2-1237/1

2-1237/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 2001-2002

8 JUILLET 2002


Proposition de loi interprétative de l'article 7, alinéa 1er, de la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire

(Déposée par M. Jean Cornil et consorts)


DÉVELOPPEMENTS


Dans trois arrêts rendus par la chambre des mises en accusation de Bruxelles le 16 avril 2002 et le 26 juin 2002, la loi du 16 juin 1993 a été interprétée dans un sens qui va clairement à l'encontre de la volonté du législateur. En partant d'un postulat déjà en soi critiquable selon lequel les articles 6 à 14 du titre préliminaire du Code de procédure pénale seraient applicables à toutes les lois particulières dites « de compétence extraterritoriale », les arrêts précités appliquent la condition de l'article 12 dudit titre préliminaire à la loi du 16 juin 1993. Concrètement, la cour en déduit que l'action publique intentée sur la base de la loi de 1993 ne peut être déclarée recevable que si l'inculpé se trouve en Belgique.

Or, les travaux préparatoires de la loi du 16 juin 1993 expriment la volonté claire du législateur d'exclure une telle condition de présence sur le territoire. À la page 16 de l'exposé des motifs de ladite loi, on peut lire :

« les juridictions belges devront également être compétentes même dans le cas où l'auteur présumé de l'infraction n'est pas trouvé sur le territoire belge » (doc. Senat, nº 1317-1, 1990-1991, p. 16).

L'intention du législateur a explicitement été écartée par les arrêts précités de la chambre des mises en accusation. À cet égard, il importe aussi de noter que l'arrêt du 16 avril 2002 a déclaré que les dispositions de l'article 7 de la loi de 1993 et de l'article 12 du titre préliminaire du Code de procédure pénale sont « claires et ... donc susceptibles d'aucune interprétation ».

L'arrêt du 26 juin 2002 dans l'affaire Sharon y ajoute : « Attendu qu'il en ressort que si le législateur belge a bien manifesté son intention d'étendre les effets de la compétence universelle des juges belges, même au cas où l'auteur présumé n'est pas trouvé sur le territoire belge, il a en réalité lié la recevabilité de cette poursuite à la suppression de l'article 12 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale dans le cadre d'une autre loi en gestation ... »

Toutefois, force est de constater que depuis 1994 la doctrine, les juges d'instruction, et le gouvernement lui-même ont interprété la loi dans le sens exprimé par le législateur en 1993. C'est ainsi que le gouvernement a, par exemple, adressé des demandes d'extradition à d'autres pays, et plaidé notamment avec énergie en faveur de l'extradition, par la Tanzanie, d'un militaire rwandais soupçonné d'être impliqué dans l'assassinat des casques bleus belges de la MINUAR.

Pour ce qui concerne la doctrine, elle ne partage de toute évidence pas l'interprétation des arrêts de la chambre des mises en accusation. Dans le premier commentaire de la loi du 16 juin 1993 déjà, les auteurs ont pointé le problème tout en donnant priorité à l'intention du législateur (1). Le professeur et juge D. Vandermeersch est du même avis, également pour

le motif que la loi de 1993 constitue une loi autonome par rapport au chapitre II du titre préliminaire (le chapitre qui contient notamment l'article 12) et que l'on ne pourrait donc pas appliquer les dispositions de ce chapitre par simple analogie (2).

Contrairement à ce que dit la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Bruxelles, l'article 7 de la loi de 1993 a toujours été à ce point interprété dans le sens exprimé par le législateur lors de l'adoption de la loi, que même les juristes comptant parmi les détracteurs les plus décidés de la compétence universelle ont toujours admis que l'article 12 du titre préliminaire du Code de procédure pénale ne s'applique pas aux crimes poursuivis sur la base de la loi de 1993. C'est ainsi que le professeur D'Argent estime qu'« il n'est en effet guère douteux que la volonté du législateur est plus fondamentalement, de s'assurer que les tribunaux belges puissent punir ces crimes, où et par qui aient-ils pu être commis, et alors même que leur auteur ne serait pas trouvé sur le territoire national (3) ».

Ainsi, les arrêts du 16 avril 2002 et du 26 juin 2002, se prononçant, faut-il le rappeler, de l'avis contraire de l'avocat général représentant le parquet à l'audience, qui estimait lui aussi que l'article 12 ne s'applique pas, crée de toutes pièces une controverse, qui paralyse actuellement l'instruction des dossiers en cours basés sur la loi du 16 juin 1993. Cette controverse aurait évidemment pu être évitée si la volonté

clairement exprimée par le législateur au cours de la discussion parlementaire avait été tout aussi clairement traduite dans le texte même de l'article 7 de la loi.

Au-delà de la paralysie de l'application de la loi de 1993, la controverse risque également de porter atteinte à l'image de la Belgique sur la scène internationale, plus précisément celle d'un pays progressiste et exemplaire au plan du droit pénal international. Depuis plusieurs années, la Belgique occupe une place importante sur cette scène, sa législation étant devenue une référence en matière de compétence universelle. Tout récemment, le gouvernement allemand a accepté une proposition de loi instaurant un véritable « Code de droit pénal international » (Völkerstrafgesetzbuch), dont l'article premier prévoit une compétence universelle pour des crimes commis à l'étranger, même sans lien de rattâchement avec l'Allemagne.

Les arrêts du 16 avril 2002 et du 26 juin 2002 précités portent atteinte à l'image de la Belgique sur deux plans.

D'une part, ils déforcent la politique criminelle internationale de la Belgique. Dans l'affaire Pinochet par exemple, le gouvernement belge a joué un rôle important dans un effort commun avec l'Espagne, la France et la Suisse, pour empêcher que M. Pinochet puisse retourner librement au Chili. Plusieurs déclarations politiques ont été émises à cet égard, aussi bien dans la presse belge, que dans les documents parlementaires. Or, si l'on applique le raisonnement des trois arrêts, la Belgique aurait dû tout simplement se déclarer incompétente et s'abstenir ensuite totalement, étant donné que M. Pinochet n'était pas en Belgique au moment du dépôt des plaintes ...

D'autre part, les conséquences pratiques des arrêts du 16 avril 2002 et du 26 juin 2002 semblent en contradiction avec la notion même de la compétence universelle et ne constituent en toute hypothèse pas un message'approprié'envers les personnes susceptibles d'être visées par la loi du 16 juin 1993. Ce message revient en effet à leur dire qu'elles n'ont rien à craindre aussi longtemps qu'elles évitent le territoire belge.

À la lumière de ce qui précède, les signataires de cette proposition estiment qu'il est nécessaire de rétablir la portée exacte de l'article 7 de la loi du 16 juin 1993, telle que le législateur de l'époque l'a conçue. Ils

proposent concrètement une loi interprétative concernant l'article 7, précisant que l'auteur présumé ne doit pas être trouvé en Belgique, comme l'exposé des motifs de la loi de 1993 le mentionnait déjà.

Jean CORNIL.
Georges DALLEMAGNE.
Alain DESTEXHE.
Josy DUBIÉ.
Meryem KAÇAR.
Michiel MAERTENS.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

L'article 7, alinéa 1er, de la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire doit être interprété comme s'appliquant sans considération du lieu où l'auteur présumé du crime peut être trouvé.

1er juillet 2002.

Jean CORNIL.
Georges DALLEMAGNE.
Alain DESTEXHE.
Josy DUBIÉ.
Meryem KAÇAR
Michiel MAERTENS.

(1) Andries, A., David, E., Van Den Wijngaert, C. et Verhaegen, J., « Commentaire de la loi du 16 juin 1993 relative à la répression des infractions graves au droit international humanitaire », RDPC, 1994, (1114-1184), p. 1173, nº 3.77.

(2) Vandermeersch, D., « Les poursuites et le jugement des infractions de droit humanitaire en droit belge », dans : Actualité du droit international humanitaire, Dossiers de la RDPC, 2001, (121-180), p. 150; Vandermeersch, D., « La compétence universelle en droit belge », dans : Poursuites pénales et extraterritorialité, Dossiers de la RDPC, 2002, (pp. 39-89), p. 60; voir enfin Schaus, A., « Nouveau coup dur porté à la loi dite de compétence universelle par un arrêt du 16 avril 2002 », Le Journal du Juriste, nº 12, 22 mai 2002.

(3) D'Argent, P., « La loi du 10 février 1999 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire « , JT, 1999, p. 554. Voy. aussi la note critique de J. Verhoeven : « il serait peu compatible avec le besoin de justice auquel elle entend répondre que la compétence universelle ne soit pas effectivement exercée ou, si elle l'est, qu'elle le soit de manière discriminatoire. Il ne saurait dépendre de l'humeur du temps que l'on décide ou non de poursuivre les auteurs de crimes de droit international, et tantôt l'un plutôt que l'autre. Sauf à priver son exercice de toute crédibilité. Il convient, partant, que l'État se donne les moyens d'exercer efficacement la compétence qu'il s'arroge, ce qui n'est pas particulièrement aisé lorsque sont en cause des faits commis à l'étranger par des personnes qui n'ont le cas échéant ni domicile ni résidence en Belgique » (note sous corr. Bruxelles, 6 novembre 1998, JT, 1999, p. 315).