2-171/1

2-171/1

Sénat de Belgique

SESSION DE 1999-2000

19 NOVEMBRE 1999


Proposition de loi modifiant le Code judiciaire et le Code d'instruction criminelle, en ce qui concerne le remboursement des frais non compris dans les dépens

(Déposée par M. Alain Destexhe et consorts)


DÉVELOPPEMENTS


Le Code judiciaire se borne à prévoir que « les avocats taxent leurs honoraires avec la discrétion qu'on doit attendre de leur ministère » et que le Conseil de l'Ordre peut les réduire lorsqu'ils excèdent « les bornes d'une juste modération »(1).

Selon la Commission européenne (2), l'établissement des barèmes d'honoraires fausse la concurrence entre les avocats. C'est pour cette raison que la Belgique les a supprimés sous menace de sanctions par la Commission. La fixation des honoraires des avocats en Belgique est donc libre mais les barèmes conservent malgré tout une valeur indicative.

La suppression des barèmes permet au justiciable de tirer profit de la libre concurrence entre les offreurs de services mais un problème subsiste : celui de la prévisibilité des honoraires. Il est difficile de prévoir réellement ce que va coûter un procès. Les frais d'huissier pour lancer assignation ainsi que ceux de greffe sont déjà très élevés et peuvent dissuader certains d'entamer la procédure. Outre les honoraires de l'avocat, il y a les frais de bureau : frais de dactylographie, frais postaux, coût des communications téléphoniques, des fax, frais de déplacements, ...

En Belgique, chaque partie, qu'elle perde ou qu'elle gagne le procès, supporte ses propres frais d'avocat. Seuls les dépens (frais d'huissier, d'expert, droits de greffe, ...) et l'indemnité de procédure sont supportés par la seule partie qui perd le procès.

En revanche, dans nombre de pays voisins ­ nous donnerons des exemples à ce sujet plus loin dans les développements ­, la partie qui perd le procès doit non seulement exécuter ses condamnations mais en plus payer les frais et honoraires de l'avocat de l'autre partie. Il s'agit du principe de la répétibilité des honoraires d'avocat. Ce système relève de l'équité et de l'intérêt du justiciable.

L'intérêt du justiciable

Prenons l'exemple d'une femme abandonnée avec ses enfants par son mari adultère (3), qui doit, pour réclamer une pension alimentaire à son mari, débourser environ 136 250 francs :

­ 1 500 francs : ouverture, tenue et archivage du dossier;

­ 15 000 francs : dactylographie et expédition de 50 feuillets de correspondance à 300 francs par feuillet;

­ 4 500 francs : dactylographie de 15 pages de pièces de procédure et notamment de conclusions à 300 francs la page;

­ 750 francs : frais de téléphone et de télécopies;

­ 500 francs : frais de photocopies;

­ 1 500 francs : pièces d'état civil;

­ 25 000 francs : frais de greffe et d'huissier;

­ 7 500 francs : honoraires pour le constat d'adultère;

­ 50 000 francs : pour la procédure en divorce;

­ 30 000 francs : pour la procédure de référé.

Sur cette somme elle ne récupérera de son mari que les 25 000 francs de frais de huissier.

Voici un autre exemple significatif (4) : vous venez de faire construire une maison. Des infiltrations d'eau importantes apparaissent au niveau de la toiture. Vous devez tout d'abord assigner en référé pour obtenir la désignation d'un architecte-expert. Une fois que celui-ci a déposé son rapport, vous devez assigner devant le tribunal de première instance pour faire condamner les responsables à vous indemniser. Au total, vous avez dû assigner à la fois l'architecte, l'entreprise de gros oeuvre et l'entrepreneur en toiture. Les trois ont été considérés comme responsables à concurrence d'un tiers du dommage.

Mais de votre côté, l'état de frais et d'honoraires de votre avocat est le suivant :

­ 1 500 francs : ouverture, tenue et archivage du dossier;

­ 15 000 francs : dactylographie et expédition de 50 feuillets de correspondance à 300 francs par feuillet;

­ 6 000 francs : dactylographie de 20 pages de conclusions à 300 francs la page;

­ 1 000 francs : frais de téléphone et de télécopies;

­ 500 francs : frais de photocopies;

­ 1 000 francs : frais de déplacement pour les séances d'expertise.

­ 30 000 francs : frais d'huissier pour citations des trois adversaires en référé d'abord, devant le tribunal de première instance ensuite;

­ 45 000 francs : état de frais et honoraires de l'expert;

­ 60 000 francs : 20 heures de prestations d'avocat à 3 000 francs de l'heure.

Soit un total de 173 500 francs sur lequel seuls les frais d'huissier et les honoraires de l'expert sont récupérables à charge des parties adverses si elles sont solvables. Vous devrez donc débourser un montant de 100 000 francs pour pouvoir vous défendre.

Ou encore le cas d'une personne qui se fait assigner en justice pour un motif qui se révélera par la suite non fondé. Pour se défendre, elle doit prendre un avocat, car les procédures sont tellement complexes et les législations tellement abondantes et techniques qu'elle ne pourrait pas s'en sortir seule. Au terme du procès qu'elle gagne, elle sera tenue de payer les frais et honoraires de son avocat. Cette situation est totalement injuste.

Généralement, la personne réagit comme un consommateur de justice et considère souvent l'impact de l'état de frais et honoraires comme un obstacle à l'action judiciaire. Or, ceux-ci ne sont pas d'un point de vue économique de nature différente des honoraires que l'on paie au médecin puisque l'avocat assiste une personne victime d'un dommage.

La situation en Belgique

La Belgique applique le système de l'indemnité de procédure (article 1022 du Code judiciaire), dont le montant est intégré à celui des dépens (ce que coûtent les moyens pour mettre en oeuvre la justice, c'est-à-dire les débours que doit faire une partie pour obtenir en justice la reconnaissance d'un droit, se procurer un titre, faire juger une contestation, se défendre à une action, ...).

L'article 1018 du Code judiciaire établit la liste des dépens qui est non limitative, mais les honoraires d'avocat n'ont jamais été admis comme pouvant constituer des dépens.

Prenons l'exemple d'une action en réparation d'un dommage. Pourquoi, dans ce cas précis, ne pas comprendre les honoraires d'avocat dans les éléments du dommage dont la victime doit être indemnisée ?

En effet, on peut dire que les honoraires trouvent nécessairement leur cause dans la faute du responsable puisqu'ils n'auraient pas dû être exposés si le dommage n'avait pas été causé. L'obligation de supporter ces honoraires constitue donc un dommage pour la partie lésée.

Ainsi Dabin et Lagasse écrivent-ils : « (...) si les honoraires de l'avocat ne sont pas « un élément du dommage » dont la réparation est poursuivie, ils ont cependant trouvé leur cause, et leur cause nécessaire quoique indirecte dans la faute qui a donné lieu à l'instance en réparation : sans cette faute, ni le dommage à réparer ne se serait produit, ni non plus il n'aurait été nécessaire (...) de recourir à l'assistance d'un avocat pour obtenir la réparation » (5).

Ou encore, dans un jugement en matière de responsabilité contractuelle datant de 1987, le juge de paix de Saint-Gilles décida également que les frais de défense exposés par la victime de l'inexécution d'une obligation contractuelle pouvaient constituer un élément du dommage subi par le justiciable (6).

Ce juge de paix estimait que d'une part la règle selon laquelle les honoraires d'avocat ne peuvent être mis à charge de la partie succombante est démentie par la loi qui a prévu la règle de l'indemnité de procédure et que, d'autre part, ce principe est prévu par l'organisation de plusieurs juridictions internationales.

Un arrêt de la Cour de cassation du 28 avril 1986 (7) conclut également que les honoraires de l'avocat devaient être considérés comme un élément du dommage.

En dehors de cet exemple précis de l'action en réparation de dommage, on constate que tant la législation actuelle que la jurisprudence rencontrent déjà en partie cette problématique. Le Code judiciaire permet de condamner spécifiquement la partie qui frappe d'appel un jugement lorsque celui-ci se révèle par après n'avoir été qu'une manoeuvre purement téméraire et vexatoire, dilatoire ou de mauvaise foi.

La Cour d'appel de Bruxelles, dans un arrêt du 25 janvier 1990, a précisé à cet effet le devoir des parties de procéder de bonne foi. Il n'est plus rare aujourd'hui qu'une partie réclame des dommages et intérêts lorsqu'il apparaît que l'autre partie retarde inutilement le règlement du litige, refuse de s'exécuter volontairement ou intente une procédure qui se révèle ultérieurement sans fondement.

Les pays voisins

Il existe donc des précédents en la matière mais il est également important de voir quelles sont les législations appliquées par nos pays voisins en matière de « répétibilité » des honoraires d'avocat.

En droit anglais, le terme « costs » recouvre les frais de « sollicitors » et de « barristers » et également les dépens et tous les autres frais de procédure ainsi que l'indemnisation des témoins. Le juge jouit d'un très large pouvoir d'appréciation dans l'imputation des « costs » mais la règle générale est de faire supporter au perdant les « costs » engendrés par la procédure avec dans certains cas des variantes.

En Allemagne, la règle est que les frais et honoraires fixés par la « Brago » (loi qui définit le statut de l'avocat) sont récupérables à charge de la partie qui perd son procès pour autant que ce soit elle qui ait rendu celui-ci nécessaire. Si le demandeur n'obtient que partiellement gain de cause, les frais ne lui seront alloués qu'au prorata.

En droit français, le principe est le suivant : les honoraires ne sont pas récupérables à charge de celui qui succombe. Mais, l'article 700 du nouveau code de procédure civile stipule : « si il paraît inéquitable de laisser à la charge d'une partie les sommes exposées par elle et non comprises dans les dépens, le juge peut condamner l'autre partie à lui payer tel montant qu'il détermine ».

Le droit luxembourgeois applique le même système que le droit français. En effet, à l'article 131-1 du Code de la procédure civile, on peut lire : « lorsqu'il paraît inéquitable de laisser à la charge d'une partie les sommes exposées par elle et non comprises dans les dépens, le juge peut condamner l'autre à lui payer le montant qu'il détermine ».

Aux Pays-Bas, la règle (article 56 du Code de procédure civil) est la suivante : la partie succombante supporte les dépens et parmi ceux-ci, on retrouve les salaires des avocats et des procureurs, calculés conformément aux tarifs légaux.

Le droit espagnol est très clair sur ce problème et stipule que l'intégralité de l'état de frais et honoraires de l'avocat est récupérable à charge de la partie succombante sur ses bases réelles.

En Italie, le juge alloue à la partie gagnante les honoraires qu'elle a payés à son avocat.

Il apparaît donc que dans tous les pays voisins, il existe une forme de répétibilité des honoraires d'avocat. La législation permet, sur base de procédés divers, la mise à charge de la partie qui perd de tout ou partie des honoraires de l'avocat de la partie qui gagne son procès.

Les frais constituent pour le justiciable une charge qui trouve sa source dans l'obligation dans laquelle il se trouve d'assigner une personne quelconque en justice uniquement pour se voir reconnaître un droit auquel cette autre personne a porté atteinte.

En matière de réparation de dommages, le principe est que la victime a droit à la réparation intégrale de son dommage, ce qui signifie qu'elle doit se retrouver après indemnisation dans une situation aussi semblable que possible à celle qu'elle aurait connue si aucune faute n'avait été commise à son préjudice. Mais ce principe n'est plus respecté à partir du moment où la victime est tenue de payer un avocat qu'elle n'aurait pas dû prendre s'il n'y avait pas eu dommage. Il en va de même en matière pénale : pourquoi un citoyen reconnu innocent, qui a parfois été poursuivi à tort, devrait payer les frais et honoraires d'un avocat qu'il a dû consulter pour l'aider à faire reconnaître son innocence ?

Accès à la justice

Quelles seront les conséquences de l'application d'un tel système par rapport à l'accès à la justice ? D'aucuns craignent qu'une application trop rigide du principe de la répétibilité entraîne une réduction de l'accès à la justice. Prenons à titre d'exemple le cas d'une personne modeste qui hésitera peut-être à intenter un procès par crainte de devoir payer les honoraires de l'avocat de la partie adverse au cas où elle perdrait. Au contraire, pour d'autres personnes, ce principe peut accroître l'accès à la justice car les frais d'avocats constituent pour certains un obstacle pour entamer un procès. Le plaignant pourra alors, s'il se trouve en difficulté, compter sur le principe de la répétibilité et le faire valoir devant le juge.

Pour éviter ce problème, il faut faire preuve d'une certaine prudence. Nous avons opté pour le système français qui nous paraît être le meilleur. Aucun système n'est parfait et il est clair que certains seront satisfaits du montant qui leur sera octroyé contrairement à d'autres qui auraient souhaité avoir plus. L'expérience française a toutefois le mérite de la clarté, de la simplicité et de l'efficacité. Les juges français appliquent souvent l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile. Il arrive que le juge dans certains cas et selon les données du litige refuse d'appliquer le présent système.

En Belgique, le Conseil de l'Ordre des avocats a adopté le 2 mars 1999 une résolution « en matière de répétibilité des frais exposés par une partie à une procédure civile ou pénale ». Elle se calque en quelque sorte sur le système en vigueur en France. Le Conseil de l'Ordre estime qu'il ne faut pas que la Belgique reste indéfiniment à la traîne de ses voisins européens qui ont pour la plupart, depuis déjà longtemps, mis en place un tel système.

Le principe que nous proposons s'applique aux juridictions civiles et pénales.

Il n'y a pas de caractère automatique. Le juge a le pouvoir du dernier mot et doit tenir compte de la situation à laquelle il est confronté. C'est pour cette raison que la présente proposition de loi vise à permettre au juge, quand il l'estime nécessaire et selon les circonstances, de condamner la partie tenue aux dépens du procès civil ou l'auteur de l'infraction au niveau pénal à payer à l'autre partie ou à la partie civile la somme qu'il détermine au titre des frais exposés par elle.

COMMENTAIRE DES ARTICLES

Article 2

Le principe de la présente proposition de loi est le suivant : le juge peut condamner la partie tenue aux dépens au paiement à l'autre partie de tout ou partie des frais non compris dans les dépens. Le juge tiendra compte des situations propres de la cause qui lui est soumise.

Ce principe repose sur deux idées essentielles qui caractérisent la justice :

­ l'équité : rendre justice, c'est trancher une contestation de manière à rétablir les parties dans l'intégralité de leurs droits, à rééquilibrer une situation qui ne l'est plus. Une justice équitable ne peut se satisfaire d'un mécanisme qui délaisse à une partie dont les droits sont reconnus les frais, parfois considérables, qu'elle a dû exposer pour assurer sa défense et rétablir ses droits.

­ la responsabilisation : intenter un procès pour un oui ou pour un non est préjudiciable pour la justice. Forcer quelqu'un à aller en justice pour qu'il puisse y faire valoir ses droits est tout aussi anormal. De telles attitudes sont d'ailleurs en partie la course de l'arriéré judiciaire que nous connaissons. Obliger dès lors la partie qui perd son procès à payer l'entièreté des frais qu'elle oblige l'autre partie à exposer, c'est la responsabiliser davantage.

Article 3

Le même principe est d'application au niveau pénal.

Alain DESTEXHE.

PROPOSITION DE LOI


Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

Il est inséré dans le livre II de la quatrième partie du Code judiciaire, un titre IVbis intitulé « Du remboursement des frais non compris dans les dépens » comprenant un article 1024bis , rédigé comme suit :

« Art. 1024bis ­ Le juge condamne la partie qui a succombé à tout ou partie des frais non compris dans les dépens, exposés par l'autre partie, dans la mesure où celle-ci en fait la demande et qu'il paraît inéquitable de les laisser à sa charge.

Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. »

Art. 3

Les articles 162, 194 et 369 du Code d'instruction criminelle sont chaque fois remplacés par les dispositions suivantes :

« La juridiction saisie condamne l'auteur de l'infraction à payer à la partie civile la somme qu'elle détermine au titre des frais exposés par celle-ci. De même, en cas d'acquittement, elle condamne la partie civile qui s'est constituée entre les mains du juge d'instruction ou qui a cité directement, à payer au prévenu une somme déterminée selon le même principe. La juridiction saisie ne condamnera toutefois que s'il paraît inéquitable de laisser les frais à charge de la partie civile ou du prévenu acquitté, selon les cas. »

Alain DESTEXHE.
Jeannine LEDUC.
Martine TAELMAN.
Alain ZENNER.

(1) Article 459 du Code judiciaire.

(2) Luc Misson, « Quelle justice voulez-vous ? », Éditions Luc Pire, 1997, p. 46.

(3) Ibidem, p. 54.

(4) Ibidem, p. 51.

(5) Examen de jurisprudence, La responsabilité délictuelle (1955 à 1959), R.C.J.B. , 1959, p. 316 et 317.

(6) J.J.P., 1987, p. 51, et la note Laenens, « Kan een partij veroordeeld worden tot betaling van het ereloon van de advocaat van de tegenpartij ? », p. 53.

(7) Pas. , 1986, I, 1043.