2-401/3

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2001-2002

3 JUILLET 2002


Proposition de loi modifiant les articles 9 et 12.6 de la loi sur le bail à ferme


RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION DE LA JUSTICE PAR M. CLOTILDE NYSSENS


La commission de la Justice a examiné la présente proposition de loi au cours de ses réunions des 30 avril, 21 mai, 25 juin et 3 juillet 2002.

I. EXPOSÉ INTRODUCTIF DE L'AUTEUR DE LA PROPOSITION DE LOI

La matière des baux à ferme a été maintes fois modifiée depuis l'adoption du Code civil en 1804.

L'objectif était de garantir aux exploitants agricoles, dans le cadre de leur location des biens, une durée suffisante pour pouvoir amortir leur matériel et leur installations, de manière à faire « un bail de carrière ».

Ces réformes successives apportées à la législation sur le bail à ferme (et particulièrement les modifications de 1969 et 1988) visaient à renforcer le régime favorable au preneur. Ainsi en est-il de la preuve du bail, des effets du bail et surtout de la durée du bail.

La loi du 7 novembre 1988 constitue un ensemble équilibré de règles tenant compte aussi bien des intérêts des bailleurs que de ceux des preneurs. Il n'entre dès lors pas dans nos intentions de remettre en cause l'intégralité de ce système et partant, de porter atteinte à la cohérence de cet ensemble. Toutefois, il importe après plus de onze années d'application de la loi, d'intervenir afin d'obvier aux comportements contraires à l'esprit de la loi développés par la pratique.

À ce titre, il est indispensable de rendre impossible l'utilisation de certains mécanismes élaborés en vue de contourner les dispositions légales concernant le congé donné au preneur par le bailleur.

Vu que la terre est une valeur sûre, des sociétés financières ont acquis des biens agricoles pour un prix donné. Ceci a entraîné une augmentation des prix des terres qui met l'agriculteur dans l'impossibilité de racheter lui-même l'exploitation.

La société financière donne alors le renom à l'exploitant dans le but d'une exploitation personnelle. Après, elle engage un chef de culture (entrepreneur ou ingénieur agronome).

Les subsides que la société reçoit de l'Europe sont plus importants que les loyers qu'elle pourrait avoir d'un agriculteur. L'objectif des sociétés financières est donc d'avoir des primes européennes et de faire fructifier leur argent.

Cette idéologie est fondamentalement différente de l'idéologie de l'agriculteur, qui espère un rendement optimal des terres.

Il faut également tenir compte du fait que des hommes sur le terrain sont nécessaires pas seulement pour garder l'autonomie alimentaire, mais également pour entretenir les paysages et l'environnement.

S'il n'y a plus d'agriculture, il n'y a plus de paysages.

La finalité de la terre ne peut être une spéculation.

Il faut éviter les sociétés financières de faire de l'argent sur le dos de l'agriculture.

L'article 2 veut éviter la constitution d'un usufruit au profit d'une personne physique ou morale en vue de mettre fin au bail à ferme.

Les règles de durée du bail constituent l'élément fondamental de la protection du preneur. Parmi ces règles, il en est un certain nombre qui concernent le congé.

Le bail à ferme doit avoir une durée minimale de 9 ans (article 4, alinéa 1er). De plus, à défaut de congé valable, le bail est prolongé de plein droit à son expiration, par périodes successives de 9 ans (article 4, alinéa 2).

Le bailleur ne peut mettre fin au bail à l'expiration de chaque période que s'il justifie d'un motif sérieux inscrit dans la liste établie par la loi.

L'article 7, 1º, prévoit comme motif sérieux l'intention manifestée par le bailleur d'exploiter lui-même tout ou partie du bien loué ou d'en céder en tout ou en partie l'exploitation à son conjoint, à ses descendants ou enfants adoptifs ou à ceux de son conjoint ou aux conjoints desdits descendants ou enfants adoptifs.

Introduit en 1988, le bail de longue durée, prévu par l'article 8, § 2, est un bail d'au moins 27 ans.

Au terme de ce bail, le bailleur peut y mettre fin en vue d'exploiter lui-même tout ou partie du bien loué ou d'en céder l'exploitation à son conjoint, à ses descendants ou enfants adoptifs ou à ceux de son conjoint, ou aux conjoints desdits descendants ou enfants adoptifs.

Qu'il s'agisse d'un bail à ferme traditionnel ou d'un bail de longue durée, l'exploitation du bien repris au preneur sur base du motif déterminé aux articles 7, 1º, et 8, doit consister en une exploitation personnelle, effective et continue pendant neuf années au moins par la personne ou les personnes indiquées dans le congé comme devant assurer cette exploitation ou, s'il s'agit de personnes morales, par les organes ou dirigeants responsables et pas seulement par leurs préposés.

De plus, la personne ou les personnes indiquées dans le congé comme devant assurer l'exploitation et, s'il s'agit de personnes morales, leurs organes ou dirigeants responsables doivent :

­ soit être porteur d'un certificat d'études ou d'un diplôme délivré après avoir suivi avec fruit un cours agricole ou des études à une école d'agriculture ou d'horticulture;

­ soit être exploitant agricole ou l'avoir été pendant au moins un an au cours des cinq dernières années;

­ soit avoir participé effectivement pendant au moins un an à une exploitation agricole.

a) Institution d'un usufruit

L'on pouvait craindre la mise en place d'un mécanisme destiné à éviter ces règles contraignantes : la constitution d'usufruit à durée déterminée. Le droit réel qu'est l'usufruit permet en effet d'exercer certaines prérogatives du droit de propriété. Parmi ces prérogatives figure le droit d'user de la chose. L'usufruitier détient par conséquent le droit de mettre fin au bail.

Tel propriétaire qui ne remplit pas les conditions prévues par l'article 9 de la loi pour exploiter lui-même ou faire exploiter le bien par sa proche famille, institue comme usufruitier un tiers qui possède les capacités professionnelles requises et ce pour une période couvrant la période légale de neuf ans plus préavis de trois ans.

À l'expiration de ce terme, le propriétaire retrouve la liberté complète de ce bien.

En outre, le contrat d'usufruit qu'il consent lui permet d'imposer à ce qui est en fait son locataire les conditions d'exploitation de redevance annuelle, de charge de réparations grosses ou petites, le type de culture etc. qu'il souhaite.

Aucune législation ne protège l'usufruitier.

L'article 3 de l'article 9 modifié par la loi du 7 novembre 1988 a cru écarter ce procédé en l'interdisant en cas d'usufruit constitué entre vifs par la volonté de l'homme et pour une période déterminée.

L'expérience apprend que la possibilité laissée en cas d'usufruit constitué entre vifs mais pour une période indéterminée reste un moyen de détourner les prescriptions impératives de la loi notamment lorsque le bénéficiaire de l'usufruit est une société de personnes contrôlée par le propriétaire qui peut la mettre en liquidation à son gré.

L'article 2 de la présente proposition tend à supprimer le recours à l'institution de l'usufruit entre vifs pour contourner la loi sur le bail à ferme.

L'usufruit d'origine successorale n'est évidemment pas visé.

L'article 3 tend à éviter la constitution d'une société de personnes ayant pour seul objectif d'éluder les prescriptions sur le bail à ferme.

Un autre moyen utilisé pour contourner les règles instituées en matière d'exploitation personnelle consiste en la constitution d'une société de personnes à objet civil tendant à l'exploitation agricole d'un bien loué dans le cadre d'un bail à ferme.

L'article 9 prévoit avec raison la possibilité pour une personne morale de donner congé pour exploitation personnelle.

Elle exige in fine de l'article premier de l'article 9, que le congé précise que cette exploitation personnelle doit être assurée « par leurs organes ou dirigeants responsables et pas seulement leur préposé ».

Elle soumet ces organes ou dirigeants responsables à des conditions d'âge (article 9, alinéa 2) et de compétence professionnelle (article 9, alinéa 4).

En outre, le même article 9 prévoit in fine que « les personnes qui dirigent l'activité de la société en qualité d'administrateur ou de gérant doivent fournir un travail réel dans l'entreprise agricole ».

Cette notion de « travail réel » est destinée à éviter les abus.

Si l'on se réfère aux travaux préparatoires, le législateur de la loi du 7 novembre 1988 voulait réserver à la seule société agricole constituée suivant la loi du 12 juillet 1979 la possibilité de donner congé pour exploitation personnelle par son associé gérant.

Celui-ci devait nécessairement exécuter un travail réel puisque l'associé gérant d'une société agricole est tenu de consacrer au moins 51 % de son temps à l'acitivité agricole et à en retirer 51 % au moins de ses revenus.

Le rapporteur M. Van Nevel de la future loi du 7 novembre 1988 résume ainsi l'objectif du législateur « en outre, le concept « réel » doit être interprété d'une manière plus stricte que les 50 % mentionnés. Il convient de développer la notion de société anonyme ». (Rapport Van Nevel, doc. Sénat, nº 586/2, 1986-1987).

Enfin, en vue de protéger le preneur qui exerce l'activité agricole à titre principal, l'article 12.6., alinea 2, exige, comme condition de validité du congé en vue de l'exploitation personnelle, que « l'activité du futur exploitant constitue une partie prépondérante de son activité professionnelle. »

Malgré ces dispositions précises, d'aucuns ont soutenu en justice, que la notion de « travail réel » était suffisamment accomplie par un gérant professionnel qui administre ainsi, soit par lui-même, par le biais de société et/ou avec le recours à des entrepreneurs, plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d'hectares car, par définition, il possède les qualités professionnelles requises par la loi.

Les tenants de cette thèse font observer que l'article 12.6. ne les concerne pas car « le futur exploitant » n'est pas le gérant mais la société agricole ainsi constituée, soit sous forme d'une sprl ou d'une coopérative.

Il est évident que si pareille conception prévaut, toute la législation du bail à ferme est compromise, ce que n'a certainement pas voulu le législateur.

Deux décisions judiciaires sont intervenues en degré d'appel, l'une à Marche en Famenne, et l'autre à Tournai, qui ont heureusement écarté cette conception en estimant d'une part qu'il n'y avait pas de raison d'exiger, dans le cas du congé donné par une personne physique, que le futur exploitant ait une activité agricole prépondérante par rapport à ses autres activités tandis que le gérant d'une société, c'est-à-dire la personne qui va réellement exploiter, en serait dispensé. Il y aurait là une situation de discrimination inadmissible.

En outre, la lecture du texte même de l'article 12.6 montre que le « futur exploitant » prévu au deuxième alinéa est bien « la ou les personnes indiquées dans le congé comme devant assurer cette exploitation », c'est-à-dire en cas de congé donné par une personne morale, l'organe ou le dirigeant responsable, administrateur ou gérant, soit une personne physique et non la société elle-même.

Afin d'éviter toute équivoque, il est proposé de modifier l'article 12.6, en s'inspirant des termes mêmes de l'article 9, alinéa 5.

Cette précision permettra par ailleurs de favoriser le respect de l'article 12.7, destiné à lutter contre le gigantisme des exploitations, évitant qu'un seul gérant de plusieurs sociétés ne contourne cette disposition.

II. DISCUSSION GÉNÉRALE

II.1. Audition de Me P. Lejeune, avocat au barreau de Liège, délégué du Syndicat national des propriétaires, de Me J.-M. Discry, avocat au barreau de Liège, délégué de la Fédération wallonne des agriculteurs, et de M. R. Gotzen, conseiller juridique au Boerenbond.

II.1.A. Exposé de M. P. Lejeune

D'une manière générale, le SNP considère que les modifications législatives successives portant chaque fois sur l'un ou l'autre article de la loi sur le bail à ferme, sans une révision globale qui imposerait une vue d'ensemble de la législation, ont pour effet pervers de faire perdre de vue l'économie générale de la loi qui doit nécessairement tendre vers la recherche d'un équilibre entre, d'une part, les intérêts du fermier locataire et, d'autre part, ceux du bailleur qui a investi dans des terres agricoles.

La proposition de loi modifiant les articles 9 et 12.6. de la loi sur le bail à ferme, si elle vise à renforcer à nouveau la sécurité professionnelle du preneur à ferme en tentant de mettre fin à certaines pratiques qui peuvent effectivement, dans certains cas, trahir une volonté de détourner la loi, a également pour conséquence de renforcer le déséquilibre entre les intérêts en présence, sanctionnant ainsi les propriétaires bailleurs qui, par la forme sociétaire, envisagent réellement et sincèrement de devenir agriculteurs au même titre que le preneur.

Ce déséquilibre a pour conséquence directe d'amener les propriétaires à tenter d'éviter à tout prix le bail à ferme, ce qui conduit nécessairement à terme à des conséquences contraires au but recherché par les auteurs des modifications légales successives.

Le SNP est d'avis que le législateur pourrait tirer de précieux enseignements de la stabilité de la loi sur les baux commerciaux du 30 avril 1951.

Cette législation a trouvé le point d'équilibre entre les intérêts des bailleurs et des locataires qui se traduit notamment par l'absence de réformes successives que l'on a connues tant en matière de bail à loyer qu'en matière de bail à ferme.

Le SNP estime que cet équilibre pourrait être atteint en matière agricole moyennant une réforme plus globale de la loi sur le bail à ferme qui redynamiserait le marché locatif. Cette réforme devrait s'articuler sur deux axes.

1) Une meilleure rentabilité du bail pour le bailleur.

2) L'introduction d'un terme en matière de bail à ferme.

Si la situation économique actuelle du milieu agricole rend difficile une modification profonde de la loi limitant les fermages, le premier axe pourrait être rencontré par le biais d'avantages directs ou indirects d'ordre fiscal au profit des bailleurs.

Le second axe quant à lui redynamiserait le marché locatif agricole puisqu'il mettrait fin au caractère perpétuel du bail à ferme qui actuellement effraye le milieu des propriétaires, situation qui favorise effectivement le recours à certains mécanismes qui pourraient dans certaines hypothèses, être considérés comme une simulation ayant pour but de détourner la loi sur le bail à ferme.

Vu ce caractère perpétuel, la mise en location de terres est ressentie très souvent comme une confiscation partielle du droit de propriété.

Cette confiscation est d'autant plus mal ressentie lorsqu'elle est le fait d'agriculteurs qui eux-mêmes n'exercent plus d'activités personnelles réelles, ayant recours aux services d'entreprises agricoles.

Ce sentiment d'injustice est plus exacerbé encore lorsque l'on constate que le rendement des terres ainsi exploitées est en moyenne de 100 à 200 % plus élevé que le montant du fermage légal fixé par la loi, alors que le propriétaire doit en outre supporter seul le précompte immobilier, la globalisation à l'IPP et les droits de succession sur ces terres.

Le législateur commercial l'a bien compris en libéralisant les loyers, mais surtout en prévoyant un terme automatique au bail.

Les opposants à notre réflexion prétendront que cet équilibre est rencontré dans le cadre du bail de carrière ou du bail de plus de 27 ans qui permettent effectivement aux propriétaires bailleurs de reprendre l'exploitation de leurs biens ou de les vendre.

Néanmoins, la pratique journalière de la loi, notamment depuis la réforme de 1988, démontre que les preneurs à ferme, conscients de la protection qui leur est accordée, refusent quasi systématiquement de contracter des baux de ce type, alors que les propriétaires bailleurs ont saisi l'intérêt et l'opportunité de ces conventions.

Le SNP est convaincu que le meilleur moyen de rendre effectivement la terre aux véritables agriculteurs, gros ou petits, et d'éviter le recours à des stratagèmes juridiques qui parfois révèlent effectivement une forme de détournement de la loi actuelle, passera par l'introduction d'un terme automatique du bail, par exemple après 30 ans d'exploitation par le même preneur.

Quant aux modifications proposées

La proposition de loi stigmatise les mécanismes juridiques qui seraient constitutifs d'un détournement de la loi sur le bail à ferme.

Le SNP considère que le texte actuel de la loi offre déjà des armes suffisantes aux magistrats saisis de procédures en validation de congés par le biais de l'article 12.6 de la loi sur le bail à ferme qui impose aux magistrats d'apprécier « ... si les motifs du congé sont sérieux et fondés et notamment s'il appert des circonstances de la cause que le bailleur mettra en exécution les intentions énoncées comme motifs de congés ».

Il estime que l'on ne pourra prétendre à simulation que si réellement, in concreto, il apparaît que le propriétaire bailleur, qui opte pour l'exploitation en société, n'a effectivement pas l'intention de s'investir personnellement dans cette entreprise et n'en assume pas les conséquences juridiques et fiscales.

On ne peut donc prétendre de manière théorique et systématique à la simulation lorsque le propriétaire bailleur a créé un moyen non simulé, en recourant à une institution juridique dont il accepte toutes les conséquences (sociales, fiscales, comptables, ...).

Ainsi, lorsque le preneur conteste la réalité et le sérieux du congé, et qu'il affirme que la constitution de la société a pour unique but de tenter de substituer en la personne du gérant désigné, une personne réunissant les conditions légales pour l'évincer, le juge pourra ordonner une comparution personnelle de l'organe dirigeant, des actionnaires majoritaires, du preneur en présence d'un expert ingénieur agronome.

a) Modification de l'article 9, alinéa 3

La motivation de la proposition sur ce point, telle qu'exprimée dans ses développements, nous paraît juridiquement inexacte.

En effet, le recours à la création d'un usufruit au profit d'une société pour détourner la loi sur le bail à ferme et permettre la notification d'un congé par cette société est déjà impossible dans le cadre de la législation actuelle du bail à ferme rapprochée de l'article 619 du Code civil.

Cet article précise que « l'usufruit qui n'est pas accordé à des particuliers, ne dure que 30 ans ».

Ainsi, l'usufruit accordé à une société, quelle que soit sa forme et sa durée, ne permettra pas à cet usufruitier de donner congé en vue d'une exploitation personnelle puisque son usufruit est constitué entre vifs et ... pour une période déterminée (article 9, alinéa 3).

D'autre part, s'il était légitime lors de la réforme de 1988, d'interdire le congé pour exploitation personnelle par un usufruitier dont le droit avait été constitué entre vifs et pour une période déterminée (ce qui constituait effectivement une porte ouverte au détournement de la loi) nous considérons qu'il est illégitime d'interdire de manière systématique et automatique le congé dans le cadre de l'usufruit à durée indéterminée.

En effet, dans l'hypothèse d'un usufruit constitué entre vifs pour une durée indéterminée, on ne peut prétendre à une simulation puisque le nu-propriétaire assume les conséquences de ses actes en renonçant à l'usage de son bien durant toute la vie de l'usufruitier.

Ici encore, on ne pourra prétendre à un détournement de la loi mais à un moyen non dissimulé, qui recourt à une institution juridique parfaitement légale, dont les parties acceptent les lourdes conséquences.

b) Modification de l'article 12, 6º, alinéa 2

Cette proposition de loi sanctionne le propriétaire bailleur qui, par la forme sociétaire, envisage réellement et sincèrement de, soit devenir agriculteur lui-même, soit de promouvoir une activité professionnelle dans le chef d'un membre de sa famille.

On doit admettre que si la forme sociétaire permet de créer dans le moyen terme une unité de production sur des biens familiaux de façon réellement professionnelle. On ne peut que l'encourager.

Observations des commissaires

M. Happart fait remarquer qu'à peine 30 % des agriculteurs sont propriétaires de leurs biens. Par ailleurs, les investissements que font les agriculteurs sont très coûteux. La période pendant laquelle ils doivent pouvoir travailler doit donc être suffisamment longue.

Le fait que le bail à ferme empêche toute spéculation financière peut évidemment être embarrassant pour le propriétaire, même si celui-ci reste libre de vendre son bien.

En ce qui concerne la fiscalité, on pourrait aussi tenir compte du fait que le propriétaire peut bénéficier d'une plus-value que l'agriculteur apporte à son bien, sans qu'il doive prendre lui-même la moindre initiative. Les impôts ne posent pas vraiment problème au propriétaire, étant donné qu'outre le loyer qu'il reçoit, on pourrait aussi prendre en considération la plus-value apportée par le travail de l'agriculteur.

L'intervenant estime par ailleurs qu'il convient de faire une distinction entre usufruit et spéculation foncière. On doit tenir compte du fait que, lors de la modification de la loi en 1998, les règles en matière de subventions et de quotas n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui. Le propriétaire peut rentabiliser son bien en tirant le plus grand parti possible des primes.

Les arguments qui ont été avancés par le syndicat des propriétaires reposent sur une vision à court terme et ne tiennent pas suffisamment compte de la spécificité et de la vocation du métier d'agriculteur. Il importe, pour l'agriculteur, qu'il puisse rentabiliser son investissement et qu'il puisse vivre de sa vocation qui consiste à nourrir la population.

M. Lejeune estime qu'il faut se garder de mettre face à face le propriétaire et l'agriculteur. On doit permettre à un propriétaire d'être aussi agriculteur. La loi prévoit d'ailleurs que le propriétaire qui reprend son bien pour l'occuper personnellement, doit aussi pouvoir attester effectivement qu'il a exercé une activité personnelle pendant 9 ans.

M. Happart répond que sa proposition de loi ne vise que les cas dans lesquels le propriétaire reprend son bien et crée une société dans le seul but d'engranger des bénéfices, notamment en encaissant des subventions. C'est une manière de contourner la loi sur le bail à ferme.

M. Lejeune reconnaît que de telles pratiques sont effectivement inacceptables. Néanmoins, en instaurant une interdiction générale, on pénalise aussi les propriétaires qui souhaitent exercer effectivement eux-mêmes une activité agricole et qui optent pour la forme sociétaire, notamment pour des motifs d'ordre fiscal.

II.1.B. Exposé de M. Discry

M. Discry a l'impression que la proposition de loi tend à empêcher certaines manoeuvres visant à contourner la loi. Certains propriétaires tentent d'atteindre, par des chemins détournés, un but qu'ils ne peuvent pas atteindre directement, parce que la loi les en empêche.

Les dispositions à modifier concernent la cessation du bail en raison de l'intention du propriétaire d'exploiter personnellement le bien donné en location. Cette faculté que l'on offre au propriétaire n'est pas remise en question en tant que telle.

Cependant, la proposition vise à empêcher la constitution d'un usufruit au profit d'une personne physique ou morale en vue de mettre fin au bail à ferme. L'usufruit confère à l'usufruitier le droit d'exercer certaines prérogatives du droit de propriété, comme le droit d'user de la chose. C'est ainsi que l'usufruitier a le droit de mettre fin au bail. Si le propriétaire ne remplit pas les conditions légales, il suffit qu'il octroie un usufruit à une tierce personne qui les remplit. L'usufruitier peut alors renoncer au bail, ce qui permet au propriétaire de récupérer le bien en question en pleine propriété au moment où l'usufruit prend fin. De la sorte, il tourne les dispositions relatives au motif de congé en vue de l'exploitation personnelle.

De plus, le rapport entre l'usufruitier et le bailleur n'est plus régi par les dispositions de la loi sur le bail à ferme. L'usufruit est un droit réel et le bailleur peut imposer des obligations très sévères à l'usufruitier. Le législateur a déjà réagi à cet abus en disposant que le motif de congé en vue de l'exploitation personnelle ne peut pas être invoqué par le titulaire d'un usufruit constitué entre vifs par la volonté de l'homme et pour une période déterminée (article 9, alinéa 3). En théorie, seul un usufruit constitué pour une période déterminée est donc encore susceptible de poser problème.

L'intervenant ne se fait pas beaucoup de soucis à propos d'éventuels abus entre personnes physiques. Un droit réel nécessite d'importants moyens financiers. Il s'en fait par contre à propos de l'usufruit au profit d'une personne morale. L'expérience révèle que l'usufruit constitué au profit d'une personne morale, même pour une durée indéterminée, permet encore de tourner la loi et, en particulier, la notion d'« exploitation personnelle ».

M. Lejeune est d'avis qu'une société ne peut pas recueillir un usufruit pour une période indéterminée. Il renvoie à l'article 619 du Code civil, qui impose que tout usufruit à une personne morale est limité à trente ans maximum.

M. Discry partage cette analyse et cette interprétation de l'article 619. L'article 619 du Code civil se borne à disposer que la durée minimale d'un usufruit pour lequel aucun délai n'a été fixé est de trente ans.

La proposition vise en outre à éviter la constitution de sociétés ayant pour seul objet d'éluder les prescriptions sur le bail à ferme. Voilà pourquoi il convient aussi de modifier l'article 12.6 de la loi. L'article 9 dispose qu'en cas de congé donné par une société de personnes au motif d'exploitation personnelle, les personnes qui dirigent l'activité de la société en qualité d'administrateur ou de gérant doivent fournir un travail réel dans le cadre de l'entreprise agricole.

La notion de « travail réel » est trop vague. Il ressort des travaux parlementaires que le gérant doit participer réellement à l'exploitation. Cela signifie travailler pendant 50 % de son temps dans l'entreprise.

L'article 9 assimile les gérants aux personnes physiques. Il impose à ces gérants de remplir les conditions requises pour invoquer le congé en vue de l'exploitation personnelle prévues pour les exploitants agricoles-personnes physiques. Il serait donc nécessaire de viser explicitement ces mêmes gérants de société à l'article 12.6. Ils doivent respecter eux aussi l'exigence du caractère prépondérant dans leur profession de l'activité agricole qu'ils déploient au sein de la société. Faute de quoi, il y aurait une incohérence et une discrimination susceptibles d'être attaquées devant la Cour d'arbitrage. En fait, l'adaptation de l'article 12.6. est davantage de nature interprétative que de nature modificative. Plusieurs jugements sont d'ailleurs allés dans le même sens (voir Marche et Tournai, 18 décembre 2001).

II.1.C. Exposé de M. Gotzen

Depuis la création, en 1929, de la législation sur le bail à ferme, on s'est toujours efforcé de chercher un juste équilibre entre les intérêts légitimes des propriétaires et des preneurs. Pour le secteur agricole, la loi sur le bail à ferme est un élément essentiel et un acquis socio-économique, surtout si l'on considère le besoin considérable en terres qui caractérise l'agriculture moderne. Cette tendance est renforcée structurellement par l'évolution vers une agriculture durable et davantage liée au sol, laquelle constitue la voie choisie par l'Europe et notre pays en matière de politique agricole.

Le Boerenbond souligne dès lors l'importance d'un bon équilibre entre les droits et les obligations des bailleurs et des preneurs. Une bonne entente, dans une relation durable avec le propriétaire foncier, est essentielle pour les preneurs, qui, dans notre pays, sont souvent locataires de grandes parties de leur exploitation.

La loi sur le bail à ferme de 1969 a été remaniée en profondeur en 1988, après sept ans de travaux. Égal à lui-même, le Sénat a fourni à l'époque un travail d'étude vaste et approfondi, aboutissant à une loi qui, après quatorze années d'application, donne globalement satisfaction.

Il est évidemment possible de l'affiner çà et là au vu de l'expérience. C'est le cas de la proposition de loi à l'examen, qui procède de l'idée que les techniques de l'usufruit et de la constitution de société ne peuvent être utilisées abusivement pour, en violation de l'esprit de la loi sur le bail à ferme, dépouiller les preneurs des terres qu'ils louent.

La proposition de loi mérite d'être soutenue dans la mesure où elle tend à confirmer les grands équilibres qui ont été unanimement définis à l'issue de la discussion parlementaire des années 1981-1988. Le Boerenbond peut dès lors se rallier à la proposition de loi déposée en tant qu'elle renforce la sécurité juridique du bail à ferme sans nuire aucunement aux intérêts légitimes des propriétaires.

La proposition de loi apporte deux légères modifications aux articles 9 et 12 de la loi sur le bail à ferme.

À l'article 9, qui précise les modalités du congé en vue de l'exploitation personnelle, on a ajouté expressément, dès 1988, que le titulaire d'un usufruit temporaire contractuel ne peut l'invoquer parce que cela aurait évidemment permis de priver assez facilement le preneur de sa terre par l'entremise d'un homme de paille (voir R. Gotzen, « De Belgische pachtwetgeving », Kluwer, Anvers, 1997, p. 191; Renier, V. et Renier P., et al., « Le bail à ferme », in Rép. Not., VIIIII, Larcier, Bruxelles, 1992, p. 247). La proposition de loi élargit quelque peu cette règle en l'étendant à tous les usufruits constitués entre vifs, y compris donc pour une durée indéterminée, mais auxquels les parties peuvent contractuellement mettre fin à tout moment.

Il est clair qu'un tel régime permet de contourner la loi, surtout lorsque le titulaire de l'usufruit est une société qui peut décider en toute autonomie de mettre fin à son existence, et ce plus aisément que ne pourrait le faire une personne physique. Restent donc possibles tous les renoms donnés par des titulaires d'usufruits testamentaires ou légaux, de sorte que les droits des conjoints et héritiers ne sont aucunement compromis.

L'article 12, concerne les renoms donnés par des sociétés. Les sociétés sont bénéfiques à l'agriculture moderne. Elles peuvent être toutefois utilisées abusivement dans le seul et unique but de soustraire des terres à l'application de la loi sur le bail à ferme; le danger d'une exploitation industrielle par des super-entreprises s'étendant sur des milliers d'hectares est donc bien réel. La loi de 1988 sur le bail à ferme a déjà introduit des restrictions en la matière aux articles 9 et 12; le gérant doit travailler effectivement dans l'entreprise agricole et la même condition est exigée de la personne qui donne congé à un preneur exerçant la profession agricole à titre principal (R. Gotzen, o.c., pp. 191-195; V. Renier et P. Renier, o.c., pp. 251-252).

La proposition de loi affine les dispositions légales de 1988 lorsque le preneur exerce la profession à titre principal. Actuellement, la loi prévoit que la société doit exercer l'activité agricole à titre principal, mais pas le gérant qui, s'il doit certes exercer un travail effectif et régulier dans l'entreprise agricole, ne doit pas le faire à titre principal. Le texte proposé prévoit à présent expressément que le gérant doit lui aussi exploiter l'entreprise agricole à titre d'activité principale. Cette précision est le corollaire logique des idées qui ont été exposées à l'occasion de la discussion parlementaire de 1981 à 1988.

M. Gotzen conclut qu'il soutient sans réserve la proposition de loi.

II.1.D. Échange de vues

M. Dubié souligne qu'il est important de trouver un équilibre entre les droits du propriétaire et ceux du preneur.

M. Steverlynck pense pouvoir conclure des exposés que la proposition de loi à l'examen ne modifie pas, mais affine plutôt les principes déjà repris dans la loi de 1988. Par ailleurs, la proposition ferme quelques échappatoires possibles, sans accorder de nouveaux droits. Son analyse est-elle exacte ?

M. Discry confirme que la proposition de loi à l'examen tend à apporter une mise au point afin d'éviter des abus et des constructions artificielles, par le biais de l'usufruit ou de sociétés agricoles avec des gérants qui n'ont pas une activité prépondérante dans ces sociétés.


M. de Clippele note que les auditions ont montré une fois de plus que la législation sur le bail à ferme est une matière très délicate et qu'il faut veiller, chaque fois que l'on envisage de la modifier, à maintenir l'équilibre entre le preneur et le bailleur. Il faut savoir que le marché des terres agricoles et des baux à ferme est particulièrement désorganisé et qu'il manque de transparence.

La proposition de loi concerne l'hypothèse dans laquelle le bailleur est une société et donne congé au preneur-agriculteur. L'intervenant souhaite que l'on prenne aussi en considération le cas dans lequel le preneur est une société. Dans ce cas le bail à ferme risque en effet de ne jamais prendre fin, puisqu'en cas de cessation ou de décès du gérant, les actions peuvent être cédées, ce qui entraîne la pérennité du bail. Par ailleurs, le bailleur ignore bien souvent que le preneur a revêtu la forme d'une société commerciale. Il arrive souvent que des propriétaires soient confrontés de facto à un bail à ferme.

M. de Clippele dépose un amendement (doc. Sénat, nº 2-401/2, amendement nº 1) qui tend à compléter la proposition de loi par un article 4 nouveau.

M. Happart souligne que le bail à ferme doit être de longue durée, parce que le coût des investissements de l'agriculteur est très élevé. L'intervenant fait aussi remarquer que le bail à ferme suppose que le preneur exerce une activité agricole à titre principal; il est donc rare que l'on ait affaire à des baux de facto.

Si l'on veut répondre aux aspirations de M. de Clippele, il faut faire une distinction en outre entre les véritables sociétés commerciales et les SC ou les sociétés d'une personne. Les agriculteurs optent en effet souvent pour cette dernière forme de société, et ce, pour des motifs fiscaux et comptables, mais aussi pour protéger leurs biens personnels. C'est parfaitement autorisé par la loi.

M. de Clippele retire son amendement nº 1 et dépose l'amendement nº 2 qui vise à reformuler l'article 4 nouveau.

Cet amendement vise donc à permettre au bailleur de donner congé au preneur après 30 ans d'occupation, lorsque le preneur a pris la forme d'une société commerciale; aux termes de l'article 2 de la loi sur les sociétés commerciales, les sociétés agricoles ne tombent pas dans le champ d'application de ladite loi.

L'auteur de l'amendement estime avoir ainsi répondu aux objections de l'auteur de la proposition de loi.

M. Happart estime que cette piste nécessite quelque réflexion et appelle une concertation avec les agriculteurs. L'amendement modifie sensiblement les principes de base de la loi du 7 novembre 1988 sur le bail à ferme, pour ce qui est de la durée du bail et du congé donné par le bailleur. Il estime que la modification proposée n'a en tout cas pas sa place dans la proposition de loi à l'examen et qu'il faudrait plutôt la couler dans une proposition de loi distincte. La proposition de loi entend protéger l'agriculteur contre les sociétés multinationales qui tentent de « capter » des primes que l'Union européenne accorde en vue de promouvoir les investissements dans le secteur agricole.

L'amendement introduit dans la loi actuelle la possibilité d'un renom automatique après 27 ans.

Ces objectifs sont totalement différents. De plus, les agriculteurs qui créent une société commerciale à part entière (gentlemen-farmers) constituent une véritable exception.

M. de Clippele maintient son point de vue. L'équilibre entre le preneur et le bailleur doit être préservé. Comme de plus en plus les preneurs prennent la forme d'une grosse société, il s'avère indispensable de protéger le bailleur. Il déclare qu'un délai de 30 ans est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation et il lui semble qu'un tel délai est suffisant pour que l'agriculteur puisse amortir ses investissements.

L'amendement nº 2 est rejeté par 5 voix contre 5 et 1 abstention.

III. VOTE FINAL

Les articles 1er à 3 ainsi que l'ensemble de la proposition de loi sont adoptés par 8 voix contre 1 et 1 abstention.

Le rapport a été approuvé à l'unanimité des 9 membres présents.

La rapporteuse, Le président,
Clotilde NYSSENS. Josy DUBIÉ.

Le texte adopté par la commission
est identique au texte
de la proposition de loi
(voir le doc. Sénat nº 2-401/1 ­ 1999/2000)