5-917/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2010-2011

30 MARS 2011


Proposition de résolution relative à l'annulation de la dette odieuse de la Tunisie

(Déposée par Mme Olga Zrihen et consorts)


DÉVELOPPEMENTS


La « Révolution de Jasmin » en Tunisie ayant entrainé la chute du régime politique non démocratique de Zine El-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011 représente un enjeu historique sans précédent, par l'émergence et la poursuite d'un processus démocratique et social, pour le développement de la Tunisie. Des répercutions importantes sur l'avenir social et politique de la région sont en cours (comme en témoignent les événements en Égypte, en Libye, au Yémen ou encore dans d'autres pays arabes).

Cette révolution sociale, par l'espoir qu'elle suscite et le souhait de démocratie émis par ceux qui la conduisent, mérite plus qu'un appui symbolique de la part de la communauté internationale. Les écueils auxquels toute nouvelle autorité démocratique nationale tunisienne risque d'être confrontée relèveront notamment des choix politiques, sociaux et économiques imposés par le régime absolutiste antérieur. De plus, la viabilité d'une toute jeune démocratie dépendra également de l'avènement d'une économie largement contributive au développement du pays ainsi qu'à la satisfaction des besoins premiers, prioritaires et fondamentaux d'une population trop longtemps laissée pour compte (via entre autre la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le développement — OMD). Un rééquilibrage des politiques économiques engagées précédemment est essentiel. Ce rééquilibrage découlera notamment de la capacité qu'aura la Tunisie à se défaire de la dette extérieure publique à laquelle elle est actuellement soumise. À cet égard, les bailleurs de fonds de la Tunisie (États, Banque européenne d'investissement — BEI, Banque africaine de développement — BAD, Banque mondiale — BM, marchés financiers) ont un rôle important à jouer en annulant la dette tunisienne, dont la majeure partie n'a pas profité à la population.

La dette extérieure de la Tunisie trouve sa genèse peu après l'indépendance du pays en 1956. Par son ampleur et ses implications multiples (tant politique qu'économique ou sociale), cette dette est devenue une donnée incontournable de la réalité tunisienne. Si contractée initialement dans une perspective de développement (aménagement du territoire national, investissement dans les secteurs économiques stratégiques, amélioration de l'enseignement et du système de santé publics, financement de la recherche scientifique et de la culture, instauration de l'État de droit et accessibilité à la justice, etc.), les capitaux d'emprunts extérieurs constituant la dette tunisienne se sont rapidement vus confisquer par des canaux parallèles sous contrôle du pouvoir politique non démocratique alors en place.

Pendant ces vingt-trois dernières années, la Tunisie a été gouvernée par un régime politique ayant soumis le pays à un système économique et social néfaste et inadapté — le régime de Ben Ali ayant pourtant été considéré comme « bon élève » par les institutions financières alors que les investissements financiers bilatéraux et multilatéraux ne profitaient globalement pas à la population (services sociaux, réglementation du travail, salaires, prix subventionnés des produits de consommation populaire, protection douanière, entreprises publiques, etc., ont autant été de secteurs soumis à une série de mesures imposées par les institutions financières internationales [IFI] qui, au final, ont mis à rude épreuve l'économie et la société locale tout en laissant planer de lourdes menaces sur l'ensemble du pays).

La crise de la dette qui a secoué la Tunisie (comme l'ensemble des pays du Sud) vers le milieu des années 1980 a été un argument majeur en faveur de l'adoption, dès 1986, de la stratégie économique et sociale (programmes d'ajustement structurel — PAS) mise au point par les experts du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale.

Cette stratégie n'a pas empêché l'augmentation de la dette extérieure publique de la Tunisie qui est passée de 3,21 milliards en 1980 à 14,4 milliards de dollars en 2009.

En 2010, la Tunisie consacrait 1,4 milliards de dollars (1,940 milliards de dinars tunisiens) de son budget au remboursement de la dette.

Les choix stratégiques économiques du régime de Ben Ali ayant notamment lié la Tunisie à des PAS inadaptés, conjugués à une réelle confiscation privée par les autorités dirigeantes de l'État de capitaux d'emprunts extérieurs ou encore aux diverses crises financière, économique ou alimentaire mondiales, ont eu des conséquences néfastes sur le développement du pays tout en surdéterminant les conditions d'existence de la population confrontée à une situation d'urgence sociale.

Il paraît de plus en plus clairement que la Tunisie ne peut plus continuer à supporter la charge d'une telle dette. De plus, la Tunisie rembourse plus qu'elle ne reçoit au titre de l'emprunt extérieur. D'après les données de la Banque mondiale (1) , entre 1970 et 2009, la Tunisie a remboursé au titre du service de la dette la somme de 38,5 milliards de dollars. Sur cette même période, la Tunisie a contracté 35,9 milliards de dollars de nouveaux emprunts. L'État tunisien a donc remboursé 2,47 milliards de dollars de plus que tout ce qu'elle a emprunté sur cette période 1970-2009.

Elle est donc devenue « exportatrice nette » de capitaux d'emprunts. En d'autres termes, les nouveaux emprunts sont réorientés vers le remboursement des emprunts antérieurs. Dès lors, il apparaît clairement que les emprunts et les crédits publics extérieurs ne participent en rien au développement de l'économie, ni à la création d'emplois, ni à l'amélioration du niveau de vie des Tunisiens, ni encore à la sauvegarde de l'environnement, etc.

Conjuguée au remboursement par la famille Ben Ali et l'entourage proche du régime déchu des biens mal acquis et des détournements financiers dont ils se sont rendus coupables — ainsi que les poursuites judiciaires légitimes qui peuvent être menées à leur encontre — l'annulation de la dette extérieure tunisienne s'impose comme une nécessité incontournable si la Tunisie veut réellement vaincre le sous-développement. Une telle initiative conforterait également l'élan de démocratie que semble connaître actuellement ce pays. Enfin, participer à la stabilisation économique de ce pays permettrait à ce dernier — au regard de ses multiples potentiels — de limiter la crise de l'emploi qui lui est propre ainsi que de lutter plus efficacement contre toute extension de la précarité (terreau par ailleurs particulièrement fertile à toute contagion fondamentaliste).

Pour conclure, il importe de rappeler qu'une dette bilatérale ou multilatérale d'un pays doit être appréciée à sa juste valeur. En ce sens, la valeur réelle de la dette doit être prise en compte et non sa valeur nominale, comme le rappelle justement la résolution adoptée au Sénat belge le 29 mars 2007 portant sur la dette des pays en développement (3-1507/6 - 2006/2007). Dans cette perspective, il apparaît également que la doctrine juridique de la « dette odieuse » est applicable à la réalité même de l'existence de la dette tunisienne dès lors que l'on considère celle-ci comme « une dette contractée par un gouvernement non démocratique, dont la somme empruntée n'a pas bénéficié aux populations locales et dont le prêt a été octroyé par le créancier en connaissance de cause des deux éléments précédents » (point 10 de la résolution du Sénat belge du 29 mars 2007). Rappelons que la doctrine forme avec les traités, la coutume, les principes généraux du droit et la jurisprudence, les sources du droit international public, en vertu de l'article 38 du statut de la Cour internationale de justice (CIJ). La formulation de cette doctrine de la dette « odieuse » est venue entériner les pratiques antérieures des États.

L'objectif de la présente proposition de résolution vise à l'annulation par le gouvernement belge de la dette bilatérale encourue à son endroit par la Tunisie sur base du caractère « odieux » de cette dernière et appelle, dans les cénacles internationaux, les autorités belges à plaider en faveur de l'annulation de la dette extérieure détenue par diverses institutions multilatérales à l'encontre de la Tunisie.

Olga ZRIHEN
Marie ARENA
Philippe MAHOUX.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION


Le Sénat,

A. considérant qu'en 2007 la Belgique a octroyé un prêt d'État à la Tunisie de 6 millions d'euros (taux d'intérêt de 2 %) et qu'en 2008 un autre prêt d'État à hauteur de 3 045 000 euros a également été accordé par la Belgique à la Tunisie;

B. considérant qu'à la date du 1er septembre 2008 la dette de la Tunisie à l'égard de la Belgique s'élevait à 30,755 millions d'euros;

C. considérant qu'en 2009 la dette extérieure publique de la Tunisie s'élevait à 14,4 milliards de dollars;

D. considérant que le régime politique de Zine El-Abidine Ben Ali au pouvoir d'octobre 1987 à janvier 2011 ne peut être qualifié au vu des différentes consultations électorales de régime politique démocratique;

E. considérant les aspirations démocratiques de la « Révolution de Jasmin » en Tunisie et prenant en compte la nécessité d'un développement démocratique du jeu politique tunisien;

F. considérant la résolution sur l'annulation de la dette des pays les moins avancés (PMA) adoptée le 29 mars 2007 par le Sénat de Belgique (doc. Sénat, nº 3-1507/6 - 2006/2007);

G. considérant qu'il existe un consensus international pour passer d'une logique d'allègement de la dette des pays pauvres à une logique d'annulation de la dette;

H. considérant que les initiatives développées par les institutions financières internationales (IFI) pour répondre à la crise de la dette des pays pauvres n'ont pas donné les résultats escomptés en matière de croissance, de développement et de désendettement;

I. considérant le caractère « odieux » de la dette tunisienne dès lors que l'on considère celle-ci comme une dette contractée par un gouvernement non démocratique, dont la somme empruntée n'a pas bénéficié aux populations locales et dont le prêt a été octroyé par le créancier en connaissance de cause des deux éléments précédents;

J. considérant qu'il convient de partir de l'estimation de la valeur réelle de toute dette — et non de sa valeur nominale — afin d'obtenir une image réaliste du coût réel des opérations d'annulation de dette;

K. considérant que l'appui de la communauté internationale à la révolution sociale qui secoue actuellement la Tunisie ne peut se limiter à un geste symbolique et considérant que toute initiative d'annulation de la dette tunisienne viendrait à offrir des perspectives politiques, sociales et économiques permettant l'émergence d'un régime politique démocratique et stable,

Demande au gouvernement:

1. d'annuler dans les plus brefs délais la dette bilatérale de la Tunisie à l'égard de la Belgique compte tenu de son caractère largement « odieux »;

2. de tirer les leçons de l'exemple tunisien et de mettre en place un mécanisme permettant la mise en œuvre d'une clause de droits de l'homme dans le cadre d'octroi de prêts accordés aux pays tiers;

3. d'inciter, dans le cadre des enceintes européennes, les autres États membres de l'Union européenne à adopter des mesures similaires visant à l'annulation de la « dette odieuse » de la Tunisie;

4. d'intensifier, au sein des enceintes internationales, son action diplomatique en vue de l'annulation des dettes publiques extérieures considérées comme « odieuses » (au sens d'une dette contractée par un régime non démocratique dont la finalité est autre que celle de bénéficier au développement des populations locales) détenues par les institutions multilatérales à l'encontre des la Tunisie.

28 janvier 2011.

Olga ZRIHEN
Marie ARENA
Philippe MAHOUX.

(1) World Bank, Global Development Finance — http://data.worldbank.org/data-catalog/global-development-finance.