5-1933/1

5-1933/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2012-2013

17 JANVIER 2013


RÉVISION DE LA CONSTITUTION


Révision du titre II de la Constitution, en vue d'y insérer des dispositions nouvelles permettant d'assurer la protection des droits et libertés garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales

(Déclaration du pouvoir législatif, voir le « Moniteur belge » nº 135, deuxième édition, du 7 mai 2010)


Proposition de révision de la Constitution visant à insérer un article 10bis établissant la neutralité de l'État et l'impartialité de son action

(Déposée par M. Richard Miller et consorts)


DÉVELOPPEMENTS


La Constitution n'est en rien un texte immuable. Les modifications que le Constituant estime devoir introduire sont, entre autres, de nature à tenir compte des transformations de la société, de même que de l'évolution politique et institutionnelle de l'État. Toutefois, des dispositions diverses ont pour fonction de préserver le caractère fondamental et la stabilité du prescrit constitutionnel; en clair, toute modification doit répondre à une nécessité et ne peut résulter de velléités ponctuelles.

La présente justification a pour but de démontrer le caractère nécessaire de la modification proposée.

D'une part, la société belge, sous les effets conjugués de la mondialisation et de l'immigration, est désormais pluriculturelle et pluriconvictionnelle. Or, force est de constater qu'en ce XXIe siècle naissant, les convictions tendent à se radicaliser. Cela se vérifie au niveau des courants convictionnels proprement dits, mais aussi au niveau de l'opinion publique.

On ne peut, en outre, ignorer l'évolution considérable des mœurs, laquelle se traduit par l'émergence revendicative des minorités — notamment sexuelles — que le pape Benoît XVI qualifie de « créatives ».

Enfin l'État lui-même est au centre de modifications politiques et institutionnelles de grande ampleur. L'approfondissement de la fédéralisation de l'État, consacrée par l'autonomie constitutive des entités fédérées, en d'autres termes d'un éloignement progressif du fonds constitutionnel commun, exige l'affirmation accrue des principes fondateurs.

Parallèlement à l'approfondissement du fédéralisme intrabelge, l'appartenance de la Belgique à l'Union européenne n'est pas sans influence sur la nature de l'État. L'élargissement de l'Union suscite notamment des débats de nature convictionnelle: respect des droits et libertés démocratiques dans tous les États membres, affirmation ou non de l'origine chrétienne de l'Europe, rencontres informelles des Eglises chrétiennes avec les instances européennes, adhésion d'États à population musulmane, ... L'absence de Constitution proprement européenne renforce par ailleurs le rôle et l'importance des constitutions spécifiques des États membres, comme on peut le constater dans un autre domaine, avec l'inscription constitutionnelle d'une règle d'or en matière de déficit budgétaire.

Ces éléments qui s'interpénètrent ont pour effet de rendre la Constitution belge dans son état actuel, insuffisamment assurée quant à l'affirmation de la nature neutre de l'État et de l'impartialité des pouvoirs publics. Certes, les dispositions actuelles permettent de déduire, comme le rappelle, dans le quotidien Le Soir, le professeur de droit constitutionnel Francis Delpérée, le caractère « laïque » de l'État (1) . Que ce débat soit porté dans la presse et soit sorti des seules enceintes académiques, témoigne de l'intérêt de l'opinion publique pour celui-ci.

Cela étant, la lecture déductive ne suffit plus, au regard des éléments qui viennent d'être évoqués: pluriculturalité, pluriconvictionnalité, évolution des mœurs, transferts de souveraineté nationale, ...

Ainsi, des droits reconnus aux Belges dans le titre II de la Constitution, il est possible d'inférer que les pouvoirs publics garantissent ceux-ci. Toutefois, reconnaître que « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties ... » (article 19), ne suffit pas pour en déduire que l'État n'est pas lui, en tant qu'entité politique, identifié par une appartenance confessionnelle. Que nul citoyen ne puisse « être contraint de concourir d'une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d'un culte, ni d'en observer les jours de repos » (article 20) ne suffit pas non plus à assurer la neutralité confessionnelle de l'État. Le même raisonnement peut être tenu à propos de l'article 24 qui, conformément aux mécanismes de la fédéralisation de l'État, confie aux communautés l'obligation d'organiser « un enseignement qui est neutre ».

De fait, un État pourrait très bien être de nature catholique, musulmane, laïque (au sens philosophique du terme), ..., et tolérer la liberté de culte, ne pas exercer de contrainte confessionnelle sur les citoyens ni intervenir « dans la nomination ni dans l'installation des ministres d'un culte quelconque » (article 21). Le Constituant doit toutefois tirer les leçons de l'Histoire: dès lors qu'un État s'est assimilé à une confession, la tendance à la non-observance voire au rejet de la neutralité a toujours fini par s'imposer.

Si les auteurs de la présente proposition partagent l'opinion citée ci-dessus du professeur Delpérée, à savoir que nombre de dispositions actuelles de la Constitution concourent déjà à la « laïcité » de la Belgique, ils jugent que cela n'est pas suffisant et qu'une inscription claire des principes de neutralité et d'impartialité s'impose. Il s'agit en effet de prévenir les risques de dérives présents et à venir. Avant d'évoquer ceux-ci, il importe de clarifier la distinction entre les notions de « laïcité » d'une part, et de « neutralité » et « d'impartialité » d'autre part.

Une remarque préalable est nécessaire: le choix des mots requis par la rédaction de la Constitution est d'une importance capitale. Il ne s'agit pas de querelles byzantines relatives au sexe des anges. Il s'agit de l'obligation de tendre à la plus grande précision ainsi qu'à la plus grande clarté et, partant, de favoriser la plus grande compréhension, non seulement par les juristes spécialisés, mais par tous les citoyens. L'ambiguïté du prescrit constitutionnel est un adversaire redoutable de la démocratie: elle doit être traquée sans reláche.

Pour donner, dans le même registre de préoccupations, un exemple de ce qu'il faut éviter, on peut citer la formulation de l'article 24, § 1er, disposant que: « Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu'à la fin de l'obligation scolaire, le choix ... » Que l'obligation d'organiser l'offre soit imposée, nul ne peut le nier. Par contre le terme « offre » n'induit pas de façon indiscutable que les élèves soient obligés de choisir. Or, on le sait, c'est cette offre obligée qui est appelée à fonder le caractère obligatoire de la fréquentation par tous les élèves d'un cours de religion ou de morale. C'est sur base de cette imprécision terminologique que le Cedep, regroupant en Communauté française un ensemble d'associations et syndicats qui représentent l'enseignement officiel, s'est récemment prononcé à l'unanimité pour rendre facultative la fréquentation des cours dits philosophiques dans l'enseignement secondaire (2) .

Dans cet ordre d'idées, les auteurs de la proposition estiment que le terme « laïcité », qui est le plus souvent évoqué pour exprimer les objectifs visés par celle-ci, est grevé d'une trop grande ambigüité. En effet, dans le système belge, ce mot revêt une double acception, soit politique, soit philosophique (3) . Ambigüité à ce point irrémissible que si l'on n'y prend garde, elle entraîne pour conséquences le résultat exactement inverse de celui recherché. Disposer que la laïcité de l'État est garantie, peut laisser croire en effet que l'État entérine les engagements et objectifs du courant laïc en opposition aux courants religieux et confessionnels. C'est ce renversement complet qui fait écrire à François De Smet, auteur de référence en la matière, que: « Conceptuellement, la laïcité possède une originalité qui rend laborieux son juste saisissement, c'est une « boîte noire » philosophique » (4) . Ce dont témoigne l'article 4 des statuts du Centre d'action laïque qui unit explicitement et volontairement les deux définitions distinctes (5) . Dès lors, Nadine Rosa-Rosso et Marc Jacquemain, concluent que « si un citoyen peut être laïque dans les deux sens à la fois, ce n'est pas possible pour un État: un État qui se définirait comme philosophiquement laïque, cesserait, par le fait même d'être politiquement laïque » (6) .

Au contraire, les termes « neutralité » et « impartialité », permettent eux une affirmation constitutionnelle claire, qui ne souffre aucune ambigüité. A fortiori lorsqu'ils sont couplés l'un à l'autre: la neutralité définit la nature de l'État, et son impartialité caractérise l'action des pouvoirs publics. Ces deux notions entretiennent entre elles un rapport de réciprocité. Elles se confortent, étant l'une et l'autre à la fois cause et effet: c'est parce que l'État est neutre que l'action des pouvoirs publics est impartiale, et inversement c'est parce que l'action des pouvoirs publics est impartiale que l'État est neutre. Cette réciprocité fonde le caractère nécessaire d'une attitude totalement impartiale de la part de toute personne exerçant une part de l'autorité publique: non seulement dans l'action qu'elle accomplit mais aussi dans l'apparence qui est la sienne, comme l'a confirmé la Cour européenne des droits de l'homme (7) . Autrement dit tout signe d'appartenance convictionnelle est interdit dans l'exercice des pouvoirs publics.

En commençant la présente justification, les auteurs ont rappelé les motifs généraux en raison desquels il importe d'ajouter à la Constitution belge un article supplémentaire affirmant que « L'État est neutre. L'action des pouvoirs publics est impartiale ». Il faut à présent justifier pourquoi il importe que cette proposition de modification soit déposée, débattue et votée à ce moment.

Affirmer constitutionnellement la neutralité et l'impartialité de l'État, en sus des libertés et des droits que la Constitution attribue aux citoyens belges (par exemple, à l'article 10, l'égalité des femmes et des hommes), c'est affirmer, sans aucune ambigüité possible la séparation, la non-ingérence réciproque, de l'État et des religions et morales reconnues et représentées sur le territoire national. C'est affirmer de même, et sans équivoque possible, la prévalence de l'État de droit sur toute appartenance confessionnelle ou philosophique. C'est l'État de droit qui garantit les libertés individuelles, le libre-choix des convictions, le droit à la différence. En tant qu'il est neutre et impartial, c'est l'État de droit qui garantit le plus sûrement la convivence de populations culturellement distinctes, ainsi que le vivre-ensemble des différentes convictions de façon pacifique et respectueuse.

Or, des actes récents trouvant leur origine dans le radicalisme religieux (8) , ont démontré qu'il est nécessaire aujourd'hui de préserver la prévalence de l'État de droit — laquelle n'est elle-même possible et acceptable que lorsque l'État est précisément neutre et impartial — de tout courant d'inspiration théologico-politique visant à substituer aux lois de la démocratie, c'est-à-dire aux lois du peuple, l'application de lois d'inspiration « divine ».

Il importe de doter la démocratie des outils démocratiques lui permettant de se défendre contre ses ennemis liberticides. L'affirmation de la neutralité de l'État et de l'action impartiale des pouvoirs publics dans la Constitution permettrait d'exiger des courants politiques désireux de se présenter au scrutin électoral, aux différents niveaux de l'autorité publique, de signer une déclaration reconnaissant les valeurs humanistes essentielles énoncées et confirmées par les différentes dispositions de la Constitution. À défaut de quoi, ils ne pourraient se présenter au suffrage de la population.

La présente modification est proposée au titre II de la Constitution. Le fait que la Cour constitutionnelle soit seulement compétente pour contrôler le respect de celui-ci par les lois et décrets renforce les conséquences de la proposition.

La présente modification de la Constitution, qui vise à établir la neutralité de l'État et l'impartialité de son action, assurera une meilleure protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

La présente modification s'inscrit parfaitement dans l'objectif poursuivi par le préconstituant en déclarant qu'il y a lieu de revoir le titre II de la Constitution, en vue d'y insérer des dispositions nouvelles permettant d'assurer la protection des droits et libertés garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (9) .

Richard MILLER.
Christine DEFRAIGNE.
Gérard DEPREZ.
François BELLOT.
Jacques BROTCHI.

PROPOSITION


Article unique

Il est inséré au titre II de la Constitution un article 10bis ainsi rédigé: « L'État est neutre. L'action des pouvoirs publics est impartiale. »

22 novembre 2012.

Richard MILLER.
Christine DEFRAIGNE.
Gérard DEPREZ.
François BELLOT.
Jacques BROTCHI.

(1) Francis Delpérée, in Le Soir, Bruxelles, 13 novembre 2012.

(2) Communiqué de presse du Cedep du 26 avril 2012, http://www.cedep.be/default.asp ?contentID=34.

(3) Cf. Du bon usage de la laïcité, dir. Marc Jacquemain et Nadine Rosa-Rosso, Aden, Bruxelles, 2008, p. 5: « Un État est « laïque » (...) s'il ne reconnaît aucun privilège à une religion ou option philosophique en particulier et donc prévoit — conformément à la Déclaration universelle des droits de l'Homme — la libre cohabitation des cultes au sein de la société, dans le respect du droit commun. Mais le mot « laïcité » désigne aussi un concept tout différent: à savoir l'adhésion à une option philosophique particulière, caractérisée par le refus de toute référence à une vérité révélée ou à l'existence d'entités « surnaturelles ». »

(4) François De Smet, Vers une laïcité dynamique. Réflexion sur la nature de la pensée religieuse, Bruxelles, Académie en poche, 2012, p. 27.

(5) Statuts du Centre d'action laïque, http://www.laicite.be/le_cal/2_4_2_les_statuts: « Par laïcité, il faut entendre d'une part: la volonté de construire une société juste, progressiste et fraternelle, dotée d'institutions publiques impartiales, garante de la dignité de la personne et des droits humains assurant à chacun la liberté de pensée et d'expression, ainsi que l'égalité de tous devant la loi sans distinction de sexe, d'origine, de culture ou de conviction et considérant que les options confessionnelles ou non confessionnelles relèvent exclusivement de la sphère privée des personnes. Et d'autre part: l'élaboration personnelle d'une conception de vie qui se fonde sur l'expérience humaine, à l'exclusion de toute référence confessionnelle, dogmatique ou surnaturelle, qui implique l'adhésion aux valeurs du libre examen, d'émancipation à l'égard de toute forme de conditionnement et aux impératifs de citoyenneté et de justice. »

(6) In: Du bon usage de la laïcité, op. cit., p. 6.

(7) Arrêt Singh c. France, no 44774/98, § 105, CEDH 2005-XI. Cf. également la circulaire no 573 du 17 août 2007 relative au cadre déontologique des agents de la fonction publique administrative; ainsi que le Rapport Stasi au Président de la République, du 11 décembre 2003, p. 22: « Il faut que l'administration soumise au pouvoir politique, donne non seulement toutes les garanties de neutralité mais en présente aussi les apparences pour que l'usager ne puisse douter de sa neutralité. »

(8) On peut évoquer les propos et agissements liberticides du groupuscule extrémiste « Shariah4Belgium », ou le programme fondamentaliste du parti indûment appelé « Islam ».

(9) Document législatif no 4-1777/4.