au provisoire, sans nuire à la cause, ou quelle que soit la formulation, il faut prévoir un minimum de contradiction.

5. La portée de l'article 1385bis du Code judiciaire

Selon certains, les grèves sont des manifestations néfastes. Elles peuvent en effet gêner considérablement les citoyens et empêcher le fonctionnement normal de l'entreprise.

Il n'empêche que la grève est parfois le seul moyen dont disposent les travailleurs pour influencer la prise de décision dans l'entreprise. La loi les muselle dès la signature d'un contrat de travail qui les place sous l'autorité de l'employeur.

Le processus de démocratisation qui caractérise les sociétés évoluées se manifeste aussi sur le plan du processus décisionnel dans la vie économique, même si ces manifestations sont bien timides encore, au travers des conseils d'entreprise, des comités de sécurité et d'hygiène et des délégations syndicales.

La grève est le pendant indispensable de cette situation de subordination et de cette incapacité à laquelle les travailleurs sont réduits.

Depuis quelque temps, on voit se multiplier en droit social, et plus particulièrement s'agissant de conflits collectifs de travail, le recours à l'astreinte, utilisé comme moyen de pression. Lors de conflits sociaux, certains employeurs appliquent une technique qui consiste à qualifier de voies de fait des actes commis à cette occasion (occupation des locaux, blocage de l'entrée, etc.) et à demander au président du tribunal de première instance de les réprimer sur la base de l'article 584 du Code judiciaire. L'ordonnance du juge est prononcée sous peine d'astreinte. Lors de conflits du travail récents, des astreintes ont été prononcées notamment de 100 000, 250 000, voire de 500 000 francs. Ce recours au juge dans un conflit collectif du travail a été sévèrement critiqué dans des milieux divers. Cette technique, en fait, vide de sa substance le droit de grève, et réintroduit indirectement le fameux article 310 du Code pénal du XIXe siècle.

L'utilisation de l'astreinte dans les affaires de ce genre est fort sujette à caution. L'astreinte est une somme d'argent imposée à titre de condamnation supplémentaire par la décision de justice, dans le but d'exercer une pression sur le débiteur pour qu'il se conforme à la condamnation principale dont il a fait l'objet (Ballon, G.L., « Dwangsom » dans Algemene praktische rechtsverzameling , Gand, E. Story-Scientia, 1980, 1). Le montant de l'astreinte revient au créancier.

En vertu de l'article 1385bis, premier alinéa, du Code judiciaire, l'astreinte ne peut être prononcée en ce qui concerne les actions en exécution de contrats de travail. Les dispositions relatives à l'astreinte ont été insérées dans le Code judiciaire en application de la Convention Benelux portant loi uniforme relative à l'astreinte du 26 novembre 1973. L'article 3.1 de cette convention autorise les parties contractantes à exclure du champ d'application de la loi uniforme partie ou toutes les actions en exécution de contrats de travail. Cette autorisation avait pour but de laisser aux pays contractants une marge de manoeuvre suffisante dans cette matière éminemment délicate que constituent les relations sociales. Le législateur a utilisé au maximum la latitude que lui laissait la convention précitée.

Cette exception a été décidée à la suite de l'avis du Conseil national du travail, qui rappelait notamment les lourdes conséquences qu'aurait l'instauration d'une astreinte dans notre régime de relations de travail et le fait que notre droit social contient déjà les contraintes qui doivent permettre le respect des contrats de travail (Avis C.N.T., nº 632). Les interlocuteurs sociaux se sont d'ailleurs posé unanimement la question de l'utilité d'une astreinte dans notre droit social. Il est évident que la spécificité de la concertation sociale dans le droit social belge a aussi influencé cette décision.

II. Commentaire des articles

Article 2

Il est proposé de préciser la portée de l'article 6 du Code judiciaire, dans le sens indiqué par un certaine jurisprudence. Le législateur a déjà recouru au pouvoir d'interpréter les lois par voie d'autorité sur la base de l'article 84 de la Constitution. On pourrait donc, en interprétant par voie d'autorité, prévoir que la règle de droit reprise à l'article 6 du Code judiciaire doit s'interpréter dans le sens que la décision du juge ne peut contraindre que les parties à la cause nommément désignées. Une autre interprétation reviendrait à dire que le jugement a valeur de règle générale, et est donc contraire au principe juridique qui est en cause. La précision que nous proposons ne vise donc nullement à étendre la portée de la loi.

Article 3

La confusion qui semble aujourd'hui prévaloir à propos de la notion « d'absolue nécessité » pour le recours à la requête unilatérale, et les abus de procédure qui en résultent, justifient que le législateur, en application de l'article 84 de la Constitution, interprète la lecture de cette disposition sans en modifier la portée. L'objectif poursuivi ici est uniquement d'interpréter l'expression « en cas d'absolue nécessité » dans le sens qui correspond au souci du législateur de n'autoriser la procédure sur requête unilatérale que dans des cas exceptionnels. Il sera donc précisé que la procédure sur requête unilatérale ne saurait trouver sa justification dans l'impossibilité, dans le chef du requérant, de connaître les personnes à l'égard desquelles son action est introduite.

Article 4

Les exceptions prévues à l'article 1385bis du Code judiciaire empêchent en tout état de cause de considérer que le juge pourrait interdire une grève en assortissant son jugement d'une astreinte (Rigaux, M., « Collectieve arbeidsconflicten » o.c. 41). Ce faisant, il ferait de ce moyen de pression un usage qui est en contradiction flagrante avec les intentions du législateur. Il convient dès lors que le législateur donne, pour l'ordre juridique belge, une interprétation impérative de l'exception visée à l'article 1385bis , premier alinéa, de manière à y inclure les litiges trouvant leur origine dans les conflits collectifs opposant travailleurs et employeurs, quelle que soit la qualification retenue. Cette précision ne dépasserait en rien l'exception autorisée en vertu de la Convention Benelux.

Cet article ne tranche pas la question de la compétence des cours et tribunaux en matière de conflits collectifs du travail.

Lydia MAXIMUS.

PROPOSITION DE LOI


Article premier

La présente loi règle une matière visée à l'article 77 de la Constitution.

Art. 2

L'article 6 du Code judiciaire doit se lire dans le sens que l'ordonnance du juge ne peut s'imposer qu'aux parties en cause nommément désignées.

Art. 3

À l'alinéa 3 de l'article 584 du Code judiciaire, les mots « en cas d'absolue nécessité » ne sauraient viser l'impossibilité de connaître l'identité de la personne à l'égard de laquelle l'action est introduite.

Art. 4

L'article 1385bis du même Code doit se lire dans le sens que le juge, dans le cadre de ses compétences, ne peut, en ce qui concerne les actions « en exécution de contrats de travail », prononcer une astreinte dans les actions qui trouvent leur origine dans les relations individuelles et collectives de travail, sauf disposition expresse de la loi dans une matière donnée.

Lydia MAXIMUS.
Jacques SANTKIN.