5-721/3

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2010-2011

22 FÉVRIER 2011


Proposition de résolution relative à la situation politique en Tunisie suite à la révolution et à la chute du régime de Ben Ali


RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION DES RELATIONS EXTÉRIEURES ET DE LA DÉFENSE PAR

MM. ANCIAUX ET DE GROOTE


I. INTRODUCTION

Lors de sa réunion du 19 janvier 2011, la commission a organisé une audition sur la situation en Tunisie avec M. Karl Dhaene, représentant du ministre des Affaires étrangères, et Me Georges-Henri Beauthier, avocat.

Le 15 février 2011, la commission a organisé une nouvelle audition avec Mme Sihem Bensedrine, porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie, et M. Omar Mestriri, journaliste tunisien.

Ces auditions figurent en annexe au présent rapport.

La proposition de résolution qui fait l'objet du présent rapport a été examinée par la commission le 22 février 2011.

II. EXPOSÉ INTRODUCTIF DE MME ARENA, AUTEUR PRINCIPALE DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION

L'évaluation d'un certain nombre de programmes internationaux, et plus particulièrement de l'Union européenne, a montré que la situation en matière du respect des droits de l'homme en Tunisie était préoccupante, voir inconcevable.

La révolution du peuple tunisien n'a pas été le fruit d'un soutien particulier de la société occidentale.

La révolution a été faite dans un esprit constructif. On peut lier la situation de la révolution tunisienne à des événements semblables qui se produisent à l'heure actuelle dans d'autres pays, comme la Libye.

La présente proposition de résolution demande au gouvernement belge dans un premier temps de soutenir les instances de pouvoir provisoire qui auront fait l'objet d'un choix non contesté par la population tunisienne, de soutenir l'élaboration d'un processus électoral démocratique, de soutenir l'organisation de missions d'observation parlementaires et associatives durant la préparation des élections et durant les élections. Elle invite le gouvernement aussi à dégager des fonds sur les crédits de « diplomatie préventive et de prévention des conflits » afin de permettre à la société civile d'élaborer des projets relatifs à la démocratie.

La proposition de résolution demande également au gouvernement belge d'inviter le pouvoir provisoire à procéder à la libération immédiate et inconditionnelle de toutes les personnes retenues arbitrairement et à abroger les nouvelles dispositions amendant l'article 61bis du Code pénal.

Il est également demandé au gouvernement belge d'inviter le pouvoir provisoire tunisien à respecter les droits de l'homme dans tous leurs aspects, avec une attention particulière pour la liberté d'expression, la liberté de la presse et la liberté d'association.

Il est en outre demandé instamment que le respect des droits de l'homme soit fixé comme condition absolue dans tout accord de coopération avec la Tunisie.

Il faut toutefois actualiser les différents points de cette proposition de résolution. À la lumière des informations obtenues lors de l'audition du 15 février réalisée par « Skype » depuis Tunis, il serait intéressant de prévoir des programmes de collaboration en matière de justice. Il pourrait également être indiqué d'activer la procédure de gel et de récupération des avoirs de la famille et de l'entourage de M. Ben Ali.

III. DISCUSSION GÉNÉRALE

Mme de Bethune peut souscrire au contenu et aux objectifs de la présente proposition de résolution. Le 21 février 2011, le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne a exprimé son inquiétude au sujet de la situation en Tunisie. Il importe à cet égard de rappeler que Mme Ashton, Haut représentant de l'Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, a condamné le meurtre d'un prêtre polonais en Tunisie.

M. Anciaux met en garde contre le risque que la révolution en Tunisie ainsi qu'en Égypte ne soit suivie de l'installation d'une nouvelle forme de dictature.

Par ailleurs, l'intervenant souligne la responsabilité de l'Union européenne dans ce dossier: peu d'efforts ont été faits dans le passé en raison de nos intérêts économiques et autres dans la région. Nos conventions bilatérales contiennent maintes clauses relatives au respect des droits de l'homme et assorties de conditions suspensives. Il ne suffit pas de les prévoir, il faut aussi pouvoir les faire appliquer vraiment. D'un autre côté, l'aide bilatérale fournie par l'Union européenne est très limitée, surtout en comparaison avec les moyens des États-Unis. L'intervenant plaide pour un accroissement des moyens dégagés par l'UE.

La mauvaise situation économique est à l'origine de la révolution. Une démocratie a également besoin d'une bonne répartition de la prospérité. La Tunisie, comme beaucoup d'autres pays dans la région, est pourvue d'atouts pour améliorer sa situation économique, point qu'il convient de souligner aussi dans la proposition de résolution.

Mme Zrihen estime qu'il faut veiller à ce que l'argent, l'or et d'autres biens précieux, qui avaient été cachés par le gouvernement, soient légitimement restitués au trésor tunisien, en non pas distribués arbitrairement.

En ce qui concerne le point III.1 de la proposition de résolution, Mme Lijnen affirme avoir certaines réserves parce que des accords de coopération peuvent tout aussi bien être perçus comme une feuille de route conduisant à une amélioration dans le domaine de la démocratie, de l'État de droit et des droits de l'homme. Un accord de coopération prévoit un cadre pour l'organisation d'un dialogue politique dans lequel ces matières peuvent être abordées de manière systématique.

Par ailleurs, Mme Lijnen examine la signification des mots « vision tronquée » au point III.3 de la proposition de résolution.

Mme Arena répond que, durant l'audition du 15 février 2011, Mme Bensedrine avait expliqué que la soi-disant société civile en Tunisie était financée par les pouvoirs publics qui manipulaient le dialogue de l'UE avec cette société civile, ce qui a conduit à une idée incomplète ou à une « vision tronquée » en matière de respect des droits de l'homme. Il est donc important de pouvoir communiquer avec une société civile libre.

S'agissant des observations relatives aux accords de coopération, Mme Arena déclare que dans les accords de coopération, l'Union européenne et la Belgique ont souvent fait primer toute une série d'intérêts autres que le respect des droits de l'homme. Il importe d'exiger des garanties strictes pour qu'ils soient respectés. La Tunisie avait ainsi la réputation de défendre les droits des femmes, mais on ne parlait pas du respect des droits de l'homme en général.

IV. DISCUSSION DES AMENDEMENTS ET VOTES

Dispositif

Point I.1

M. De Bruyn et consorts déposent l'amendement nº 4 (doc. Sénat, nº 5-721/2) visant à remplacer le point I. 1 par ce qui suit: « de soutenir le pouvoir provisoire mis en place après que le peuple a fait entendre sa voix par une protestation claire et massive; ».

M. De Bruyn explique que l'expression « choix incontesté » au point 1 semble faire référence à des élections, qui n'ont cependant pas encore eu lieu. En effet, le peuple doit encore se prononcer. En outre, le pouvoir provisoire suscite encore de nombreuses insatisfactions parmi la population qui l'a exprimé de manière claire et massive

L'amendement nº 4 est adopté à l'unanimité des 9 membres présents.

Point I.5 (nouveau)

Mme de Bethune dépose l'amendement nº 1 (doc. Sénat, nº 5-721/2) visant à ajouter un nouveau point I. 5 qui prévoit « de soutenir la création de trois commissions, présidées chacune par une personnalité indépendante et estimée, et chargées respectivement de la réforme des institutions et des lois sur les institutions, de la lutte contre la corruption et des événements postérieurs au 17 décembre 2010 ».

Mme de Bethune explique que ces trois commissions doivent permettre un véritable processus démocratique. La Belgique peut soutenir financièrement et structurellement le fonctionnement de ces commissions pour leur permettre d'agir en toute indépendance.

L'amendement nº 1 est adopté à l'unanimité des 9 membres présents.

Point II.1

Mme de Bethune dépose l'amendement nº 2 (doc. Sénat, nº 5-726/2) visant à remplacer le point II. 1. par ce qui suit: « à mettre en œuvre concrètement le projet de loi d'amnistie générale concernant la libération des prisonniers politiques, le retour des opposants au régime, la reconnaissance de tous les partis d'opposition et la possibilité pour les organisations non gouvernementales de se faire enregistrer ».

Selon Mme de Bethune, cet amendement vise à actualiser le texte existant.

L'amendement nº 2 est adopté par 8 voix et 2 abstentions.

Point II 3bis (nouveau)

Mme de Bethune dépose l'amendement nº 3 (doc. Sénat, nº 5-726/2) visant à insérer un point II. 3bis rédigé comme suit « à laisser les commissions visées au point I. 5. travailler en toute indépendance et à leur permettre de disposer d'un pouvoir d'enquête effectif ».

Mme de Bethune explique que la création de trois commissions chargées respectivement de la réforme des institutions et des lois sur les institutions, de la lutte contre la corruption et de l'analyse des événements postérieurs au 17 décembre 2010, est une chose. Mais il importe aussi que ces commissions puissent faire leur travail en toute indépendance et qu'elles disposent des pouvoirs nécessaires à cet effet.

L'amendement nº 3 est adopté par 9 voix et 1 abstention.

Point II.12 (nouveau)

Mme Zrihen dépose l'amendement nº 5 (doc. Sénat, nº 5-721/2) qui tend à ajouter un nouveau point 12, libellé comme suit: « à associer les associations des droits des femmes à toutes ces procédures ».

Pour Mme Zrihen, il est essentiel d'associer les femmes au processus de démocratisation en Tunisie et dans d'autres pays de cette région. Elles doivent pouvoir jouer un rôle dans la concertation politique et être représentées en nombre suffisant lors des élections.

Mme Arena souligne que le rôle des femmes dans la démocratie tunisienne est d'une importance déterminante.

L'amendement nº 5 est adopté à l'unanimité des 10 membres présents.

Point II.13 (nouveau)

M. Anciaux et Mme Temmerman déposent l'amendement nº 7 (doc. Sénat, nº 5-721/2) visant à insérer dans le dispositif, au point II, un point 13 (nouveau) libellé comme suit: « à procéder à une meilleure répartition des richesses du pays et à donner ainsi de réelles opportunités à tous les habitants ».

L'amendement nº 7 est adopté par 9 voix et 1 abstention.

Point III. 2

Mme Zrihen dépose l'amendement nº 6 (doc. Sénat, nº 5-721/2) qui tend à compléter le point 2 par les mots « selon les dispositifs européens ».

Selon Mme Arena, la proposition de résolution insiste en son point III.3 sur la nécessité de mettre en œuvre les procédures appropriées en vue de geler les avoirs du dictateur et de son entourage. Cependant, il importe également d'identifier et de geler les avoirs étrangers de la famille Ben Ali en se conformant au cadre légal européen.

L'amendement nº 6 est adopté à l'unanimité des 10 membres présents.

V. VOTE SUR L'ENSEMBLE

L'ensemble de la proposition de résolution amendée a été adopté à l'unanimité des 10 membres présents.

Confiance a été faite aux rapporteurs pour la rédaction du présent rapport.

De rapporteurs,  De voorzitter,
Bert ANCIAUX. Patrick DE GROOTE. Karl VANLOUWE.

Texte adopté par la commission. Voir le doc. Sénat, nº 5-721/4.


VI. ANNEXES

A. AUDITION DU 19 JANVIER 2011 DE M. KARL DHAENE, REPRÉSENTANT DE M. STEVEN VANACKERE, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

1. Exposé de M. Karl Dhaene, représentant de ministre des Affaires étrangères

1.1. Situation politique

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune marchand de légumes de Sidi Bouzid, localité du centre de la Tunisie, s'étant fait confisquer sa marchandise par la police faute de permis, tente de s'immoler par le feu devant le bureau du gouverneur de la localité suite au refus de ce dernier de le recevoir. Le geste de désespoir de ce jeune qui décèdera des suites de ses blessures le 4 janvier devient rapidement le symbole d'une jeunesse diplômée confrontée à un taux de chômage extrêmement élevé (1) et contrainte à vivre de petits boulots.

Des manifestations éclatent le jour-même à Sidi Bouzid et se propagent rapidement à travers tout le pays. Les manifestations des jeunes diplômés contre le chômage et la précarité prennent rapidement une tournure politique et s'étendent à toutes les catégories d'âge et de classe sociale pour se transformer en un mouvement massif d'opposition au régime du Président Ben Ali.

Dès le 8 janvier 2011, les manifestations prennent une tournure de plus en plus violente dans plusieurs régions de Tunisie (Kasserine, Thala et Regueb), faisant plus d'une dizaine de morts. Les troubles finissent par atteindre la capitale où l'armée se déploie le mercredi 12 janvier 2011 à la suite d'affrontements violents ayant eu lieu dans la banlieue de Tunis pendant la nuit. Le même jour, le gouvernement décrète un couvre-feu dans la capitale et ses environs.

Le jeudi 13 janvier 2011, le Président Ben Ali tente un ultime discours d'apaisement, s'engageant à quitter le pouvoir au terme de son mandat actuel en 2014 et promettant de démocratiser le régime et de garantir la liberté de presse. Malgré ces promesses, les manifestations demandant son départ se poursuivent le lendemain et même les dernières concessions du président (limogeage du gouvernement et élections anticipées dans les soixante jours) faites dans la journée ne suffisent pas à calmer les protestataires. Le Président Ben Ali quitte finalement le pays sous la pression de la rue (apparemment forcé aussi par l'armée à quitter le territoire) le soir du vendredi 14 janvier 2011. Il se réfugie en Arabie Saoudite.

L'état d'urgence est décrété en fin d'après-midi, les aéroports sont fermés pour éviter la fuite de membres de la famille Ben Ali — Trabelsi ou des acteurs majeurs du régime autoritaire de Ben Ali. L'armée, corps relativement modeste, discret et voué à des tâches humanitaires sous Ben Ali, qui inspire confiance aux Tunisiens pour avoir, entre autres refusé de tirer contre les manifestants, prend le relais et tente de restaurer l'ordre.

Dès la première nuit suivant l'instauration de l'état d'urgence, des bandes de pillards ont commencé à cibler les avoirs de la famille Trabelsi, vidant, saccageant et brûlant maisons, usines et bâtiments commerciaux. Ces bandes seraient composées tantôt de citoyens avides de revanche contre la famille Trabelsi, tantôt de criminels profitant du chaos ou encore d'hommes à la solde de l'ancien pouvoir qui agiraient dans un triple but: accréditer la thèse selon laquelle les manifestants étaient des casseurs violents, appliquer la politique de la terre brûlée et surtout semer la terreur et la confusion afin de saboter la naissance du processus démocratique. On ne peut exclure également des règlements de compte violents entre particuliers. Dans la nuit du 15 au 16 janvier 2011, les rapines violentes continuent, causant un vent de panique dans la population. Plusieurs numéros d'urgence ont été mis à la disposition des habitants qui se sentent en danger. Les citoyens se sont organisés par quartier pour mettre sur pied des milices d'auto-défense qui se sont comportées raisonnablement. Dans la nuit du 16 au 17 janvier 2011, l'armée a donné l'assaut au Palais présidentiel où se réfugiaient encore des membres de la garde présidentielle restés fidèles à Ben Ali.

Depuis l'instauration de l'état d'urgence, les militaires pourchassent d'anciens responsables proches du pouvoir, connus pour leur comportement mafieux ou leur implication dans l'appareil sécuritaire, et les arrêtent. Le chef de la sécurité présidentielle, Ali Seriati aurait été arrêté le 16 janvier 2011, alors même qu'il tentait de franchir la frontière libyenne, ainsi que certains de ses acolytes.

Dans plusieurs prisons (Monastir, Sfax, Bizerte, etc.), des prisonniers profitant de la situation ont tenté et, dans certains cas, réussi à s'enfuir. La tentative d'évasion de la prison de Monastir a provoqué un incendie qui aurait coûté la mort à 42 personnes.

Depuis la chute du Président, la situation dans le reste du pays semble s'être normalisée. Les violences se concentrent surtout dans le Grand Tunis, principalement dans la banlieue Nord, où se trouvent le palais présidentiel et les résidences d'anciens proches du clan Ben Ali-Trabelsi.

Au niveau politique, peu après la fuite du président Ben Ali, le premier ministre sortant, Mohamed Ghannouchi, annonce qu'il assurera l'intérim à la tête de l'État, s'appuyant sur l'article 56 de la Constitution. Mohammed Ghannouchi est rapidement contesté par la population qui refuse de laisser la moindre chance au Président Ben Ali de revenir au pouvoir.

Le 15 janvier 2011, le président de la chambre, Foued Mbazaa est finalement proclamé président par intérim, selon l'article 57 de la Constitution, et prête serment. Il doit, selon la constitution, organiser des élections présidentielles dans les 45 à 60 jours. Il charge le premier ministre Mohammed Ghannouchi de former un gouvernement d'union national de transition jusqu'aux élections.

Le 17 janvier 2011, Mohammed Ghannouchi, annonce en fin d'après-midi, la composition du nouveau gouvernement d'union nationale. Il est composé de 24 ministres — dont 8 ministres de l'ancien régime, 3 chefs de partis d'opposition à l'ancien régime ainsi que des membres de la société civile — et de 15 secrétaires d'État (dont 4 reconduits). Il annonce également la tenue d'élections législatives et présidentielle dans les six mois à venir, afin de pouvoir « réformer la législation » et donner « aux partis le temps de s'organiser et de se préparer aux élections pour que le scrutin ne soit pas de pure forme ». Bien que décidée par consensus, cette échéance ne respecte pas la Constitution ce qui pose un problème juridique sur lequel devra se pencher le Conseil Constitutionnel (c'est en effet le président nouvellement élu qui doit convoquer de nouvelles élections législatives). Ce gouvernement contient beaucoup de technocrates dont la plupart jouissent d'une bonne réputation. À noter que ses membres indépendants sont principalement d'obédience laïque. Le ministère de la Communication, symbole de la censure, a été supprimé.

Ce gouvernement a été annoncé sur fond de contestation et de suspicion alors que des milliers de Tunisiens protestaient le 17 janvier 2011, dans le centre de Tunis et dans le Sud, pour demander la dissolution pure et simple du parti du président déchu Ben Ali et l'exclusion du nouveau gouvernement des hommes politiques liés à l'ancien régime, dont Mohamed Ghannouchi. Les protestations se sont poursuivies lors de l'annonce officielle de la composition du gouvernement plus tard dans la journée. Le 18 janvier 2011, de nouvelles manifestations ont pris place dans le pays (à Sfax, Kasserine, Thala, Sousse et Gafsa) et Tunis centre où Sadok Chourou, ancien président du mouvement islamiste tunisien interdit Ennahda (Éveil), se trouvait en tête de la manifestation.

Le premier ministre a annoncé plusieurs autres mesures politiques allant dans le sens de l'apaisement de la rue, notamment la libération de tous les prisonniers d'opinion, la légalisation de tous les partis politiques qui en feront la demande, la « liberté totale d'information » ainsi que la levée de l'interdiction d'activité de toutes les ONG, dont la Ligue tunisienne des droits de l'Homme. Par ailleurs, des investigations seront lancées contre les responsables soupçonnés de corruption et les personnes ayant connu un enrichissement rapide suspect.

L'annonce de la composition d'un gouvernement transitoire ainsi que des premières mesures à appliquer ont constitué indéniablement un signe positif, permettant au processus politique de se mettre en marche. C'est un gouvernement de transition dont l'unique mission est de mettre en œuvre les réformes nécessaires afin de garantir la tenue d'élections législatives et présidentielle transparentes qui vont, elles, refléter la véritable configuration du pays. La présence d'anciens éléments du RCD se justifierait par le fait que des dossiers pendants doivent être traités dans l'immédiat, bien que certains d'entre eux présentent un profil contestable aux yeux de la population.

Cependant, le premier ministre n'a pas cherché à obtenir l'approbation de toute l'équipe gouvernementale sur la composition du gouvernement avant de l'annoncer. Dès le lendemain de l'annonce de la formation du gouvernement, quatre membres s'en retiraient déjà. Aucun ministre n'aurait encore prêté serment. Le premier ministre sera donc peut-être forcé de revoir sa copie, reprenant des consultations politiques et éliminant les figures les plus contestées de l'équipe actuelle. Pendant ce temps, il faut espérer que l'armée continue à améliorer les conditions sécuritaires et garantir l'approvisionnement des magasins et stations à essence.

1.2. Impact sur nos ressortissants

En ce qui concerne nos compatriotes en Tunisie, 1 483 Belges sont actuellement inscrits dans les registres de l'Ambassade de Belgique à Tunis et 203 ont communiqué leurs coordonnées (non-inscrits). Du vendredi 14 janvier au dimanche soir 16 janvier 2011, 1 317 touristes belges ont été rapatriés par les voyagistes (Thomas Cook, Jetair) et 32 personnes en voyage organisé ont refusé le vol retour qui leur était proposé. Le 14 janvier 2011, les vols au départ de la Belgique à destination de la Tunisie ont été temporairement interrompus.

L'ambassade de Belgique à Tunis suit de près l'évolution de la situation dans le pays. Une permanence est assurée pour donner des conseils par téléphone et pour répondre aux courriels des citoyens inquiets. L'ambassade est disponible en permanence et assure un service de garde en dehors des heures de bureau. Elle communique avec la communauté belge par le biais d'un système pyramidal doté de responsables de secteur. L'ambassade est en contact étroit avec ce réseau de Belges qui font office d'intermédiaires régionaux et qui, à leur tour, transmettent les informations qu'ils reçoivent de l'ambassade aux Belges qui résident ou séjournent dans leur secteur. L'ambassade se concerte également avec les organisateurs de voyages belges sur place. Les informations ainsi obtenues en ce qui concerne les vols, les places disponibles ou les personnes de contact ont été communiquées à la communauté belge par l'intermédiaire des responsables de secteur et du site Internet de l'ambassade, ainsi que dans les conseils aux voyageurs sur le site web du SPF Affaires étrangères. Une concertation ad hoc est organisée en permanence avec la délégation de l'Union européenne et les principales ambassades de l'UE.

Les Affaires étrangères sont en contact avec l'Association belge des tour-opérateurs (ABTO), entre autres pour l'échange d'informations relatives au nombre de touristes belges se trouvant en Tunisie et à leur répartition géographique. Nos compatriotes sont tenus informés de la situation en Tunisie par le biais des conseils aux voyageurs sur le site Internet des Affaires étrangères. Ces conseils aux voyageurs ont déjà été mis à jour à 13 reprises depuis l'éclatement de la crise. Actuellement, le site des Affaires étrangères déconseille les voyages non essentiels vers la Tunisie.

Aucune mesure n'a encore été prise, ni au niveau belge ni au niveau européen, pour évacuer les ressortissants de l'Union européenne de la région.

Nous n'avons, à ce jour, pas connaissance de cas de ressortissants belges blessés durant les manifestations. Par contre, un citoyen belgo-tunisien a été arrêté à son domicile, mais a été relâché peu de temps après.

1.3. Réactions à l'étranger

Les États-Unis ont réagi aux émeutes sociales en Tunisie en convoquant l'ambassadeur de Tunisie à Washington pour lui signifier leur préoccupation à l'égard des troubles et pour demander le respect des libertés individuelles, notamment en matière d'accès à l'Internet. Suite à cela, l'ambassadeur américain à Tunis fut à son tour convoqué par les autorités tunisiennes pour se voir signifier la « surprise » des autorités quant aux commentaires de Washington sur la crise sociale en Tunisie. Le lendemain, les États-Unis réagissaient une nouvelle fois se disant préoccupés par « l'usage excessif de la force par le gouvernement tunisien ». Le président Obama a également immédiatement réagi lorsque la nouvelle du départ de président Ben Ali est tombée le 14 janvier 2011 en fin d'après-midi.

L'UE a réagi une première fois, le 10 janvier 2011 via une déclaration de la Haute Représentante, Mme Ashton, appelant à la retenue dans le recours à la force, au respect des libertés fondamentales et à la libération immédiate des manifestants emprisonnés. Le 12 janvier 2011, Mme Ashton condamne l'usage « disproportionné » de la force par la police en Tunisie et précise que l'UE demande une enquête à ce sujet. Le 14 janvier 2011, une nouvelle déclaration Ashton/Füle souligne la reconnaissance et le soutien de l'UE aux aspirations démocratiques du peuple tunisien. Enfin, la déclaration Ashton/Füle du 17 janvier 2011 met l'accent sur la disponibilité de l'UE à soutenir la transition démocratique en cours en Tunisie notamment à travers une assistance à la préparation et l'organisation du processus électoral. L'UE s'est également dite prête à assister la Tunisie pour d'éventuels « besoins urgents ».

L'Union Africaine a également réagi via un communiqué de presse du Peace and Security Council (PSC) du 15 janvier 2011. Elle a condamné l'usage disproportionné de la violence faite par la police tunisienne contre les manifestants, a déploré les nombreuses victimes et a appelé les acteurs politiques et le peuple tunisien à assurer ensemble une transition démocratique qui permettra au peuple tunisien de choisir librement ses dirigeants via des élections libres, démocratiques et transparentes.

Au Maghreb, le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a publiquement regretté l'éviction du président Ben Ali. Le ministère marocain des Affaires étrangères a publié un communiqué le 17 janvier 2011 exprimant la solidarité du Royaume du Maroc avec le peuple tunisien. L'Algérie, qui a également connu des émeutes sociales en début d'année, a préféré ne pas réagir aux événements survenus en Tunisie, mais a pris acte, par un message adressé aujourd'hui par le président Bouteflika au président tunisien par intérim Foued Mebazaa, des changements intervenus dans le pays. L'Egypte a dit respecter le choix du peuple tunisien. Le régime de Hosni Moubarak a également annoncé des mesures desserrant l'étau sur certains petits partis de l'échiquier politique égyptien. La Jordanie et le Qatar ont également dit respecter le choix du peuple tunisien. L'Iran, qui en 2009 a également connu une vague de protestations après la victoire contestée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidentielle, s'est dit « inquiet » de la situation en Tunisie et espérer que les demandes de la nation musulmane tunisienne seront satisfaites grâce à des moyens pacifiques et non-violents.

Quant à la Belgique, le ministre Vanackere a fait part de son inquiétude quant à la situation prévalant en Tunisie par un premier communiqué de presse le 12 janvier 2011. Après le départ du président Ben Ali, le ministre Vanackere a publié un nouveau communiqué de presse du 15 janvier 2011 témoignant sa sympathie à la détermination affichée par le peuple tunisien dans sa poursuite de la démocratie et espérant que des gestes concrets seraient posés pour répondre aux aspirations populaires.

1.4. Rôle de l'UE

Dans l'avenir proche, l'aide de l'UE pour accompagner la transition vers la démocratie sera essentielle, notamment son assistance technique pour l'organisation des prochaines élections et, pendant le déroulement de celles-ci, l'envoi d'équipes d'observateurs (si la Tunisie en fait la demande, ce qui est probable). Il est également question de réévaluer vers plus d'ambition le plan d'action en discussion pour soutenir au mieux financièrement et techniquement la mise en place d'institutions démocratiques en Tunisie (anti-corruption et bonne gouvernance).

2. Échange de vues

M. Morael s'inquiète du sort de certains compatriotes qui ont la double nationalité belgo-tunisienne et qui auraient, selon lui, des difficultés à revenir en Belgique. L'ambassade belge à Tunis est-elle informée de ces cas afin, le cas échéant, de leur venir en aide.

Revenant sur la question de la transition, M. Morael souhaite obtenir des précisions sur la composition du futur Conseil constitutionnel qui sera chargé de contrôler en toute objectivité les prochaines élections.

Par ailleurs, est-il envisagé par l'Union européenne et par la Belgique de venir en aide à la société civile (journalistes, avocats, ONG) ? Le budget de la « diplomatie préventive » au sein de l'Union européenne permettrait de financer de nombreuses formations et d'assurer une aide logistique pour éviter des dérives du futur gouvernement tunisien.

Enfin, la révolte a également un volet social compte tenu de l'augmentation continue des denrées alimentaires et du taux de chômage. La Belgique envisage-t-elle des initiatives auprès des instances de régulation économique pour endiguer ces augmentations de prix qui sont en partie causées par la spéculation ?

M. Mahoux s'interroge quant à la position du gouvernement belge par rapport à la régularité de la constitution du gouvernement tunisien dès lors que les ministres dudit gouvernement n'ont pas encore prêté serment et que certains ont déjà démissionné.

Sur le plan bilatéral, M. Mahoux souhaite obtenir des précisions quant au développement de la coopération avec le nouveau pouvoir en Tunisie et plus particulièrement l'envoi d'observateurs lors des prochaines élections. Il souhaite également être informé de l'état des relations entre l'Union européenne et la Tunisie et plus particulièrement en matière de coopération multilatérale, dès lors que l'article 2 du Traité euro-méditerranéen qui impose le respect des principes démocratiques et des droits de l'homme n'a pas été appliqué par le passé.

Enfin, M. Mahoux s'interroge sur l'état des discussions au sein de l'Union européenne par rapport à l'émergence de ce nouveau pouvoir tunisien, dès lors que certains pays européens comme la France ont fait des déclarations très ambiguës.

M. Dhaene précise qu'il n'existe pas beaucoup de cas signalés de nationaux qui connaissent des difficultés pour rentrer en Belgique. Ces cas sont liés à des personnes qui se sont rendues à l'aéroport sans billet et qui n'ont pas pu embarquer. Si des cas concrets existent, ils seront répercutés à l'ambassade. Toutefois, il n'est pas question d'évacuation, de sorte qu'il revient aux personnes d'assurer elles-mêmes leur retour.

En ce qui concerne les questions relatives à la future composition du Conseil constitutionnel et aux éventuelles initiatives pour freiner l'augmentation des prix en Tunisie, M. Dhaene n'a pour le moment aucune information à communiquer.

La Belgique a toujours été en contact via l'ambassade avec la société civile et reste ouverte à financer des projets par le biais de la ligne budgétaire « diplomatie préventive ».

M. Dhaene précise que le gouvernement tunisien étant en formation, il y a une concertation continue entre les chefs de mission de l'Union européenne et une recommandation de prudence vu les contestations qui existent toujours.

Sur le plan bilatéral, le bureau de la CTB a été fermé cette année. Sur le plan européen, les négociations UE-Tunisie ont été ralenties à cause du débat sur les droits de l'homme et ont même été suspendues à un moment donné. Les discussions autour du Plan d'action ont toutefois repris ces dernières années suite aux propositions de la partie tunisienne.

Outre les déclaration de la Haute Représentante Mme Ashton, M. Dhaene signale que les ambassadeurs du Comité politique et de Sécurité de l'Union européenne ont convenu de préparer un « options paper » pour examiner les mesures que l'Union européenne pourrait appuyer dans le cadre du développement en cours.

De son côté, Madame Arena constate que la reprise du dialogue par l'Union européenne a été conditionnée sur base de simples déclarations du gouvernement tunisien quant aux avancées sur la question des droits de l'homme. Or, il s'est avéré que le régime du président Ben Ali avait organisé une certaine forme de société civile mais sous le contrôle du pouvoir. En l'espèce, la Commission européenne avait jugé les réponses du gouvernement tunisien satisfaisantes pour continuer le processus; ce qui pour Mme Arena pose question quant à la capacité de l'Union européenne à analyser les situations relatives aux droits de l'homme. Il est donc important que la société civile au sens large soit consultée.

Madame Matz s'interroge quant au gel éventuel des avoirs du clan Ben Ali en Belgique et quant au momentum des réactions du ministre des Affaires étrangères puisque le premier communiqué date du 12 janvier 2011. Existe-t-il une raison particulière justifiant la réaction du ministre à ce moment précis ?

M. Dhaene précise que la question du gel des avoirs de l'ancien président est actuellement débattue au niveau européen. À ce jour, il n'y a aucune indication quant à l'existence d'un quelconque patrimoine du clan Ben Ali en Belgique. Pour ce qui est des communiqués du ministre Van Ackere, M.Dhaene précise qu'en pratique il importe tout d'abord que l'Union européenne prenne position ce qui a été le cas en l'espèce et qu'en outre personne n'aurait pu prévoir la chute du président Ben Ali.

B. AUDITION DU 19 JANVIER 2011 Me GEORGES-HENRI BEAUTHIER, AVOCAT

1. Exposé de Me Georges-Henri Beauthier, avocat

Me Beauthier articule son propos autour, d'une part, du constat qu'il a fait personnellement de la situation lors de son séjour en Tunisie et, d'autre part, des mesures à prendre à court terme pour aider la population tunisienne.

Me Beauthier indique tout d'abord que, si depuis 1974 il est interdit de séjour en Tunisie pour avoir assisté à un procès d'un opposant au régime du président Bourghiba, il n'a cessé de suivre la situation politique en Tunisie notamment en rencontrant des avocats tunisiens en déplacement en Belgique. Or, ces derniers ont régulièrement dénoncé la dégradation des droits de l'homme en Tunisie. À cet égard, le barreau de Tunis avait publié à la fin de l'année 2010 une motion visant à interpeller la communauté internationale sur l'impossibilité pour les avocats d'exercer leur profession (tirs dans les tribunaux, encerclement des salles d'audience par la garde républicaine). Cette motion n'a malheureusement suscité aucune réaction de la part des pays européens.

L'étonnement fut dès lors grand lorsque le départ du président Ben Ali a été annoncé. Personne n'avait pu prévoir la chute de ce régime qui avait réussi à amadouer les puissances occidentales au motif qu'il constituait un rempart à la montée de l'intégrisme musulman. Sur ce point, Me Beauthier affirme avec force qu'il s'agit là d'un leurre et qu'il n'y a pas pour l'instant une volonté du peuple tunisien de tomber dans un quelconque extrémisme islamique. La société tunisienne est profondément laïque.

Le deuxième constat est relatif à la circonstance que la société civile n'a pas eu besoin d'une force extérieure pour déloger le président Ben Ali. Ce sont les refus de l'armée de tirer sur les foules et des principaux dirigeants de la société civile de négocier avec le président Ben Ali qui ont amené ce dernier à fuir le pays. Si l'armée a joué un rôle fondamental, elle reste fragile et animée d'intentions diverses car certains éléments pro Ben Ali sont encore présents.

Le barreau s'est montré par ailleurs exemplaire puisqu'il était en première ligne des manifestations et a, dès le samedi 15 janvier 2011, contesté l'application des articles 56 et 57 de la Constitution. Le vide constitutionnel laissé par la fuite du président Ben Ali rend illégitimes les proclamations des nouveaux présidents. En conséquence, le barreau a proposé d'une part la création d'une assemblée constituante chargée de la rédaction d'un nouvelle constitution et, d'autre part, l'adoption d'un nouveau code électoral.

Un troisième constat réside dans l'unanimité des organisations non gouvernementales sur l'urgence de rassembler des informations sur les victimes du régime et de rédiger un rapport ad hoc.

Enfin, il convient d'être très attentif à la réaction de la Libye dont le chef de l'État Khadafi a affirmé être prêt à réinstaller le président Ben Ali ou à tout le moins un régime équivalent. La société civile craint cette infiltration depuis l'extérieur.

Sur la question des avoirs, le président Ben Ali n'a pas de patrimoine en Belgique, mais il convient de s'assurer que l'Union européenne demande ce gel des avoirs aux pays qui en seraient détenteurs.

2. Échange de vues

M. Mahoux fait remarquer qu'il convient de rester prudent quant au rôle actuel de l'armée et au respect par celle-ci des principes démocratiques car elle a quand même été pendant des dizaines d'années au service du pouvoir. D'autre part, il ne faut pas considérer la montée d'un islamisme radical comme un risque nul. Enfin, les intérêts économiques de la Libye en Tunisie constituent également des forces internes pouvant combattre et freiner le nouveau processus démocratique.

M. Morael estime, sur la base des informations qu'il détient, que le président Ben Ali avait plutôt accordé sa confiance aux services de sécurité et dans une moindre mesure à l'armée. Objectivement, l'armée a agi de manière honorable puisque selon la presse, le chef d'état major aurait réclamé un ordre écrit du président en réaction à l'ordre verbal de tirer sur la foule. Au vu des premiers éléments, il s'avère que l'ordre de tirer sur les foules serait venu des forces de sécurité.

Le renforcement de l'appareil judiciaire est également primordial afin de réinstaurer une justice. Par conséquent, la magistrature doit également être renouvelée.

Mme Arena se demande comment la Belgique et l'Union européenne peuvent avoir une impulsion sur le processus électoral. Par ailleurs, il ressort de nombreux contacts avec des organisations non gouvernementales que les critiques adressées jadis à l'encontre du régime tunisien sont également valables à l'encontre des régimes marocains ou algériens. Aussi, il convient d'éviter de reproduire les erreurs commises avec la Tunisie où près de trois milliards d'euros ont été accordés sans exiger le respect de l'article 2 du Traité euro-méditerranéen relatif au respect des droits de l'homme.

Me Beauthier précise qu'il ne pense pas que le président Ben Ali puisse un jour revenir au pouvoir. Par contre, le risque existe que la Libye impose directement ou indirectement un autre dictateur.

Quant au danger que représenterait aujourd'hui l'armée, Me Beauthier ne peut que constater qu'elle fraternise avec la population. C'est au contraire la garde présidentielle qui pose problème car elle n'a toujours pas été démantelée en province.

Quant aux mesures à prendre, Me Beauthier informe la commission que le Barreau francophone et germanophone a préparé une motion visant à soutenir le processus de la constituante et l'adoption d'un nouveau code électoral. Me Beauthier plaide pour des mesures de soutien claires aux organisations non gouvernementale afin que celles-ci puissent travailler en toute sécurité et que d'éventuelles mesures d'intimidation de la part de membres de l'ancien régime soient sanctionnés par l'Union européenne.

Enfin, le contrôle de l'utilisation des fonds transférés dans le cadre de la coopération au développement est primordial. En l'espèce, le régime bancaire tunisien est toujours dans les mains du clan Ben Ali.

C. AUDITION DU 15 FÉVRIER 2011 DE MME SIHEM BENSEDRINE, PORTE-PAROLE DU CONSEIL NATIONAL POUR LES LIBERTÉS EN TUNISIE, JOURNALISTE TUNISIENNE ET RÉDACTRICE EN CHEF DE RADIO KALIMA, ET DE M. OMAR MESTIRI, DIRECTEUR DE RADIO KALIMA ET JOURNALISTE TUNISIEN

1. Exposé introductif de Mme Sihem Bensedrine

Mme Bensedrine explique qu'elle s'est engagée avec son collègue, M. Mestiri, directeur de radio Kalima, radio privée tunisienne, dans le combat pour la défense des droits de l'homme et pour une autre citoyenneté, dont le peuple tunisien a été privé pendant plus de 23 ans. Le Conseil national pour les libertés en Tunisie s'inscrit dans le processus de promotion de l'action citoyenne.

La révolution a été un succès. Le peuple tunisien a réussi à faire tomber l'un des régimes les plus féroces de la région, sans avoir recours à la violence. L'ancien dictateur a par contre tenté d'écraser cette révolution dans le sang.

Le plus grand défi à l'heure actuelle est de construire les nouvelles institutions démocratiques afin de réussir l'étape transitoire. Bien que la tête de l'ancien régime ait été coupée, les mêmes personnes demeurent dans les institutions publiques et dans les médias. Il faut les déloger par un processus de rénovation des institutions.

Les citoyens veillent à ce que le gouvernement provisoire ne prenne pas des décisions à l'encontre des intérêts du peuple. Étant donné que l'ancien régime est toujours à l'œuvre, un gouvernement provisoire faible n'est pas en soi une mauvaise chose.

2. Exposé introductif de M. Omar Mestiri

La Tunisie est confrontée à une certaine ambiguïté: d'une part beaucoup de structures de l'ancien régime demeurent en place et, d'autre part, les institutions de la révolution n'ont pas encore vu le jour.

Il y a deux axes fondamentaux:

— les médias: bien que la liberté d'expression soit consacrée, bon nombre de structures de l'ancien appareil de propagande demeurent en place.

L'installation d'une autorité de régulation des médias constituerait le point d'orgue des nouvelles institutions. Il semble que le gouvernement y soit acquis. Une nouvelle législation n'est pas envisageable pour l'instant, vu que le parlement ne peut pas fonctionner à l'heure actuelle, faute de base légitime. Des élections législatives devraient être organisées à court terme.

Il faut favoriser l'émergence de nouveaux média qui consacreraient la capacité des citoyens à s'organiser en groupe libres qui remplaceraient les groupes mafieux, autour de l'ancien président, M. Ben Ali et de sa famille.

— le pouvoir judiciaire: les structures légitimes de l'Association des magistrats tunisiens ont été réhabilitées. Des dossiers afférents à la torture et à la corruption sont en cours d'être traités. Ceci constitue un préalable à la restauration de toute institution démocratique voire à la réconciliation nationale. Le pouvoir judiciaire a besoin du recrutement de plusieurs centaines de magistrats qui recevraient une formation d'urgence. Il faut également adopter des mesures pour modifier le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature.

3. Échange de vues

Mme Arena demande quel est temps nécessaire à la préparation des nouvelles institutions. Comment peut-on amener le peuple tunisien à adopter la bonne attitude citoyenne en matière de choix politiques ?

M. Mestiri explique qu'on a parlé de la suspension, voire de dissolution du parti au pouvoir. Or, on ne peut pas remplacer les anciennes structures « colonisatrices » de l'administration du jour au lendemain puisque elles sont très puissantes ayant à leur disposition des moyens financiers considérables et des réseaux politiques importants.

Étant donné cette situation, il faut poser des actes préalables avant de procéder à des élections. Le choix de la constellation du régime à venir doit être précédé par un débat national, mené en profondeur. Il est utile de prévoir une constituante pour mener à bien la reconstruction institutionnelle. Pour structurer l'élan citoyen, il est indiqué d'organiser des élections locales.

Mme Arena demande comment les orateurs voient le rôle des pays partenaires et de l'Union européenne en matière d'aide au processus de transition.

Mme Bensedrine répond que Mme Ashton, la Haute représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, s'est rendue à Tunis, le 14 février 2011, pour y discuter de l'octroi d'aide au processus de transition. Bien que cette aide soit précieuse, elle ne suffit pas parce qu'il faut aussi réhabiliter le système judiciaire. Ce dernier a été utilisé comme un outil de répression sous l'ancien régime et doit être nettoyé et restauré. L'Association des magistrats a été persécutée pour avoir œuvré à la promotion d'une justice indépendante. Des mesures urgentes s'imposent pour combler le manque énorme de juges. Il faut doubler leur nombre. Des 5 000 candidats ayant participé à un concours de magistrat, 50 ont réussi. Or, il faut prendre les 5 000 et leur donner une formation accélérée dans diverses disciplines de la justice. De plus, la Tunisie a besoin de l'expertise et de fonds européens pour traduire en justice ceux qui ont commis des crimes de corruption ainsi que des violations graves des droits de l'homme et qui ont trouvé refuge un peu partout dans le monde.

Il convient aussi de favoriser le pluralisme réel des médias. Du temps de l'ancien régime, le paysage médiatique consistait en un groupe de médias d'État, totalement contrôlé par l'ancien pouvoir et continue de l'être aujourd'hui avec les fonds de l'Union européenne. Les médias privés étaient également sous l'emprise de la famille Ben Ali. Aujourd'hui on est toujours dans la configuration ancienne, mais il y a des tentatives de mettre en place des médias indépendants dont radio Kalima. Il faut encourager ces initiatives qui concernent aussi des chaînes de télévision et la presse écrite. Il est important que les fonds européens pour soutenir les médias arrivent dans un délai très court. Si on attend trop longtemps, on risque de se trouver dans des scénarios à la roumaine où l'ancien régime a pu organiser la contre-révolution en concertation avec des anciens opposants du régime.

M. Mestiri déplore que M. Fillon, premier ministre français, et Mme Merkel, Chancelière allemande aient organisé un colloque à Tunis relatif aux nouvelles institutions politiques. Ces politiciens ont soutenu pendant 23 ans un dictateur sous le prétexte qu'il leur garantissait la sécurité et la stabilité. Le peuple tunisien sait ce qu'il veut et il ne désire pas s'inscrire dans une logique de tutelle politique. Lors d'un colloque récent, le Conseil de liberté en concertation avec les jeunes qui ont fait la révolution a mené une réflexion sur un programme de transition démocratique. Les jeunes veulent qu'on leur donne l'opportunité de participer à la construction de l'avenir.

La Tunisie est un pays très homogène, éduqué où les traditions pacifiques sont bien respectées. La Tunisie ne constitue pas une menace, elle représente un potentiel que l'Union européenne est invitée à valoriser. Elle entend entrer en partenariat avec l'Union européenne et la Belgique sur la base de la reconnaissance d'une communauté de valeurs.

M. Mahoux souhaite connaître la situation de l'armée et de sa composante la plus secrète, à savoir la garde présidentielle. Quel est le sentiment des orateurs envers l'existence éventuelle à l'étranger de représentants des forces armées ou de la police ?

Quelle est la place faite aux partis religieux ?

M. Mestiri répond que jusqu'à présent l'armée tunisienne s'est conduite de manière irréprochable. Elle était présente lors de la révolution, mais elle n'a pas attaqué. L'armée tunisienne a été humiliée par le régime de Ben Ali qui se méfiait d'elle. En 1988 et 1989, le régime a procédé à une purge qui a touché plusieurs officiers supérieurs. En 2002, pratiquement tout l'état major a péri dans un curieux accident d'hélicoptère.

Le parallèle entre l'armée tunisienne et égyptienne ne tient pas. La première n'a pas de privilèges économiques comme l'armée égyptienne et elle est peu présente dans la corruption. Cependant, il n'est pas encore sûr quel rôle a joué l'armée tunisienne pour contrecarrer l'offensive violente et criminelle de l'ancienne police politique.

Lors d'une rencontre avec Mme Bensedrine au sein du Conseil national pour les libertés, le chef de l'état major a affirmé que l'armée n'a pas l'intention de se mêler de la politique. Il y a 100 000 policiers y compris l'ancienne police politique et seulement 35 000 soldats pour 10 millions de Tunisiens. Cependant, sans l'armée, il n'y aurait pas eu cette ré-équilibre de forces. Il convient de souligner que la police est aujourd'hui à l'origine de toutes les actions de déstabilisation.

Mme Bensedrine fait observer que les islamistes n'ont pas brandi de slogans islamistes durant la révolution. Ils ne veulent pas d'État autocratique mais ils ont droit à la libre expression pourvu qu'ils respectent la démocratie.

Mme Matz demande si certains dignitaires du régime ne vont pas profiter de la révolution politique pour instaurer le chaos économique. De quelle aide économique la Tunisie aurait-elle besoin pour l'instant ?

M. Mestiri et Mme Bensedrine soulignent qu'il faut faire confiance à la société tunisienne et qu'il faut aider l'économie à se relever. Or, les anciens du régime précédent veulent bloquer la machine économique. Les agences de marketing et de relations publiques travaillent avec l'ancien régime afin de montrer que l'économie tunisienne s'est effondrée. Ils prétendent qu'il y a un climat d'insécurité et que les jeunes fuient le pays pour que les touristes ne viennent pas alors que cela ne correspond pas à la réalité. Les jeunes reviennent de l'étranger en Tunisie pour y travailler.

De plus, l'ancien dictateur et son entourage ont fait évader un potentiel économique et financier considérable. Il faut donc aider la Tunisie à rapatrier ses biens spoliés.

Il convient que l'UE demeure vigilante. Les 5 000 Tunisiens ayant récemment été interceptés au large de Lampedusa, ne sont pas vraiment des réfugiés. Des bateaux libyens ont été utilisés et la traversée a été financée par l'État tunisien. Les personnes en question sont payées pour raconter en Europe qu'il y a un climat d'insécurité dans leur pays. Il s'agit d'une opération montée par l'ancien régime afin de déstabiliser les relations de la Tunisie avec l'Union européenne.


(1) Le taux de chômage en Tunisie est de 14 %, mais il est supérieur chez les jeunes diplômés. La crise économique de 2008 n'a fait qu'aggraver la situation dans un pays dont l'économie est très dépendante des investissements étrangers et du tourisme.