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Sénat de Belgique

SESSION DE 2000-2001

29 AOÛT 2001


Proposition de loi visant à réglementer l'utilisation des moyens de télécommunication sur le lieu du travail

(Déposée par M. Alain Destexhe)


DÉVELOPPEMENTS


Avec l'apparition des nouvelles technologies, chaque employeur met à la disposition des membres de son personnel une série de moyens de communication : accès à l'internet et au courrier électronique, gsm, fax, téléphone, etc. Ceux-ci sont susceptibles d'être utilisés non seulement à des fins professionnelles mais également à des fins privées. L'usage privé exceptionnel et limité est souvent toléré par l'employeur mais le but premier de l'installation de tels outils de communication est de garantir une meilleure efficacité du travailleur dans l'exécution du travail qui lui est demandé.

Selon une étude du bureau d'études Grid de mars 2001, portant sur 1 741 personnes, internet est véritablement entré dans les moeurs des entreprises belges : 89 % des personnes interrogées ont une adresse e-mail et 90 % estiment que le courrier électronique est devenu indispensable à leur travail (45 % pour le Web). Parmi les sondés, 28 % reçoivent moins de 10 e-mails par jour; 27 % entre 10 et 20; 29 % entre 20 et 50; 8 % entre 50 et 100 et 5 % plus de 100 e-mails par jour. L'e-mail semble faire l'objet d'un contrôle assez sévère puisque dans 54 % des cas, les courriers électroniques peuvent être lus par le supérieur hiérarchique dans l'entreprise.

Les contrôles semblent moins stricts pour l'utilisation d'internet. 87 % des personnes interrogées ont accès au Web et, parmi elles, 68 % déclarent qu'elles peuvent surfer librement et de façon illimitée et 22 % disposent d'un règlement interne à leur entreprise.

Cette étude portait essentiellement sur les employés de grandes entreprises belges, mais on peut en déduire qu'elle traduit une évolution applicable à l'ensemble des sociétés du pays.

En France, selon un sondage Liaisons sociales-Manpower publié en avril 2001, pas plus de 19 % des salariés utilisent leur matériel informatique à des fins privées. Toutefois, suite au feuilleton Loft Story un sondage a été réalisé pour Le Figaro entreprise et 500 000 personnes disposant d'un accès internet sur le lieu de travail ont admis s'être connectées au moins une fois sur le site de l'émission au cours des deux dernières semaines de celle-ci. Cela représente 15 % des salariés concernés.

Dans de nombreux pays, les chartes d'usage ou codes de conduite se multiplient. Certains logiciels spécialisés interdisent l'accès aux sites pornographiques et violents, mais aussi à ceux n'ayant rien à voir avec un objet professionnel (exemple sports ou oenologie !) De plus, certains logiciels permettent que tout e-mail adressé à l'extérieur et contenant des « termes grossiers » soit automatiquement bloqué.

Selon Le Monde du 17 août 2001, en France, la CNIL (Commission nationale informatique et liberté) s'est récemment inquiétée de ce qui pourrait ressembler à une « surveillance électronique systématique ». La CNIL souhaite que la loyauté s'impose pour déterminer un point d'équilibre entre les droits de l'employeur à connaître de ce qui est nécessaire à l'exercice de sa fonction dirigeante et le droit du salarié à protéger sa vie privée. La commission admet que les interdictions faites aux salariés peuvent constituer une sécurité légitime compte tenu des risques (contamination de virus, intrusion). Elle propose que les règles de sécurité soient exposées de manière claire et précise aux salariés et à leurs représentants et que les limitations imposées fassent l'objet d'une négociation.

D'autres observateurs font remarquer qu'un pourcentage important de salariés travaille à domicile pendant le week-end et les soirées. Selon une étude française réalisée par le groupe Chronos, la proportion serait de 56 % pour les actifs qui diposent d'un GSM et d'un PC portable. Pourquoi dès lors ne pas concéder à ces employés un peu de temps libre pour eux-mêmes au travail ? Se distraire au travail permettrait d'être plus productif.

À l'opposé, en 2000, un comptable travaillant pour une société de Montbéliard a été renvoyé pour avoir correspondu par e-mail à titre privé alors que les salariés avaient été prévenus que leur messagerie était surveillée.

En Belgique, qu'en est-il du statut juridique de l'usage privé de ces nouveaux moyens de télécommunication ? L'employeur peut-il les interdire ? Comment peut-on faire pour contrôler leur utilisation ? Quels sont les recours possibles ?

Comme l'affirme la ministre de l'Emploi et du Travail, « l'utilisation d'internet et d'une adresse électronique personnelle par le travailleur sur son lieu du travail est réglée, tout au moins partiellement, de manière indirecte par différents textes » (1).

Des instruments juridiques préexistant à l'entrée sur le marché de nouvelles technologies servent actuellement de référence en cas de litige :

­ S'agissant du droit au respect de la vie privée des travailleurs sur le lieu de travail, sont applicables au plan européen l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et au plan interne l'article 22 de la Constitution et la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l'égard des traitements de données à caractère personnel.

­ En ce qui concerne plus particulièrement la confidentialité des télécommunications, les dispositions applicables sont l'article 109ter D de la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises publiques économiques, qui interdit la prise de connaissance par un tiers de données transmises par voie de télécommunications, ainsi que l'article 314bis du Code pénal qui réprime l'écoute, la prise de connaissance et l'enregistrement pendant leur transmission des communications ou télécommunications privées, sans le consentement de tous les participants concernés (2), ce qui, en pratique, est impossible.

Il faut constater un vide juridique dans la réglementation belge. Le problème réside dans le fait que les dispositions existantes (l'article 109ter D de la loi susmentionnée du 21 mars 1991 et l'article 314bis du Code pénal) ne sont pas adaptées à la spécificité des relations professionnelles car ces dispositions ne font aucune distinction entre les communications privées et les communications professionnelles, avec la conséquence que l'employeur est privé de toute possibilité (légale) de contrôle sur ces communications, sauf consentement de tous les « intéressés ».

C'est la sécurité juridique, qui est de l'intérêt non seulement du travailleur qui a droit au respect de sa vie privée mais aussi de l'employeur qui doit faire prévaloir la sûreté informatique de son entreprise et l'exécution correcte du contrat de travail, qui nous ont amenés à rédiger la présente proposition de loi.

Cette proposition de loi a pour but de permettre à l'employeur d'exercer un contrôle sur l'utilisation que fait le travailleur des moyens de télécommunciation mis à sa disposition, mais dans le respect des règles de proportionnalité et de transparence qui découlent de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

De proportionnalité, tout d'abord, parce que ce contrôle doit être limité dans le temps mais également aux travailleurs à l'égard desquels il existe des indices laissant suspecter une utilisation abusive des moyens de télécommunication.

La transparence, ensuite, qui suppose que le travailleur concerné puisse être préalablement averti de la mise en oeuvre de la possibilité d'un tel contrôle.

La présente proposition de loi a pour but de s'assurer que les ingérences dans la vie privée des travailleurs qu'implique ce contrôle, sont licites au regard de l'article 8, § 2, de la Convention européenne des droits de l'homme qui prévoit en effet trois conditions : la transparence, la finalité et la proportonnalité.

Il est important de rappeler qu'en vertu de l'article 109ter E, 1º, de la loi du 21 mars 1991, les articles 314bis et 109ter D reçoivent exception chaque fois que « la loi permet ou impose l'accomplissement des actes visés par cette disposition ».

La présente proposition de loi a pour objet de régler la question de l'utilisation des moyens de télécommunication au niveau des relations sociales, lesquelles ne doivent pas être limitées au seul contrat de travail, mais visent également les agents statutaires et, de manière générale, l'ensemble des relations dans lesquelles il existe un lien de subordination.

De la même façon, cette proposition n'entend pas se limiter à l'un ou l'autre moyen de télécommunication précis, anticipant de la sorte les évolutions techniques et/ou technologiques futures et particulièrement adapté à l'usage de l'internet et de l'e-mail.

COMMENTAIRE DES ARTICLES

Article 2

Cet article définit un certain nombre de concepts utilisés dans la présente proposition.

Ainsi, le terme « travailleur » s'inspire des définitions qui figurent dans la loi sur les règlements de travail et sur la protection de la rémunération des travailleurs qui s'appliquent également à d'autres personnes que les « travailleurs » sous contrat de travail (un contrat d'apprentissage, un contrat de stage ou un contrat de formation professionnelle).

En ce qui concerne les « moyens de télécommunication », cette notion fait déjà l'objet d'une définition dans la loi sur les télécommunications en dans les directives européennes en la matière.

Par souci de cohérence, nous nous sommes inspirés d'une des définitions existantes plutôt que de proposer une nouvelle définition.

L'alinéa 2, repris de la loi sur les règlements de travail, vise à protéger les personnes qui, en raison de leur profession ou de leur activité, détiennent ou sont amenées à prendre connaissance d'informations couvertes par le secret médical.

Article 3

1. L'employeur peut prendre l'initiative de déterminer si et dans quelles conditions le personnel peut utiliser à des fins privées les moyens de télécommunication mis à sa disposition.

Si l'employeur est libre de fixer comme il l'entend les modalités d'utilisation d'internet et d'autres moyens de communication, en revanche, le contrôle de cette utilisation ne pourra être exercé que dans le respect des principes de transparence, de finalité et de proportionnalité.

Cela peut se faire soit dans le contrat de travail, soit dans le règlement de travail, soit encore dans le cadre d'une convention collective d'entreprise.

De la sorte, l'employeur peut, de manière concertée, individuellement ou collectivement, déterminer, par exemple, les modalités d'utilisation du courrier électronique et de l'internet qui sont permises, tolérées ou interdites, établir les finalités et les modalités de contrôle de l'utilisation des moyens de télécommunbciation mis à la disposition du personnel, stocker des données de télécommunication et fixer la durée du stockage, par exemple sur un serveur central, etc. (3).

La fixation des conditions dans lesquelles le travailleur peut utiliser les moyens de télécommunication mis à sa disposition sur le lieu de travail assure tant à l'employeur qu'au travailleur une sécurité juridique.

2. L'employeur est donc libre de fixer comme il l'entend les modalités du contrôle qu'il va effectuer.

Toutefois, l'article 8, § 2, de la Convention européenne des droits de l'homme précise qu'une mesure de surveillance n'est licite que si différentes conditions sont réunies : la transparence, la finalité et la proportionnalité.

Une des conditions est que « la mesure de surveillance doit être prévue par la loi ». C'est l'exigence de transparence : la norme autorisant la mesure de surveillance doit être suffisamment accessible et précise, de sorte que les personnes concernées soient à tout moment en mesure de prévoir dans quelles circonstances et à quelles conditions il peut être porté atteinte à leur vie privée.

Le principe de transparence implique l'information préalable des travailleurs concernés par la mesure de surveillance : en application de ce principe, une mesure de surveillance n'est licite que lorsque les travailleurs ont été informés au préalable de la nature et de la finalité de la mesure envisagée ainsi que des limites du contrôle ainsi autorisé, étant entendu que l'information à fournir à cet égard doit être suffisamment accessible et précise de manière à ne pas déjouer les prévisions raisonnables des intéressés.

De plus, les mesures de contrôle adoptées par l'employeur sont susceptibles de modifier les circonstances et les conditions dans lesquelles s'exerce le travail dans l'entreprise. De telles mesures ne pourront dès lors être mises en oeuvre que moyennant la consultation du conseil d'entreprise et ce, conformément à l'article 15 de la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l'économie.

En l'absence de conseil d'entreprise, il appartiendra à l'employeur d'informer personnellement les travailleurs concernés quant à la nature du contrôle envisagé, de sa finalité et de son étendue.

Les modalités du contrôle devront par ailleurs être précisées dans le règlement du travail et ce, conformément à l'article 6, 5º, de la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail.

Précisons toutefois que la loi du 8 avril 1965 précitée ne s'applique qu'aux entreprises du secteur privé et que dans le secteur public, les attributions du conseil d'entreprise sont exercées par les « comités de négociation » institués par la loi du 19 décembre 1974.

3. Une deuxième condition fixée par l'article 8, § 2, de la Convention européenne des droits de l'homme est le principe de finalité. La mesure de surveillance doit poursuivre un but légitime.

Une mesure de surveillance impliquant une ingérence dans la vie privée des personnes concernées n'est licite au regard de l'article 8, § 2, que lorsqu'elle vise à sauvegarder un intérêt supérieur. L'article 8 précise ce qu'il faut entendre par « but légitime » : protection des droits et libertés, sécurité publique, prévention des infractions pénales, etc.

Afin de respecter le principe de finalité, nous avons décidé d'intégrer dans la présente proposition de loi une liste de finalités susceptibles de justifier un contrôle limité des communications.

4. La troisième condition fixée par l'article 8, § 2, de la Convention européenne des droits de l'homme est que la mesure doit être proportionnée au but poursuivi.

En vertu du principe de proportionnalité, le contrôle doit se limiter aux actes strictement nécessaires pour assurer la finalité autorisée par la loi.

La Commission pour la protection de la vie privée en déduit que le contrôle ne peut nécessairement être que temporaire et concerner les personnes à l'égard desquelles il existe des soupçons d'abus (4). De plus, le contrôle ne devrait porter que sur les communications sortantes et non sur les appels reçus de l'extérieur par l'employé. Nous estimons aussi que la règle de proportionnalité impose également de limiter le contrôle aux données de « trafic » (adresse internet visitée, numéro appelé, type de fichier envoyé) et aux données telles que l'heure, la durée et la fréquence des communications passées par le travailleur, à l'exception du contenu de ces communications.

Alain DESTEXHE.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Pour l'application de la présente loi, il faut entendre par :

1º « travailleurs » : les personnes occupées en vertu d'un contrat de travail ou d'un contrat de stage, ainsi que les personnes qui, autrement qu'en vertu d'un contrat de travail, fournissent des prestations de travail sous l'autorité d'une autre personne, y compris les apprentis.

2º « employeurs » : les personnes qui occupent les personnes visées au 1º.

3º « lieu de travail » : tout endroit où le travailleur doit accomplir tout ou partie de ses prestations, fût-ce occasionnellement.

4º « communication » : toute information échangée ou transmise entre un nombre fini de personnes au moyen d'un service de télécommunication.

La présente loi ne s'applique pas aux docteurs en médecine, dentistes, pharmaciens et étudiants stagiaires se préparant à l'exercice de ces professions.

Art. 3

Sans préjudice de l'article 6, 5º, de la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail et sous réserve de la consultation préalable des organes de concertation et de négociation compétents, il appartient à l'employeur de fixer les conditions dans lesquelles le personnel peut utiliser les moyens de communication mis à sa disposition sur le lieu de travail, ainsi que les modalités du contrôle qu'il peut exercer dans ce cadre.

L'employeur qui entend exercer un contrôle sur l'utilisation des moyens de communication mis à disposition des travailleurs sur le lieu de travail, doit, préalablement à la mise en oeuvre de la mesure de contrôle envisagée, informer les travailleurs directement ou indirectement visés par cette mesure, sur la nature, les finalités et les modalités du contrôle envisagé ainsi que sur les sanctions susceptibles d'être prises par l'employeur à l'encontre des travailleurs convaincus d'avoir enfreint les règles fixées par ce dernier.

Peuvent justifier un contrôle des communications, les finalités suivantes :

a) protéger les droits et libertés d'autrui,

b) protéger les biens et les secrets de fabrication de l'entreprise contre la destruction ou le vol,

c) satisfaire aux exigences de sécurité au travail,

d) contrôler les prestations du travailleur et la manière dont celui-ci s'acquitte de sa mission,

e) garantir le respect des bonnes moeurs sur le lieu de travail,

f) assurer la prévention, la recherche et la détection d'actes susceptibles d'engager la responsabilité de l'employeur,

g) empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou préjudiciables pour l'entreprise, ses contractants, les tiers ou les autres travailleurs,

h) garantir la sécurité et le bon fonctionnement du réseau,

i) Prévenir et détecter toute utilisation du service concerné qui serait abusive ou incompatible avec les règles fixées par l'employeur.

La surveillance exercée par l'employeur dans le cadre de la présente loi doit être adéquate, pertinete et non excessive au regard de la finalité de contrôle poursuivie. Les données recueillies à l'occasion du contrôle ne peuvent être utilisées par l'employeur de manière incompatible avec la finalité précisée.

Alain DESTEXHE.

(1) Réponse à la question parlementaire écrite nº 2-957 du 12 décembre 2000 du sénateur Alain Destexhe à la ministre de l'Emploi et du Travail, Mme Laurette Onkelinx (Bulletin Questions et Réponses nº 2-28 du 23 janvier 2001, pp. 1342-1343).

(2) Idem.

(3) Avis nº 10/2000 du 3 avril 2000 de la Commission de la protection de la vie privée.

(4) Avis nº 10/2000 du 3 avril 2000 de la Commission de la protection de la vie privée.