2-1142/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2002-2003

27 MARS 2003


La situation des femmes en Arabie Saoudite


RAPPORT

FAIT AU NOM DU COMITÉ D'AVIS POUR L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES PAR MMES LIZIN ET KAÇAR


INTRODUCTION

Lors de sa réunion du 28 janvier 2003, le Comité d'avis pour l'égalité des chances entre les femmes et les hommes s'est penché sur la situation des femmes en Arabie Saoudite.

Mme De Schamphelaere, membre de la délégation de la commission de la Justice qui s'était rendue en Arabie Saoudite en septembre 2002 (1), a introduit le sujet par un bref rapport de ce voyage d'études.

Présente à l'invitation de Mme Lizin, membre du Comité d'avis et présidente de la commission de l'Intérieur et des Affaires administratives, une jeune femme originaire d'Arabie Saoudite a ensuite raconté son expérience et décrit la condition des femmes dans son pays. À sa demande, celle-ci est désignée dans le présent rapport sous le nom d'emprunt « Maria ».

Suite à cette audition, le Comité d'avis a élaboré des recommandations qu'il a adoptées le 27 mars 2003.

I. AUDITION DE MARIA SUR LA SITUATION DES FEMMES EN ARABIE SAOUDITE

1. Introduction de Mme De Schamphelaere

Mme De Shamphelaere explique que la commission de la Justice s'est rendue en Arabie Saoudite principalement pour se rendre compte de la manière dont la « charia », c'est-à-dire la loi islamique directement dérivée du Coran et des Hadiths, était appliquée dans la justice et la vie sociale en général. L'Arabie Saoudite est une monarchie absolue, mais aussi une théocratie dans le sens où toute la justice est basée sur des livres religieux. On y trouve une série de sanctions pénales, telles que flagellation, amputation de la main et du pied, lapidation, décapitation au sabre. En justice, le témoignage d'un homme équivaut au témoignage de trois femmes.

La société se caractérise par une véritable ségrégation des femmes. Il leur est interdit de sortir en rue si elles ne sont pas accompagnées de leur mari, leur frère ou leur fils. Elles ne peuvent pas fréquenter les musées, aller à la piscine, faire des courses. Elles doivent en permanence être vêtues de noir de la tête aux pieds et les formes du corps ne peuvent être vues. Même leur visage doit être masqué. Les autorités religieuses justifient ce traitement par le fait que la femme est un cadeau pour son mari et qu'elle doit rester voilée aux yeux des autres.

Les femmes vivent donc essentiellement cloîtrées. De temps en temps, des actions sont entreprises mais elles sont immédiatement étouffées. Ainsi, il y a deux ans, une trentaine de femmes ont mené une action « Femmes au volant » à Riyad. L'action a eu un effet tout à fait contraire à celui recherché car elle a donné lieu à l'adoption d'une espèce de jugement religieux interdisant explicitement un tel comportement.

La population jouit évidemment d'un niveau élevé de bien-être grâce aux revenus du pétrole. Il y a cinquante ans, le pays n'était qu'un désert avec quelques villages. Aujourd'hui, l'Arabie Saoudite a en mains environ 20 % de la production mondiale de pétrole. La richesse a bénéficié à l'ensemble de la population. Personne ne souffre de la faim et peu de gens travaillent réellement. Toutefois, avec l'évolution de la démographie, la population ne pourra plus mener une vie de luxe comparable à celle de la génération précédente.

Il y a aujourd'hui une opposition à la famille royale, mais cette opposition est encore plus radicale. Les princes de la famille royale ont en effet une conception qu'on peut qualifier d'assez libérale, ils voyagent beaucoup et leurs femmes peuvent sortir. Mais comme ils ne veulent pas abandonner leurs prérogatives, ils utlisent la religion de façon abusive pour tenir la population calme.

Appeler à des élections libres ne serait cependant pas une solution car elles mèneraient à une victoire écrasante du parti le plus fondamentaliste. Les choses ne peuvent évoluer que progressivement. Actuellement, le conseil consultatif (le « Madjlis »), installé pour conseiller le Roi dans sa politique, mène campagne pour être admis au sein de l'Union Interparlementaire Internationale, mais il se voit opposer un refus car il n'est pas démocratiquement élu. Cependant, au sein de ce conseil, il semble que de nombreux membres sont suffisamment instruits et ont un esprit ouvert qui pourrait faire avancer les choses.

2. Exposé de Maria

Maria est originaire d'Arabie Saoudite mais elle vit aujourd'hui dans un pays d'Europe où elle a reçu l'asile politique. Toutefois, même dans ce pays, sa vie est en danger car elle ose critiquer ouvertement le régime d'Arabie Saoudite. Par mesure de sécurité, elle a changé de nom.

La vie de Maria en Arabie Saoudite a été une longue lutte. Il lui a fallu douze ans pour mettre au point la manière dont elle pourrait quitter le pays. Il s'agissait d'échapper non seulement au régime politique mais surtout à sa famille qui exerçait sur elle un pouvoir abusif grâce au soutien de ce régime politique.

En Arabie Saoudite, Maria n'avait pratiquement aucune liberté : elle ne pouvait ni s'exprimer, ni voyager dans le pays. Pour sortir de chez elle, une femme a besoin d'un « gardien », soit son père, son frère ou même son fils. Si ce « gardien » n'a pas envie de l'accompagner, la femme reste à la maison. Pour aller à l'étranger, la femme doit obtenir une autorisation de son « gardien ».

Il n'y a pas d'obligation scolaire et votre père ou votre mari peut décider soudain que vous n'irez plus à l'école. La formation des femmes est en outre limitée à certains domaines, considérés comme destinés aux femmes, tels que l'enseignement ou la médecine. Il faut en effet des femmes médecins pour soigner les femmes.

Même si vous obtenez votre diplôme, vous ne pourrez travailler qu'avec l'autorisation de votre « gardien ».

Toutes les familles n'obligent pas les filles à se marier, mais en toute hypothèse, c'est le « gardien » qui décide si le futur conjoint est acceptable. On n'épouse donc pas forcément la personne qu'on voudrait. Le mari a le droit de décider de divorcer. Dans ce cas, il a la garde des enfants et peut conserver tous les biens. Il ne reste à l'épouse que la honte d'être une femme divorcée, contrainte de retourner vivre sous le toit de sa famille.

En vertu de la loi islamique, les enfants restent avec leur mère jusqu'à l'âge de sept ans pour les filles et neuf ans pour les garçons. Mais ce n'est pas toujours le cas. Le propre frère de Maria a maltraité sa femme pendant des années, tant sur le plan physique que psychologique, au point que celle-ci le suppliait de divorcer. L'homme finit par accepter mais il l'accusa d'adultère, afin qu'elle ne puisse avoir la garde des enfants. Et il obtint cette garde alors que les enfants étaient en bas âge, parce qu'une femme infidèle ne peut être une bonne mère. Cette femme est retournée dans sa famille et n'a plus eu de contact avec ses enfants. Elle souffre depuis ce moment de dépression chronique. Par ailleurs, le père a commencé à frapper sa fille aînée parce qu'elle ressemble très fort à sa mère. Maria est restée en contact par e-mail avec cette enfant, mais elle ne peut rien faire pour l'aider. Les histoires de ce genre sont malheureusement très courantes.

3. Échange de vues

3.1. Questions des membres

Mme Willame-Boonen explique qu'elle faisait partie de la délégation parlementaire qui s'est rendue en septembre en Arabie Saoudite. Les sénatrices ont pu se rendre à l'université des femmes. Il s'agissait en fait d'une sorte de « high school » pour des jeunes filles âgées de treize à seize ans. La membre a été extrêmement frappée par le discours des professeurs : bien qu'il s'agisse de femmes instruites, habillées à l'européenne, elles tenaient un discours lénifiant selon lequel les femmes en Arabie Saoudite seraient les plus heureuses du monde car protégées comme « des bijoux dans des écrins ». Aux questions relatives au manque de droits des femmes (pourquoi n'y a-t-il aucune femme juge ? Est-il normal que le témoignage d'un homme équivale à celui de trois femmes ?), elles répondaient en invoquant le Coran. Comment se peut-il que ces femmes instruites répondent de la sorte ? Comment réagissent les femmes de la classe intellectuelle au régime qui leur est imposé ?

Mme Kaçar s'inquiète, quant à elle, que l'on se fonde sur le Coran pour prétendre que le cerveau des femmes est sous-développé, ou du moins que les femmes réagissent de façon trop émotionnelle et qu'elles ne peuvent pour ces raisons avoir les mêmes droits que les hommes.

De manière générale, la membre se demande comment contribuer à l'émancipation des femmes en Arabie Saoudite. Comment briser ce mur qu'on a construit autour des femmes, qui les isole du reste de la société ? Comment apporter son soutien aux ONG de femmes qui s'efforcent de briser les idées fausses inculquées à la population ? L'Arabie Saoudite est un pays riche. Comment faire en sorte que le bien-être économique serve à l'émancipation des femmes ?

Mme Staveaux-Van Steenberge déclare que sa première réaction au récit de Maria est de se demander comment les mères peuvent accepter de voir leurs filles subir le même traitement que celui qu'elles ont subi elles-mêmes. Même si c'est difficile, n'essaient-elles pas de se révolter ?

La membre aimerait ensuite savoir quelle influence l'Arabie Saoudite exerce à l'étranger pour que Maria ait dû changer de nom et vive en Europe sous la menace.

Mme De Schamphelaere s'interroge sur les raisons pour lesquelles l'Europe occidentale et les États-Unis se taisent sur la situation en Arabie Saoudite. Est-ce uniquement lié à la dépendance vis-à-vis du pétrole ? Que peut faire la communauté internationale pour changer les choses ?

Mme Pehlivan demande s'il existe une opposition active au régime d'Arabie Saoudite, soit dans le pays lui-même, soit au niveau international. Y a-t-il des groupes d'intellectuels ­ pas nécessairement des femmes ­ qui tentent d'exercer une influence pour arriver à une émancipation, une évolution, sans aller jusqu'à une révolution ? On sait très peu de choses de l'Arabie Saoudite. Est-ce dû à leurs relations privilégiées avec les États-Unis ?

Mme Lizin aimerait avoir des précisions sur les rapports de force et les différentes classes sociales. Ce que Maria a raconté sur la condition des femmes concerne-t-il les femmes « ordinaires » ou seulement les femmes ayant reçu une certaine éducation ? Y a-t-il des différences de statut social entre les femmes ? Y a-t-il aussi des différences liées à la religion ? L'Arabie Saoudite comprend une importante minorité chiite, qui est sans doute influencée par les événements actuels en Irak. Comment se définit le rapport de forces dans le pays ?

Mme Van Riet constate que, malgré ce qu'elles vivent, la plupart des femmes se soumettent au régime qui leur est imposé. Quelles sont les raisons qui ont poussé Maria à fuir la cage dorée qui était la sienne et comment a-t-elle réussi à s'enfuir ? Pense-t-elle que beaucoup de femmes souhaiteraient suivre son exemple ?

3.2. Réponses de Maria

Maria explique que sa mère est libanaise. Elle s'est mariée très jeune et est venue vivre en Arabie Saoudite à l'âge de quinze ans, mais avant cela, elle a connu une existence très différente, sous un régime beaucoup plus libéral au Liban. Elle n'a jamais été satisfaite de la vie en Arabie Saoudite et dans une certaine mesure, cette insatisfaction a certainement influencé la manière dont Maria a perçu la société d'Arabie Saoudite, et la situation des femmes là-bas. D'autre part, le père de Maria était chiite. Les chiites représentent environ 15 % de la population, et constituent une minorité religieuse très discriminée en Arabie Saoudite, par exemple en ce qui concerne les offres d'emploi ou les études. Sans être très libéral, le père de Maria n'était en tout cas pas satisfait du régime et il attachait beaucoup d'importance à la formation de ses enfants, tant les filles que les garçons, afin qu'ils puissent résister à ces discriminations. Lui-même avait étudié aux États-Unis. C'est ce qui a fait que la situation de Maria était assez différente de celle de beaucoup d'autres femmes en Arabie Saoudite.

À l'âge de seize ans, les parents de Maria ont quitté l'Arabie Saoudite pour le Liban. Son père était très malade et son état nécessitait des soins spéciaux. Au Liban, sa mère était plus libre d'aller et venir et de l'accompagner à l'hôpital. Maria a continué ses études pendant quatre ans là-bas. C'est ainsi qu'est né le secret espoir de ne plus retourner dans son pays. Toutefois, elle devait être très prudente car ses frères continuaient à la surveiller et à lui rendre visite régulièrement au Liban. Après ses études, elle dut rentrer et abandonna provisoirement tout espoir de s'enfuir. C'est alors que son père mourut. Dans un sens, ce fut une chance pour elle car elle hérita d'une certaine somme d'argent. Après quelques années se présenta l'opportunité d'aller faire un doctorat en Norvège. Comme son frère avait été élevé dans une optique favorable à l'enseignement, elle réussit à le convaincre de la laisser partir pour une durée limitée et une fois à l'étranger elle ne revint jamais.

Naturellement, lorsque Maria refusa de rentrer au pays, ses frères menaçèrent de la ramener de force. Il était impossible de leur faire comprendre qu'elle ne voulait plus vivre sous leur coupe. Elle a donc dû se montrer très prudente et a notamment changé de nom.

Toutes les filles en Arabie Saoudite subissent le même sort, qu'elles soient de la classe moyenne ou supérieure. Évidemment, les femmes de classe sociale plus élevée qui voyagent à l'étranger voient comment les femmes vivent ailleurs et cette vision est difficilement conciliable avec ce qu'on leur a enseigné. La doctrine islamique en Arabie Saoudite, le « wahhabisme », est extrêmement rigide. Cette vision de l'Islam est en fait aussi rigoureuse que celle que connaissait l'Afghanistan. La seule différence entre les deux pays tient à la richesse de l'Arabie Saoudite qui a pour conséquence que les femmes y sont dans une certaine mesure mieux traitées, peuvent avoir accès à l'éducation et aux soins de santé. C'est la même cage, mais elle est dorée dans l'un des cas. Le wahhabisme repose sur une interprétation très restrictive du Coran, que le régime d'Arabie Saoudite essaie d'exporter en le diffusant au sein des musulmans vivant à l'étranger, y compris en Belgique.

Du récit que font les sénatrices de leur voyage en Arabie Saoudite, Maria déduit qu'elles ont rencontré des femmes membres de la classe supérieure sunnite. Ces femmes exercent des fonctions qui leur confèrent un certain prestige, elles gagnent de l'argent, elles voyagent et ont des privilèges mais elles font partie d'un cercle social très restreint.

Certaines sénatrices se sont étonnées que les femmes ne se révoltent pas, mais qui oserait remettre en question la charia ? Les chiites n'osent même pas enseigner leurs propres croyances religieuses. Il n'y a aucune liberté de religion. Les hommes eux-mêmes ne peuvent pas se manifester ou critiquer le régime.

Les deux beaux-frères de Maria, par exemple, savent qu'elle témoigne devant le Sénat de Belgique et ils l'encouragent à le faire. Ils sont tous deux chiites, tous deux de bons maris, tolérants dans une certaine mesure. Leurs épouses travaillent, l'une comme médecin et l'autre comme architecte. Elles bénéficient donc d'une certaine liberté. Quand on peut déjà obtenir ce degré de liberté en Arabie Saoudite, on est content. Jamais ils n'oseraient se rebeller contre le gouvernement car la répression est sévère, d'autant plus pour les chiites.

L'Arabie Saoudite exerce une grande influence à l'étranger, que ce soit via les médias, les écoles islamiques, les mosquées. Elle exerce un contrôle sur de nombreux médias, notamment des chaînes de télévision. L'Arabie Saoudite finançait par exemple la section arabe de la BBC à Londres. Lorsque la BBC voulut faire un rapportage un peu trop incisif sur l'Arabie Saoudite, cette dernière voulut s'y opposer et mit fin à son soutien financier. Tous les reporters qui travaillaient pour cette section furent engagés par la chaîne Al Jazira.

Pourquoi le monde occidental se tait-il face à la situation en Arabie Saoudite ? Les intérêts liés au pétrole en sont évidemment l'une des raisons principales. Les États-Unis soutiennent le régime saoudien en échange de son pétrole. Évidemment, les dirigeants religieux fondamentalistes n'apprécient pas tellement cette alliance. Ils n'apprécient pas de voir des occidentaux en Arabie Saoudite se comporter comme dans leur pays et donc aller à l'encontre de la doctrine islamique. Par ailleurs, l'Arabie Saoudite a énormément d'investissements aux États-Unis et le retrait de ces investissements constituerait un désastre économique pour les Américains.

Il est pratiquement impossible de former des associations de femmes en Arabie Saoudite. Après ses études universitaires, Maria a invité d'autres femmes ayant étudié à l'étranger à se retrouver régulièrement pour discuter et voir ce qu'elles pourraient entreprendre. Les seules qui répondirent à l'invitation étaient chiites car les femmes sunnites ne voulaient pas de contact avec Maria, considérée comme chiite. Elles essayèrent d'organiser un petit groupe de femmes, mais elles avaient peur. Ces femmes avaient un emploi, elles jouissaient d'une certaine liberté et ne voulaient pas risquer de la perdre. Elles semblaient lasses de se battre en vain. Néanmoins, Maria est convaincue qu'il est possible d'agir en soutenant ces femmes depuis l'étranger.

À une question de Mme Staveaux-Van Steenberge sur la condition des femmes arabes vivant en Europe, Maria répond qu'elles vivent certainement aussi dans une cage dorée. Elles savent qu'elles ont dans ces pays les mêmes droits que les hommes mais elles sont privées de ces droits par leur « gardien ». Il est évident qu'il faut aussi aider les femmes musulmanes qui subissent ce sort dans nos pays.

II. RECOMMANDATIONS

Ayant entendu le témoignage de Maria et celui des membres de la commission de Justice qui se sont rendus en voyage d'étude en Arabie Saoudite, le Comité d'avis pour l'égalité des chances :

­ recommande au ministre des Affaires étrangères de prendre en compte la situation négative du droit des femmes en Arabie Saoudite dans toute action bilatérale menée en relation avec ce pays;

­ recommande de mettre en évidence, au sein des instances multilatérales, la situation de refus des droits des femmes en Arabie Saoudite, en ce compris lors des discussions commerciales multilatérales;

­ recommande au ministre des Affaires étrangères de prendre les dispositions utiles pour que les institutions de l'Union européenne soient amenées à tenir compte de cette situation discriminatoire faite aux femmes saoudiennes dans les relations entre l'Union européenne et l'Arabie Saoudite.

III. VOTES

Les recommandations sont adoptées par 7 voix et 1 abstention.

Le présent rapport a été approuvé à l'unanimité des 8 membres présents.

Les rapporteuses,
Anne-Marie LIZIN.
Meryem KAÇAR.
La présidente
Iris VAN RIET.

ANNEXE


RAPPORT DU VOYAGE EN ARABIE SAOUDITE

COMMISSION DE LA JUSTICE

Du 27 au 30 septembre 2002

Composition de la mission

Président : M. J. Dubié.

Membres : Mmes M. De Schamphelaere, M. Kaçar, M.-J. Laloy et M. Willame-Boonen.

Objectifs de la mission

La mission avait essentiellement pour but d'étudier l'application de la « Charia », la loi islamique, directement dérivée du Coran et des Hadiths, dans le domaine de la justice et dans les autres aspects de la vie sociale de l'Arabie Saoudite.

VENDREDI, 27 SEPTEMBRE 2002

Dîner à la résidence de l'ambassadeur de Belgique

Étaient présents :

­ M. J. Dubié, président.

­ Mmes M. De Schamphelaere, M. Kaçar et M. Willame-Boonen.

­ M. F. Michils (ambassadeur) et M. O. Quinaux (conseiller d'ambassade).

­ MM. M. Al-Sharif, C.-H. Arminjon, M. A. Bin Laden, S. P. Matthews et R. Pump.

L'ambassadeur avait invité plusieurs personnalités saoudiennes et étrangères spécialisées dans le domaine juridique. Essentiellement des avocats d'affaires américains et français ainsi que le neveu de M. O. Ben Laden, Maître Mohammed Ben Laden qui a fait ses études en France et dirige un bureau d'avocats à Riyad.

Lors des conversations informelles, il a été expliqué par certains membres combien le régime de stricte application de la « Charia », qui est en principe la règle dans la vie publique, est en fait systématiquement bafoué et violé, sauf rares exceptions, à l'abri des murailles abritant les nombreux princes (de 6 à 10 000 selon les sources) que compte le royaume. Les interlocuteurs ont insisté sur l'hypocrisie de ce régime préconisant et même exportant une vision rigoriste et puritaine de l'Islam, le « wahhabisme », qui est très largement violée par la plupart des dirigeants, en particulier par les nombreux descendants du fondateur du régime, le Roi Abdelaziz Bin Abderahmane, plus connu sous le nom d'« Ibn Séoud ».

Le sort des prisonniers étrangers détenus en Arabie saoudite, et spécialement celui des ressortissants belges, a également été abordé avec certains invités.

SAMEDI, 28 SEPTEMBRE 2002

Visite à l'université islamique Iman bin Saoud
(section hommes), Riyad

Étaient présents :

­ M. J. Dubié, président;

­ M. O. Quinaux, attaché à l'ambassade de Belgique;

Les membres féminins de la délégation n'ont pas été autorisés à visiter l'université pour les hommes car elle est totalement interdite aux femmes. Elles ont, dans le même temps, pu visiter l'université pour femmes (voir ci-dessous). La mixité de l'enseignement est en effet interdite en Arabie Saoudite.

L'université islamique de Riyad est située à l'extérieur de la capitale saoudienne sur un campus de plusieurs dizaines d'hectares. Ultramoderne, l'université compte quelque 10 000 étudiants qui y étudient, quasi exclusivement, le Coran et l'application de la Charia, la loi islamique.

C'est ici que se forment, entre autres, les futurs juges islamiques. On y trouve de nombreux étudiants étrangers en provenance de pays islamiques mais aussi de pays occidentaux. On a assuré qu'il n'y avait pas, en ce moment, d'étudiants de nationalité belge sur le campus.

L'université ne comporte que des salles de cours austères dépourvues de toute décoration, où se trouvent chaque fois une vingtaine d'étudiants avec un professeur, souvent très âgé. Tous les (nombreux) étudiants rencontrés, à part une poignée de militaires, portaient les signes distinctifs des musulmans pratiquant l'islam wahhabite le plus rigoriste : absence de turban, barbe et robe plus courte.

La délégation s'est entretenue avec des oulémas (docteurs de la loi islamique) parmi les plus renommés d'Arabie Saoudite. Le discours était invariablement le même : « Tout se trouve dans le Coran et/ou dans la Sunna (la tradition du prophète). »

Le problème des traitements considérés, selon les normes des Nations Unies, comme inhumains et dégradants (flagellation, amputation de la main et du pied, lapidation, décapitation au sabre) a été abordé. À la question de savoir si ces pratiques, toujours d'application en Arabie Saoudite, étaient susceptibles d'évoluer et d'être éventuellement supprimées à terme, le principal ouléma, aveugle, a longuement tourné autour du pot sans vraiment répondre à la question. Comme on le verra plus loin, d'autres personnalités en vue ont eu moins de scrupules à répondre.

La visite de l'université, qui s'est déroulée avec une grande courtoisie, laisse cependant un sentiment d'inquiétude devant ce qui apparaît comme une gigantesque entreprise de fanatisation de jeunes gens, coupés du monde extérieur, concentrés sur l'apprentissage de l'islam wahhabite le plus rigoriste.

Visite à l'Université Isamique Iman Bin Saoud,
section femmes

Étaient présentes :

Mesdames M. De Schamphelaere, M. Kaçar, M.-J. Laloy et M. Willame-Boonen.

Après une entrée très « contrôlée » dans un établissement où toutes les abayas sont posées au vestiaire, la première chose qui frappe, c'est la jeunesse de la population scolaire/universitaire en « récréation » bruyante et bavarde. Ces jeunes filles semblent avoir entre 12 et 15 ans au plus plutôt que 17 ou 18 ans, l'âge de l'université.

Ainsi se pose la question : seront-elles toutes mariées après cet âge ? Accueillies par une quinzaine de professeurs féminins habillés à l'européenne (les abayas sont aussi au vestiaire !) et à l'air relativement ouvert, on présente le « professeur d'anglais » qui servira d'interprète à l'échange. Les matières enseignées semblent être de « culture générale » un peu comme l'était l'éducation de nos grand-mères ou arrière-grand-mères. Religion (Coran évidemment), histoire, géographie, langues, surtout anglais, (quelques-unes connaissant quelques mots de français), coupe et couture, etc .

Interrogés sur la condition de la femme, les professeurs répondent que les femmes sont très heureuses en Arabie Saoudite parce que très confiantes, parce que très protégées à l'intérieur de la famille où elles bénéficient du respect et de l'amour de tous. Elles rappellent le sens profondément religieux qu'elles donnent à la vie et que dans ce contexte leur rôle est tout tracé : élever les enfants et régner à l'intérieur de la famille. Pour beaucoup de choses, les femmes étant trop dominées par l'émotion, il vaut mieux confier la gestion des affaires et de l'État aux hommes. Le dialogue s'est révélé très vite être un dialogue de sourds avec en plus l'impression un peu désagréable que l'interprète donnait une version personnelle de ce qu'elle recevait en langue arabe.

Rencontre avec une délégation du Comité des Affaires religieuses du Majlis Al Shoura

Étaient présents :

­ M. J. Dubié, président;

­ Mmes M. De Schamphelaere, M. Kaçar et M. Willame-Boonen;

­ M. F. Michils, Ambassadeur de Belgique en Arabie Saoudite.

Présentation du Majlis

Le Conseil Consultatif Majlis Al Shoura compte 120 conseillers depuis juin 2001. Tous les conseillers sont choisis par le roi parmi les notables dans différentes branches d'activités. Il se compose de 12 commissions, lesquelles se réunissent une fois par semaine. En ce qui concerne l'assemblée plénière, celle-ci se réunit en session deux fois par an.

Beaucoup de conseillers sont diplômés d'universités étrangères, et ont un profil de technocrates, anciens hauts fonctionnaires, militaires haut gradés, hommes d'affaires ou dignitaires religieux. La présence des femmes y est interdite mais elles peuvent être consultées sur telle ou telle question qui les concernerait.

Le Majlis discute les projets de lois, préparés par les conseillers des ministres, qu'il peut amender avant de les transmettre au Conseil des ministres qui se prononce en définitive. En cas de désaccord, un comité de conciliation peut être instauré entre le Majlis et le Conseil des ministres. Le Conseil des ministres n'est pas obligé de soumettre les projets de lois au Majlis.

Le Coran est la loi divine (Charia ou Sharia), absolue, complète, universelle et intemporelle. Il établit ce qui est bien et ce qui est mal. Une telle conception laisse très peu de place pour une évolution ou une adaptation des règles.

En ce qui concerne les Hodouds (règles qui sont décrites avec précision dans le Coran et qui sont la parole d'Allah), elles sont totalement immuables.

Par contre, les lois et prescriptions générales qui ne sont pas incluses dans le Coran peuvent faire l'objet d'interprétations plus souples et évolutives. Il revient cependant au haut conseil des Oulémas ainsi qu'au grand Mufti du royaume et au Majlis de vérifier que ces interprétations sont conformes au Coran. Ce contrôle est également exercé pour toute nouvelle loi qui serait promulguée.

Représentativité

À la question de M. Dubié concernant la représentativité du Majlis, en l'absence de désignation de ses membres par scrutin démocratique, les membres du Conseil consultatif répondent que le mode actuel de désignation offre les meilleures garanties quant à la compétence des membres (ils ont tous fait leurs preuves dans un domaine spécifique) et quant au respect des équilibres régionaux. Un des interlocuteurs a précisé qu'il n'était pas exclu qu'à l'avenir, les membres du Majlis soient désignés par élection. Une telle réforme ne peut cependant s'envisager à court terme.

Le Majlis est essentiellement un organe d'avis technocratique. Son existence permet d'améliorer la qualité des mesures législatives et réglementaires. Il joue dans une moindre mesure un rôle de « Chambre de réflexion « , en organisant des débats sur des thèmes de société.

Lorsque la délégation évoque le problème des châtiments barbares (amputations, peine de mort) appliqués en vertu de la Charia, les représentants du Majlis insistent sur le caractère immuable (c'est la volonté de dieu) et dissuasif de ces sanctions, précisant que nous serons également bientôt forcés d'y recourir chez nous pour faire face à la montée de l'insécurité!

Selon eux, il n'y a pas eu d'amputations au cours des dix dernières années (Cette affirmation est cependant contestée par plusieurs expatriés faisant état de ce que publient les journaux locaux). Par ailleurs, l'application stricte de la Charia permettrait de garantir la sécurité et la stabilité du pays.

Enfin, les interlocuteurs saoudiens ne comprennent pas que les démocraties européennes, au nom du respect des droits de l'homme, se préoccupent du sort réservé par l'Arabie Saoudite à ses criminels (personnes qui doivent être châtiées selon le Coran) alors que ces mêmes démocraties n'ont pas réagi lorsque des violations graves des droits de l'homme ont été perpétrées à l'égard de musulmans en Bosnie, que des civils innocents ont été tués dans des bombardements américains en Afghanistan ou sont tués par l'armée israélienne en Palestine.

Affiliation à l'Union Interparlementaire Internationale (UII)

Le Majlis mène actuellement campagne pour être admis au sein de l'Union Interparlementaire Internationale, même s'il n'est pas un parlement élu, n'émane pas de la volonté populaire, n'exprime pas la souveraineté nationale et revendique clairement ce fait.

M. Michils signale que la Belgique soutient la demande du Majlis auprès de l'UII. La contradiction n'est qu'apparente. Tous les interlocuteurs occidentaux, de même que le neveu d'Oussama Ben Laden, (avocat ayant étudié en France, rencontré chez l'ambassadeur de Belgique et extrêmement critique par rapport au régime), signalent que si, d'aventure, des élections libres avaient lieu en Arabie Saoudite, elles traduiraient un raz de marée pour les islamistes les plus radicaux. Les esprits ouverts, soucieux de moderniser le pays, ne représenteraient pas plus de 3 à 4 % de la population, se recrutant principalement chez les commerçants. Dans cette perspective, le Majlis ne serait, somme toute, qu'un moindre mal !

Il est à noter cependant que la dizaine de conseillers du Majlis que la délégation a rencontrés, membres de la commission s'occupant de la justice, portait tous, comme les étudiants de l'université islamique, les caractéristiques vestimentaires et pileuses des pratiquants du wahhabisme le plus rigoriste.

DIMANCHE, 29 SEPTEMBRE 2002

Visite de la Chambre de commerce, Riyad

Étaient présents :

­ M. J. Dubié, président.

­ Mmes M. De Schamphelaere, M.-J. Laloy et M. Willame-Boonen.

­ M. F. Michils, Ambassadeur de Belgique en Arabie Saoudite.

­ M. O. Quinaux, Attaché à l'Ambassade de Belgique.

La Charia gouverne tous les aspects de la vie en Arabie Saoudite, donc également les échanges économiques et les relations d'affaires. Le Coran interdisant le prêt à intérêt, un système original a été mis au point visant non pas à rémunérer le capital, mais à rémunérer les risques pris en donnant de l'argent, une sorte de prêt à tempérament remboursé avec une part des bénéfices éventuels réalisés dans l'intervalle.

Les différends économiques entre Saoudiens mais aussi avec des étrangers sont généralement réglés par une commission d'arbitrage et de conciliation instaurée au sein de la Chambre de commerce. En cas de différend, la Chambre propose aux parties un arbitre chargé de régler le conflit. Si les parties acceptent l'arbitrage, elles doivent s'en tenir aux décisions de l'arbitre. L'arbitrage est alors sanctionné par une décision d'un tribunal islamique qui lui donne force exécutoire.

Il semblerait que la quasi-totalité des différends soit réglée, dans des délais assez brefs, par cette procédure, le recours aux tribunaux pour trancher un conflit économique restant relativement rare.

Il faut souligner qu'aucun membre de la dizaine des interlocuteurs rencontrés à la Chambre de commerce ne portait les vêtements locaux à la manière des islamistes rigoristes et que tous ont serré la main des sénatrices membres de la délégation, ce qui n'a pas été le cas au Majlis.

Il faut savoir en effet que pour un wahhabite rigoriste, la femme étant périodiquement impure, le fait de lui serrer la main le rend lui-même impur et l'oblige à des ablutions particulières avant de pouvoir pratiquer ses cinq prières quotidiennes.

Cette constatation semble confirmer l'idée selon laquelle c'est dans ces milieux commerçants que l'on trouve les Saoudiens les plus ouverts.

Rencontre avec M. Abdullah bin Muhammed bin Ibrahim Al Ashaik, ministre de la Justice

Riyad, Conférence Palace

Étaient présents :

­ M. J. Dubié, président.

­ Mmes M. De Schamphelaere, M. Kaçar, M.J. Laloy et M. Willame-Boonen.

­ M. F. Michils, Ambassadeur de Belgique en Arabie Saoudite.

­ M. O. Quinaux, Attaché à l'Ambassade de Belgique.

Exposé introductif du ministre de la Justice

Le ministre espère que le voyage d'études de la commission de la Justice du Sénat belge permettra aux membres de la délégation de mieux connaître la situation en Arabie Saoudite. Cette visite est importante pour la partie saoudienne dans la mesure où la Belgique adopte une position basée sur une approche réaliste (et pas sentimentale) dans ses relations avec le monde arabe. L'intervenant estime que l'information qui circule sur son pays est souvent incorrecte, probablement en raison du rôle joué par les médias.

En ce qui concerne le but spécifique du voyage d'études, à savoir l'étude du système judiciaire saoudien basé sur la Charia, le ministre rappelle que tous les systèmes judiciaires sont assez comparables, sous réserve de la source de droit à laquelle ils se rattachent.

Pour l'orateur, l'élément essentiel qui doit caractériser le système judiciaire, c'est son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Dans de nombreux pays en voie de développement, cette caractéristique est totalement absente et le système judiciaire sert de couverture au gouvernement en place.

Au contraire, en Arabie Saoudite, le système judiciaire n'est pas établi par le gouvernement et pour le gouvernement, mais basé sur le Coran. Le pays est régulièrement confronté à des demandes pour qu'il évolue vers un système de droit positif établi par des autorités investies du pouvoir législatif.

Le ministre estime que le système judiciaire actuel, basé sur le Coran, avec des juges qui appliquent les règles tirées des textes saints, offre les meilleures garanties de stabilité et d'indépendance du pouvoir judiciaire par rapport à l'exécutif. Cette position est cependant souvent mal perçue en Occident.

L'orateur est convaincu que ses propos seraient immédiatement corroborés par les 6 millions d'étrangers qui vivent sous un régime de droit islamique et ne s'en plaignent nullement. Au contraire, ils peuvent en apprécier les avantages, en termes, notamment, de sécurité et criminalité.

En conclusion, le ministre rappelle que les règles issues du droit islamique ne sont pas conçues contre les non-musulmans. Elles ont exclusivement pour objectif d'accorder aux citoyens ce qui est juste.

Échange de vues

Mme Laloy aborde la problématique des droits de l'homme et plus spécifiquement celle de l'égalité entre l'homme et la femme. Selon l'intervenante, dans le Coran, quelques principes vont clairement à l'encontre des droits des femmes. Elle cite trois exemples. Pourquoi est-il interdit à une femme d'être juge ? Pourquoi le témoignage d'un homme vaut-il celui de trois femmes ? Pourquoi la part d'héritage attribuée à une femme est-elle la moitié de celle qui revient à un homme ?

En ce qui concerne les deux derniers exemples (valeur du témoignage et droits successoraux), le ministre fait remarquer que ces matières sont réglées dans la Charia et qu'il n'y a donc pas matière à discuter ni à interprétation !

En ce qui concerne la question de l'accès des femmes à la magistrature, la position de refus des femmes pour la magistrature n'est pas directement réglée dans la Charia, mais est le fruit de l'interprétation qui en est faite. Cette interprétation est basée sur l'idée générale que, pour les musulmans, la gestion des affaires doit être confiée aux hommes car les femmes sont trop émotionnelles. C'est l'interprétation de l'Imam Achmad (?) basée sur la tradition du prophète.

M. Dubié demande si cette interprétation pourrait évoluer à l'avenir.

Le ministre répond qu'il n'exclut pas une évolution future si le besoin du peuple devait rendre l'accès des femmes à la magistrature nécessaire.

À la question de Mme Laloy de savoir s'il y a des demandes des femmes pour faire évoluer les choses sur ce point, le ministre répond de manière négative, car l'idée de confier la gestion des affaires aux hommes fait l'objet d'un très large consensus.

Mme Kaçar se réfère aux contacts de ce matin à l'Université islamique pour les femmes. Les représentantes de l'Université ont déclaré que les femmes ne pouvaient devenir juges car elles étaient trop émotionnelles.

Pour le ministre, le fait que les femmes sont émotionnelles les empêche de rendre des décisions justes et équitables. Cela ne constitue cependant qu'une justification secondaire par rapport à l'idée générale que la gestion doit être confiée aux hommes.

Mme Willame-Boonen demande si le ministre de la justice saoudien dispose, à l'instar de son collègue belge, d'un droit d'injonction positive.

Le ministre confirme qu'il a le pouvoir d'attirer l'attention des juges sur certains points.

En ce qui concerne la question relative à la quotité héritée par une femme par rapport à celle revenant à un homme, l'orateur répond que ces principes sont fixés dans la Charia. L'Islam exige de l'homme des responsabilités qui sont le double de celles de la femme. Ainsi, le Coran oblige l'homme à aider un parent dans le besoin. Aucune obligation comparable n'est imposée à la femme, même vis-à-vis de ses enfants ou de son mari qui seraient dans le besoin. De même, la femme n'a aucune obligation de contribuer aux charges du ménage, cette charge incombant exclusivement à l'homme. Le cas échéant, l'homme qui manquerait à ses obligations peut y être contraint par le juge, à la demande de son épouse. Face à ces obligations financières beaucoup plus lourdes pesant sur l'homme, il est normal que la quotité qui lui est attribuée lors d'un héritage soit le double de celle revenant à une femme.

Mme Laloy demande des précisions à propos de l'utilisation qu'une femme peut faire de son capital propre. Peut-elle en disposer librement, peut-elle ouvrir un compte bancaire ?

Le ministre répond que la femme dispose librement de son capital personnel et ce, même si son mari est dans un état de besoin. La Charia précise qu'elle peut disposer librement d'1/3 de son patrimoine personnel (quotité libre) par testament et que 2/3 du patrimoine sont réservés aux héritiers.

Sur la question de la valeur du témoignage de la femme, le ministre fait remarquer que, de par sa constitution plus faible que celle de l'homme, la femme n'est pas aussi bien armée pour faire face aux réalités de la vie. En cas de difficultés, elle aura tendance à se protéger, à éviter le problème par crainte de souffrance corporelle. Ce n'est pas par manque de courage mais par souci de protéger sa beauté. Dès lors, la Charia veut s'assurer que le témoignage d'une femme est fiable. Ce témoignage n'est pas rejeté mais le juge veut qu'il soit corroboré par des témoignages masculins.

Le ministre aborde ensuite les réformes qui ont été entreprises par son pays en vue de moderniser le système judiciaire à la suite des négociations entamées en vue de l'adhésion à l'OMC.

Trois lois importantes ont été promulguées au cours des 18 derniers mois :

­ Un Code de procédure pénale qui s'applique tant aux Saoudiens qu'aux étrangers et qui contient les règles en matière d'arrestation (il faut une décision d'un procureur), de perquisitions domiciliaires et le droit de se faire assister par un avocat.

­ Une loi précisant le rôle de l'avocat.

­ Une loi réglant l'assistance juridique devant le juge.

M. Dubié souhaite savoir comment sont élaborées ces lois.

Le ministre répond qu'il existe un règlement du gouvernement contenant la procédure législative. Celle-ci se déroule en quatre étapes :

­ Un avant-projet de loi est préparé au sein du ministère de la Justice par des juges et des avocats.

­ L'avant-projet est examiné et approuvé en Conseil des ministres.

­ Le projet est soumis pour avis au Majlis al Shoura.

­ La loi est promulguée.

Mme De Schamphelaere aborde le phénomène de mondialisation et de globalisation au niveau économique. Pour être intégrés dans cette économie mondiale, les États doivent adhérer à une série d'engagements internationaux parmi lesquels figure la Déclaration universelle des droits de l'homme. Qui peut décider, en Arabie Saoudite, d'adhérer à cette convention ?

Le ministre signale que la politique en matière de droits de l'homme est de la responsabilité du ministre de la Justice et du ministre des Affaires étrangères. La problématique des droits humains est une préoccupation majeure en Arabie Saoudite. Des organisations internationales ont publié des rapports critiques dénonçant des violations des droits de l'homme en Arabie Saoudite. Selon l'orateur, les organisations de défense des droits de l'homme n'acceptent pas un régime fondé sur l'application stricte de la Charia. Or, le régime saoudien estime que l'Islam est le meilleur garant du respect des droits de l'homme. Il y a, à la base, une approche radicalement différente de la problématique des droits de l'homme.

Selon le ministre, les relations entre son pays et les organisations internationales luttant pour le respect des droits de l'homme s'améliorent. Il en veut pour preuve la visite prochaine de M. Vieira de Mello, haut commissaire aux droits de l'homme auprès des Nations unies. L'Arabie Saoudite est très ouverte au travail des organisations internationales actives en matière de droits de l'homme, à condition que leurs actions n'empiètent pas dans la sphère religieuse.

Le ministre fait enfin remarquer que la thématique des droits de l'homme est fort complexe. Ainsi, certains pays qui estiment être traditionnellement les défenseurs des droits de l'homme adoptent des attitudes fort agressives sur la scène internationale.

M. Dubié demande si l'Arabie Saoudite va s'engager à respecter les principes universels des droits de l'homme et renoncer, par exemple, à appliquer la peine de mort et les autres châtiments considérés comme inhumains et dégradants, (flagellation, amputation du pied et de la main, lapidation).

Le ministre répond qu'en sa qualité d'ancien juge, il connaît bien cette question. La peine de mort est inscrite dans la Charia. C'est un principe immuable. Si l'on mène une réflexion à long terme, l'intervenant est convaincu que le bilan de l'application de la peine capitale est largement positif. Contrairement à ce qui apparaît à première vue, l'effet dissuasif de cette sanction est tel que cela permet de sauver des vies humaines.

M. Dubié fait remarquer qu'aux États-Unis, le taux de criminalité est supérieur à ce qu'il est en Europe alors que la peine de mort y est appliquée.

Le ministre répond que de nombreux États américains ont réintroduit la peine de mort face à l'augmentation inquiétante de la criminalité. Une des conséquences a été que de nombreux délinquants ont quitté les États où la peine de mort avait été réintroduite et que la criminalité s'est déplacée vers des États où la peine de mort n'existe pas.

Selon l'intervenant, la perception de la Justice en Europe n'est pas réaliste. Quant à la différence de criminalité en Europe et aux États-Unis, il estime que celle-ci s'explique par le fait que la liberté d'expression et le respect de l'individu sont supérieurs sur le vieux continent.

M. Michils précise que la politique de l'Union européenne est de s'opposer à la peine de mort partout où elle est appliquée. Cela ne vise pas l'Arabie Saoudite en particulier.

En ce qui concerne l'application de la peine de mort, le ministre précise que l'État saoudien n'est pas maître de la situation. Selon la Charia, c'est la famille de la victime d'un meurtre qui décide, soit d'accorder la grâce à l'assassin, soit d'épargner la vie de l'assassin en échange d'une indemnité, soit de réclamer l'exécution. Lorsqu'une personne est assassinée, ce sont ses proches qui souffrent le plus. Il est dès lors logique que ce soient eux qui choisissent comment le coupable doit être châtié et l'État n'a pas à s'opposer à leur volonté. L'intervenant précise que l'exécution du coupable n'a cependant lieu que moyennant l'accord unanime des proches. Dans la très large majorité des cas, affirme le ministre, les proches optent pour « le prix du sang » ou accordent la grâce au coupable. Les exécutions restent exceptionnelles. [Il est à noter que cette affirmation ne correspond pas du tout à la réalité. Les exécutions capitales publiques, (décapitations au sabre) sont régulièrement annoncées dans les journaux.]

Mme Kaçar demande si, lors de l'élaboration du code de procédure pénale, il a été tenu compte des droits de la victime. Par ailleurs, l'intervenante souhaiterait savoir si le ministre dispose d'une large autonomie pour introduire des réformes dans d'autres domaines que ceux visés par les trois lois auxquelles il s'est référé.

Le ministre confirme que les droits des victimes mais aussi ceux de la défense sont pris en compte dans le nouveau code de procédure. En ce qui concerne l'autonomie dont il dispose, l'orateur fait remarquer que les nouvelles lois font souvent l'objet d'opposition émanant des instances religieuses. Il est cependant essentiel que l'Arabie Saoudite modernise son arsenal législatif pour renforcer sa place sur la scène internationale. Les nouvelles lois sont donc le fruit d'un dialogue entre les juges, les avocats et le gouvernement.

Le ministre conclut l'entretien en exprimant le voeu que les relations entre l'Europe et l'Arabie Saoudite se renforceront. Il est important de lever les nombreux malentendus qui existent sur son pays. Il serait en outre abusif de rejeter tout un pays sur la base des agissements condamnables de quelques-uns de ses nationaux.

LUNDI, 30 SEPTEMBRE 2002

Rencontre avec le prince Mishjaal Bin Majeed,
gouverneur de Djedda

Étaient présents :

­ M. J. Dubié, président;

­ Mmes M. De Schamphelaere, M. Kaçar, M.J. Laloy et M. Willame-Boonen;

­ M. F. Michils, ambassadeur de Belgique en Arabie Saoudite.

Le prince Mishaal Bin Majeed remercie la délégation sénatoriale pour l'intérêt qu'elle porte vis-à-vis de son pays. Il y a, selon lui, beaucoup d'incompréhension de la part de la communauté internationale à l'égard de l'Arabie Saoudite et il est important d'amorcer un dialogue pour mieux comprendre les systèmes judiciaires respectifs des deux pays. Il est essentiel que ce dialogue se fonde sur un respect mutuel des valeurs des uns et des autres.

Selon le prince, le régime juridique saoudien est basé sur le principe d'égalité des citoyens face à la loi divine. Le but du système judiciaire est de garantir la sécurité des tous les citoyens, condition essentielle d'après le Coran pour assurer la prospérité et l'épanouissement de tous. La prospérité sans précédent que connaît le monde islamique à l'heure actuelle démontre le bien fondé de cette approche.

L'intervenant insiste ensuite sur le caractère pacifique de l'Islam. La religion islamique ne tolère pas qu'un musulman développe une attitude belliqueuse. La guerre est un péché.

M. Dubié demande si cela signifie que l'Islam rejette totalement le terrorisme.

Le prince Mishaal Bin Majeed répond affirmativement à cette question. D'ailleurs, lors de la période de domination musulmane en Espagne, les juifs ont pu vivre en paix et prospérer.

Mme Kaçar se réjouit des propos modérés tenus par le prince. Elle demande s'il dispose d'une large autonomie pour mener une politique d'ouverture.

Le prince Mishaal Bin Majeed répond que ses attributions se limitent à la gestion de la ville de Djedda. Sa préoccupation est d'assurer la sécurité dans la ville. Il dépend à ce titre du ministre de l'Intérieur. Pour le reste, la loi coranique est la même pour tous, dans tout le pays.

M. Dubié demande si le prince pense qu'il pourra un jour, en tant que musulman, se rendre dans la mosquée Al Aqsa à Al Qods (Jérusalem).

Le prince Mishaal Bin Majeed répond que, pour lui comme pour tout musulman, c'est un des souhaits les plus chers. Malheureusement la politique du gouvernement israélien rend cette possibilité inaccessible. Il souligne que la problématique des relations israélo-palestiniennes doit être examinée de manière objective, sur base de faits. Or, il constate que l'État israélien, profitant de la protection américaine, refuse systématiquement d'accepter les résolutions des Nations unies.

M. Dubié fait remarquer que les Américains sont pourtant les alliés des Saoudiens. Comment concilier cette alliance avec la position des Américains dans le dossier palestinien ?

Le prince Mishaal Bin Majeed reconnaît que la position européenne est plus proche du point de vue saoudien. Il regrette cependant que l'Europe ne s'implique pas davantage dans la recherche d'une solution au conflit.

Mme Willame-Boonen fait remarquer que tous les pays européens ne sont pas sur la même longueur d'ondes, ce qui limite le poids du vieux continent sur la scène internationale.

M. Dubié se réfère également à la proposition de paix formulée par le prince héritier Abdallah Ben Abdel Aziz au début de l'année 2002.

Pour le prince Mishaal Bin Majeed, c'est l'offre maximale que les pays arabes peuvent accepter. Il n'est pas possible d'aller plus loin.

M. Dubié demande quelle serait la réaction du peuple saoudien à une attaque américaine sur l'Irak.

Le prince Mishaal Bin Majeed répond que de nombreux saoudiens avaient l'habitude de se rendre régulièrement aux États-Unis. Depuis plusieurs mois, cela n'est plus le cas à la suite des campagnes menées aux États-Unis contre le monde arabe et les musulmans. L'intervenant pense que les Américains veulent déclencher une guerre de religion. Or, il faudrait justement vouloir rechercher la justice pour arriver à une situation de paix et de stabilité. Il ne fait aucun doute qu'une attaque américaine sur l'Irak, en dehors de tout mandat des Nations unies, engendrerait un ressentiment général de la population contre les États-unis.

Conclusions générales

La mission, qui a été remarquablement organisée par l'ambassadeur de Belgique et son équipe, a reçu un accueil extrêmement chaleureux.

Le Royaume de Belgique jouit en effet d'une excellente image de marque en Arabie Saoudite dont les dirigeants semblent apprécier la politique étrangère.

Il est apparu évident que les interlocuteurs officiels, dans cette époque ou leur pays subit de violentes attaques, en particulier aux États-Unis, souhaitaient convaincre de leur bonne foi.

Il reste que l'application stricte de la « Charia » telle qu'elle est pratiquée en Arabie Saoudite pose incontestablement problème en fonction du respect des principes la Déclaration universelle des droits de l'homme, et en particulier de la condition de la femme que les différents interlocuteurs considèrent comme « un joyau à préserver dans son écrin » (sic), ce qui se traduit concrètement par un isolement presque total.

Un incident qui s'est passé à Riyad illustre bien ce système d'apartheid.

Lors d'une courte visite au palais du fondateur du régime transformé en musée, auquel les femmes n'ont pas accès si elles ne sont pas accompagnées de leur père, mari ou frère, le secrétaire de la commission a voulu faire une photo de la délégation (notamment des quatre sénatrices obligées de porter l'abaya, vêtement noir couvrant les femmes des épaules aux pieds) avec, en arrière-plan un marché local.

Deux membres des « mutawas », la police religieuse chargée, très officiellement, de « réprimer le vice et de promouvoir la vertu », se sont précipités pour arracher le film de l'appareil malgré les protestations du premier secrétaire de l'Ambassade de Belgique. Finalement, un responsable de la mutawa, parlant l'anglais, a expliqué qu'« En Arabie Saoudite il était interdit de photographier une femme « même derrière un mur ! » (even behind a wall) ».

Par ailleurs le caractère « missionnaire » du régime ne laisse pas d'inquiéter. En effet, si tous les interlocuteurs ont condamné le terrorisme, il n'en reste pas moins que le « wahhabisme », la doctrine interprétative la plus fondamentaliste de l'Islam, fournit un terreau extrêmement favorable au développement des mouvements islamistes les plus radicaux.


(1) Faisaient partie de la délégation : M. Dubié, président de la commission de la Justice, Mmes De Schamphelaere, Kaçar, Laloy et Willame-Boonen.