3-52/1

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Sénat de Belgique

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2003

9 JUILLET 2003


Proposition de loi modifiant le Code civil et le titre préliminaire du Code d'instruction criminelle en ce qui concerne les responsabilités civile et pénale

(Déposée par Mme Clotilde Nyssens)


DÉVELOPPEMENTS


La présente proposition de loi reprend le texte d'une proposition qui a déjà été déposée au Sénat le 17 janvier 2000 (doc. Sénat, nº 2-298/1 ­ 1999/2000).

Depuis que, voici bientôt quarante-cinq ans, M. Y. Hannequart, eut le mérite d'attirer l'attention des juristes sur les conséquences regrettables de la théorie jurisprudentielle dite de l'unité des fautes pénale et civile (1), nombreux ont été en Belgique (2) comme en France (3) les auteurs ­ aussi bien civilistes que pénalistes ­ qui, poursuivant l'analyse de la théorie et de ses effets, ont mis en lumière la règle très largement admise dans les législations étrangères suivant laquelle, en matière de responsabilité d'imprudence, un acquittement prononcé au pénal pour absence de faute ou de lien causal ne devrait pas préjuger de la décision du juge civil.

Évoquant en 1992 les leçons d'un séminaire organisé l'année précédente à Louvain-la-Neuve, par le professeur Ch. Hennau-Hublet et consacré aux « Enjeux d'une dissociation des fautes pénale et civile » (Rev. Dr. Pén. Crim., 1994, p. 229 et suivantes), un magistrat émérite de la Cour de cassation, M. le Conseiller A. Meeùs, écrivait : « Les raisons invoquées pour justifier une modification des règles juridiques en cette matière paraissent assez convaincantes pour que l'on s'attache résolument à déterminer les moyens de réformer notre droit positif. Le temps des controverses purement doctrinales devrait être révolu et laisser la place à la recherche d'une solution concrète » (« Faute pénale et faute civile », RGAR, 1992, p. 11900).

C'est cette solution concrète qu'entend apporter la présente proposition.

Les conséquences de la théorie de l'unité des fautes pénale et civile ne sont plus à rappeler. Conjuguée à la règle de l'autorité de la chose jugée, elle empêche que l'auteur du dommage soit condamné à indemniser les victimes dès lors qu'au pénal, cet agent aurait été déclaré non coupable au juste motif que ne peut lui être reproché aucun défaut de l'attention, de la prévoyance ou de la diligence personnellement exigibles de lui dans les circonstances concrètes de la cause. De façon non moins inéquitable, cette théorie risque à l'inverse d'amener le juge pénal, pour permettre l'indemnisation des victimes, à déclarer le prévenu coupable en lui appliquant les critères abstraits de la responsabilité aquilienne.

La solution apportée par la présente proposition, outre qu'elle permettra désormais au juge pénal de « traiter les prévenus avec équité sans pour autant maltraiter les victimes » (4), présente le double avantage de rendre possible une évolution de la responsabilité civile plus conforme à ses finalités propres et, sur le plan pénal, de renouer avec la définition ­ suffisamment affinée ­ de la « répréhensible négligence » telle qu'elle se retrouve dans la plupart des législations pénales étrangères (5) comme dans l'exposé des motifs de notre Code pénal (6).

La proposition prévoit pour des raisons d'économie que le juge pénal peut rester compétent sur demande de la partie civile et accorder lui-même réparation des dommages en application des règles de droit civil. À défaut de demande il renvoie la cause au juge civil.

Clotilde NYSSENS.

(1) « La responsabilité pénale de l'ingénieur », Liège, Vaillant-Carmanne, 1959; « Les problèmes posés dans le droit pénal moderne par le développement des infractions non intentionnelles », rapport au congrès international de Lisbonne, Rev. int. dr. pén., 1961, p. 968; « Faute pénale et faute civile : perspective de réforme », Ann. dr. Louvain, 1983, p. 87 et suivantes.

(2) Dalcq R. O., « Faute civile et faute pénale », Ann. dr. Louvain, 1983, p. 73 et sv.; Delvaux P.-H., « La prescription de l'action civile résultant d'une infraction involontaire. Pour un retour à la dualité des fautes pénale et civile », R.G.A.R., 1977, nº 9709; Hennau-Hublet Ch., « L'activité médicale et le droit pénal. Les délits d'atteinte à la vie, l'intégrité physique et la santé des personnes », Paris, L.G.D.J., 1987, p. 368 et sv., nº 737 et sv.; Delvaux P.-H. et Schamps G., « Unité ou dualité des fautes pénale et civile : les enjeux d'une controverse », R.G.A.R., 1991, nº 11795; « Les enjeux d'une dissociation des fautes pénale et civile », in Le défaut de prévoyance à l'épreuve des faits et du droit, droit belge et droit comparé, séminaire « Universités-Monde judiciaire », sous la direction de Ch. Hennau-Hublet, R.D.P.C., 1994, p. 237 et sv.; Schamps G., « Unité des fautes civile et pénale : une brèche », J.L.M.B., 1991, p. 1165 et sv.; Hennau-Hublet Ch. et Schamps G., « Responsabilité pénale et responsabilité civile : une parenté contestée », Ann. dr. Louvain, 1995, pp. 113 à 200; Hennau-Hublet Ch. et Verhaegen J., « Droit pénal général », 2ème éd. revue et mise à jour, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 329 et sv., nº 410 et sv.; Verhaegen J., « L'imprudence punissable en législation et en jurisprudence belges », J.T., 1979, p. 349; « Faute pénale et faute civile », Archives de Philosophie du Droit, Paris, Sirey, 1983, p. 22 et sv.; Wilms W., « De verjaring van de burgerlijke vordering voortspruitend uit een misdrijf », Kluwer, 1988; Voy. aussi : Commission pour la révision du Code pénal, Rapport de juin 1979, p. 71 et les « Observations sur l'avant-projet de Code pénal », 1986, p. 21 avec, en annexe, p. 62 et sv., la « consultation du professeur R.-O. Dalcq concernant la responsabilité pénale et la responsabilité civile ».

(3) Pirovano A., « Faute civile et faute pénale », Paris, Pichon & Durand-Auzias, 1996; Roca C., « De la dissociation entre la réparation et la répression dans l'action civile exercée devant les juridictions répressives », D., 1991, Chr., p. 85 et sv.; Viney G., « Traité de droit civil. Introduction à la responsabilité », 2ème éd., Paris, L.G.D.J., 1995, p. 260 et sv., nº 152 et sv.; Letourneau Ph. et Cadiet L., « Droit de la responsabilité », Dalloz, Paris, 1996, p. 57, nº 166, p. 497, nº 2029, p. 644, nº 3067. Au cours des Journées belgo-franco-luxembourgeoises de droit pénal de 1958, le professeur français Louis Hugueney après avoir souligné le mérite particulier de l'arrêt belge du 6 octobre 1952, en cause « Romain », [par lequel la Cour de cassation de Belgique avait rétabli la règle « nulla poena sine culpa » et l'effet libératoire de l'erreur invincible en matière de contraventions et d'infractions réglementaires] dénonçait déjà la théorie de l'unité des fautes pénale et civile adoptée par la Cour de cassation de France en 1912 et qualifiée de « legs le plus funeste » fait par la jurisprudence belge à la jurisprudence française.

(4) Verhaegen J., op. cit., Arch. Philos. Droit,p. 22 et sv.

(5) Voir les codes pénaux d'Autriche (§ 6), du Brésil (art. 17, § 2), de Bulgarie (art. 4, § 3), d'Éthiopie (art. 57, 3º et 59, 1º), de Grèce (art. 28), de Hongrie (art. 14), de Pologne (art. 7, § 2), de Roumanie (art. 19, § 2), de Russie (art. 9), de Suède (Introd.), de Suisse (art. 18, § 3 et art. 53 du Code des obligations), de Yougoslavie (art. 7, § 3). Plusieurs de ces définitions se trouvent reproduites dans les « Observations de la Commission pour la Révision du Code pénal », Bruxelles, 1986, p. 20-21. Dans le même sens, voir le Code pénal type pour l'Amérique latine (art. 26) et la législation allemande (Jescheck, Lehrbuch des Strafrechts, 1972, p. 222 etc.).

(6) « Le caractère distinctif de la faute est la négligence [negligentia], qui a sa cause dans le défaut de cette volonté ferme et permanente [constans ac perpetua voluntas], dont chacun doit être animé, d'éviter tout ce qui pourrait nuire aux intérêts publics ou privés (...). L'appréciation de la faute et de ses divers degrés est abandonnée à la conscience éclairée du juge qui, dans chaque cas particulier, doit prendre en considération l'âge, le sexe et les autres modalités personnelles du prévenu, la nature et les circonstances de l'acte qui a produit l'infraction... La faute [peut se présenter] sous deux formes principales différentes : la faute sans prévoyance et la faute avec prévoyance. La faute sans prévoyance consiste en ce que l'agent n'a point prévu le mal qui est résulté de son action (ou de son inaction) mais qu'il aurait pu prévoir (...) s'il avait fait de ses facultés intellectuelles l'usage que son devoir lui prescrivait; la faute avec prévoyance [consiste en ce que] l'agent a prévu comme possible le malheur qui est arrivé, sans l'avoir pourtant voulu; mais il devait le prévenir, soit en prenant les précautions nécessaires pour l'éviter, soit en s'abstenant d'agir. Cette espèce de faute se rapproche du dol par la conscience qu'avait l'agent de la possibilité du mal qu'il a causé; mais elle en diffère essentiellement en ce que l'auteur du mal n'a pas eu l'intention de le produire (culpa dolo proxima) », Code pénal belge, Exposé des motifs, Lég. crim., III, p. 240, nº 103 à 105 et J.-J. Haus, Principes généraux du droit pénal belge, s 321 à 327.


PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Un article 1383bis, rédigé comme suit, est inséré dans le Code civil :

« Art. 1383bis. ­ La négligence et l'imprudence sont appréciées suivant des critères propres, indépendants des caractères de la faute génératrice de responsabilité pénale. La décision par laquelle le juge déclare la faute pénale non établie ne préjuge pas la question de la faute génératrice de responsabilité civile. »

Art. 3

Un article 4bis, rédigé comme suit, est inséré dans le titre préliminaire du Code d'instruction criminelle :

« Art. 4bis. ­ Lorsque le tribunal correctionnel ou le tribunal de police saisi d'une action civile en même temps que de l'action publique prononce un acquittement au motif que la faute de l'inculpé n'est pas établie, il renvoie d'office la cause relative aux intérêts civils au juge civil qu'il désigne. Dans les huit jours de la prononciation de la décision, le greffier adresse le dossier de la procédure au greffier du juge auquel la cause a été renvoyée. La cause est inscrite d'office et sans frais au rôle du juge de renvoi.

Sur la demande de la partie civile ou de son assureur formulée avant la clôture des débats, le juge saisi de l'action publique restera néanmoins compétent pour accorder, en application des règles du droit civil, réparation des dommages résultant des faits qui ont fondé la poursuite. »

23 juin 2003.

Clotilde NYSSENS.