4-678/1

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Sénat de Belgique

SESSION DE 2007-2008

8 AVRIL 2008


Proposition de résolution visant à lutter contre les prétendus crimes d'honneur en Belgique

(Déposée par Mme Olga Zrihen et consorts)


DÉVELOPPEMENTS


L'actualité de ces derniers mois fut marquée par la disparition tragique de Sadia, une jeune femme de 20 ans d'origine pakistanaise, tuée en octobre dernier par son frère parce qu'elle aurait porté atteinte à l'honneur de sa famille. Ce fait d'une telle gravité nous force à réagir aujourd'hui contre ces pratiques inacceptables et à prendre les mesures qui s'imposent afin de préserver toutes les jeunes femmes qui en sont les victimes potentielles.

Ces crimes qui sont principalement commis contre les femmes au nom du prétendu honneur constituent une violation flagrante des droits de l'être humain et des libertés fondamentales.

Les prétendus crimes d'honneur sont non seulement les meurtres qui constituent les cas extrêmes de crimes commis au nom de l'honneur, mais aussi d'autres formes graves de violences physiques (qui peuvent parfois entraîner la mort) telles que la lapidation, l'immolation, le vitriolage, l'arrachage des yeux, les mutilations des organes génitaux féminins, le viol, la violence domestique ou encore, l'enlèvement et la séquestration.

Le mariage forcé, qui est un mariage effectué sans le consentement d'au moins l'une des parties au mariage, rentre également sous le concept des prétendus crimes d'honneur. Le mariage forcé et le crime au nom de l'honneur sont indissociables. Les deux pratiques sont des formes de violence qui sont fondées sur une conception patriarcale de l'honneur de la famille. Le mariage forcé constitue un moyen de contrôler la sexualité des femmes et leur autonomie. Il s'accompagne de mesures coercitives, de pression psychologique, de chantage affectif et d'une pression sociale et familiale intense.

Il s'agit donc d'un ensemble très large de violations des droits humains dont les victimes ont en commun le fait de subir des atrocités dictées par des coutumes et pratiques ancestrales, traditionnelles, régissant la question de l'honneur. Ils ne sont consacrés par aucune loi nationale et ne répondent à aucun prescrit religieux.

Preuve en est qu'ils sont, certes, très répandus dans les sociétés du Moyen-Orient, mais qu'ils existent également dans les sociétés d'Amérique latine et d'Afrique.

La pratique de ces prétendus crimes d'honneur est ancrée depuis des millénaires dans la mentalité des sociétés patriarcales (régies par la prédominance masculine). Dans ces sociétés, l'honneur de la famille réside dans le contrôle de l'intégrité physique de ses filles et de ses femmes. L'honneur du groupe et sa position dans la société repose donc sur l'attitude de la femme. La vie sexuelle des femmes est placée sous haute surveillance et sous supervision constante.

De ce fait, on retrouve parmi les nombreux motifs de déshonneur invoqués à l'encontre des femmes et des jeunes filles: le fait de perdre sa virginité ou de tomber enceinte avant le mariage, le refus d'accepter un mariage arrangé, le fait d'avoir un comportement jugé « trop occidental », l'infidélité conjugale, le fait d'avoir été violée ou une demande de divorce, mais également le simple fait de recevoir un appel téléphonique d'un homme, le fait de ne pas avoir servi un repas à temps ou d'avoir négligé ses enfants.

Les membres de la famille déshonorée considèrent que la seule réponse possible pour rétablir cet « honneur perdu » est de punir ou d'éliminer la personne considérée comme fautive. La communauté vit dans l'expectative de cette répression de toute attitude féminine portant atteinte à l'honneur. Elle considère même que l'homme qui omettrait de se venger, suite à une attitude de l'une de ses proches considérée comme outrageante, ne mérite que le mépris.

Les prétendus crimes d'honneur ont principalement lieu en Turquie, Jordanie, Iran, Palestine, Pakistan mais aussi en Afghanistan, Bangladesh, Cambodge, Égypte, Inde, Israël, Liban, Nigeria, Brésil, Pérou et certains pays de l'Europe de l'Est. Ils ont également lieu dans les pays occidentaux.

Il n'existe en Belgique pas de véritable base de données qui tiennent compte du concept des prétendus crimes d'honneur. La Cellule « Agression » de la police fédérale a cependant mené une enquête via les carrefours d'informations et a relevé pas moins de 17 cas de prétendus crimes d'honneur commis en Belgique en 5 ans.

La Belgique n'est pas isolée et les autres pays européens connaissent également ce phénomène. C'est ainsi qu'en Allemagne, par exemple, le centre d'aide pour jeunes femmes issues de l'immigration en crise a collecté une série d'informations de 1996 à 2005. Il recense 68 cas de femmes et d'hommes qui ont été blessés au nom de l'honneur, et 53 morts dont 20 pour cent sont liés à un mariage forcé. Au Royaume-Uni, au cours des cinq dernières années, on a enregistré au moins 20 décès liés à des crimes dits d'honneur.

Ces cas ne représenteraient cependant qu'une partie du phénomène, les spécialistes craignant en effet que ces chiffres soient bien en deçà de la réalité.

Selon Asma Jahangir, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, 5 000 femmes dans le monde en sont victimes chaque année. Celle-ci précise cependant que ces chiffres sont nettement inférieurs à la réalité: d'une part, le sentiment de honte et des menaces au sein de la communauté amènent les victimes rescapées ou des témoins directs à taire les faits ou à ne pas les présenter comme tels, les faisant passer pour des accidents ou des suicides; d'autre part, les victimes rescapées sont émotionnellement et économiquement dépendantes de l'agresseur, ou encore elles pensent mériter la punition et ne se sentent dès lors pas en droit de la dénoncer, malgré la souffrance ressentie.

On peut cependant se réjouir du fait que les prétendus crimes d'honneur sont de plus en plus reconnus par certains États comme un véritable fléau frappant leur société et que les instances de décision de certains pays, tels que la Turquie ou le Pakistan, ont pris des mesures pour prévenir et réprimer plus sévèrement ces crimes. Cependant, on ne peut que constater que la prise de conscience est à peine amorcée, voire inexistante, au sein des populations concernées.

La Belgique a pris conscience ces dernières années de cette problématique et a pris récemment une série d'initiatives en la matière. C'est ainsi que, depuis 2007, à l'initiative de Laurette Onkelinx, alors ministre de la Justice, le Code pénal incrimine le mariage forcé (article 391sexies). Cette disposition prévoit en effet que: « Toute personne qui, par des violences ou des menaces, aura contraint quelqu'un à contracter un mariage sera punie d'un emprisonnement d'un mois à deux ans ou d'une amende de cent à cinq cents euros. La tentative est punie d'un emprisonnement de quinze jours à un an ou d'une amende de cinquante à deux cent cinquante euros ». Le Code civil élargit quant à lui les moyens d'annuler un tel mariage par le biais de son article 146ter.

Coordonné par Christian Dupont, ministre de l'Égalité des chances, le plan d'action national de lutte contre les violences entre partenaires 2004-2007, a permis d'arriver à des avancées substantielles en la matière (par exemple, circulaire dite de tolérance zéro). Ce plan a contribué à sensibiliser l'ensemble des acteurs concernés ainsi que l'opinion publique sur cette problématique importante. Les auteurs du présent texte considèrent dans ce cadre que ce plan devrait à l'avenir être étendu à l'ensemble des violences faites aux femmes. Ils plaident en effet en faveur d'une approche plus globale, systématique, intersectorielle et durable des violences faites aux femmes, dont les prétendus crimes d'honneur, les mariages forcés et les mutilations génitales féminines.

Au vu de tous ces éléments, les auteurs du présent texte considèrent que la lutte contre les prétendus crimes d'honneur doit être renforcée en Belgique, mais aussi sur le plan international de manière à avoir une portée plus large et plus efficace.

Olga ZRIHEN
Anne-Marie LIZIN
Sfia BOUARFA
Christiane VIENNE
Philippe MAHOUX
Joëlle KAPOMPOLÉ
Christophe COLLIGNON.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION


Le Sénat,

A. Considérant que les femmes continuent d'être victimes de prétendus crimes d'honneur, que ce type de violence, qui revête de nombreuses formes différentes, persiste dans toutes les régions du monde, y compris la Belgique;

B. Considérant que les prétendus crimes d'honneur constituent une violation flagrante des droits de l'être humain et des libertés fondamentales;

C. Considérant que les prétendus crimes d'honneur sont l'émanation de motifs culturels ou traditionnels et non pas religieux et se produisent principalement dans les sociétés ou communautés patriarcales;

D. Considérant que le manque de connaissance approfondie des causes fondamentales de toutes les formes, qui sont nombreuses et variées, de violences dirigées contre les femmes, y compris les prétendus crimes d'honneur, et que l'insuffisance de données disponibles à leur sujet empêchent d'en faire une analyse décisionnelle éclairée, tant au niveau national qu'au niveau international, et entravent les efforts faits pour les éliminer;

E. Considérant la nécessité de mener une approche plus globale, systématique, intersectorielle et durable de cette problématique;

F.

1. Vu la Déclaration universelle des droits de l'homme;

2. Vu le Pacte international des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques;

3. Vu le Pacte international des Nations Unies relatif aux droits économiques, sociaux et culturels;

4. Vu la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes;

5. Vu la Convention relative aux droits de l'enfant;

6. Vu la Convention européenne des droits de l'homme;

7. Vu la résolution 51/179 sur les mesures à prendre en vue d'éliminer les crimes d'honneur commis contre les enfants, adoptée le 18 décembre 2001 par l'Assemblée générale des Nations Unies, qui invite la communauté internationale à appuyer les efforts de tous les pays qui en font la demande pour renforcer leurs capacités institutionnelles de prévention des crimes commis contre les femmes en s'attaquant à leurs causes profondes;

8. Vu la résolution 1327 sur les prétendus crimes d'honneur, adoptée le 4 avril 2003 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe;

9. Vu les recommandations 1450 relatives à la violence à l'encontre des femmes en Europe et les recommandations 1582 relatives à la violence domestique à l'encontre des femmes, adoptées respectivement en 2000 et en 2002 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe;

10. Vu la Déclaration et le programme d'action de Beijing qui invitent les pays participants à prévenir et éliminer toutes les formes de violence à l'égard des femmes et des filles, ainsi qu'à la reconnaissance et la réaffirmation expresse du droit des femmes à la maîtrise de tous les aspects de leur santé, en particulier leur fécondité;

11. Vu l'article 391sexies du Code pénal et l'article 146ter du Code civil qui visent à incriminer et à élargir les moyens d'annuler les mariages forcés;

12. Vu les articles 409, 458bis et 422bis du Code pénal qui, respectivement, incriminent la pratique, la tentative ou la facilitation des mutilations génitales féminines, qui lèvent le secret professionnel des personnes confrontées à des cas de mutilations sexuelles et qui prévoient que le délit de non-assistance à personne en danger s'applique à toute personne qui ne signale pas le danger qu'encourt une fillette menacée de mutilations génitales;

13. Vu le Plan national de lutte contre les violences entre partenaires 2004-2007;

14. Vu le Plan national de sécurité 2008-2011 qui fixe comme priorité la lutte contre la violence intrafamiliale/intraconjugale;

G. Considérant que la protection et la prévention doivent prévaloir sur la sanction;

Demande au gouvernement en concertation avec les entités fédérées:

I. Plan national de lutte contre les violences à l'encontre des femmes

La mise en place, suite au plan d'action national de lutte contre les violences entre partenaires 2004-2007, d'un nouveau plan d'action élaboré en concertation avec les entités fédérées et de l'étendre à l'ensemble des violences faites aux femmes, dont les prétendus crimes d'honneur. Ce plan détaillera l'ensemble des objectifs repris ci-dessous;

II. Les mesures de prévention et de sensibilisation

1. De veiller à une meilleure coordination d'informations au niveau national entre les acteurs sociaux, médicaux, policiers et judiciaires;

2. De dispenser une formation à la police, la magistrature et les auxiliaires de justice, relative à la problématique des prétendus crimes d'honneur, de manière à leur permettre de mieux traiter les plaintes concernant les violences commises au nom de l'honneur et de prendre des mesures pour assurer la protection des victimes, même potentielles;

3. D'appuyer l'action de la société civile, notamment les organisations non gouvernementales et les associations de femmes qui luttent contre ces pratiques, et de renforcer leur coopération tant avec les autorités locales et nationales qu'avec les organisations non gouvernementales entre elles;

4. De mettre en place des programmes d'éducation des jeunes, dès l'école maternelle, à l'égalité et à la non-discrimination entre les sexes ainsi qu'à la non-violence;

5. D'organiser des campagnes de sensibilisation auprès des écoles de manière à décourager et empêcher les prétendus crimes d'honneur;

6. De mener des campagnes d'information appropriées auprès de la population, notamment via le biais de brochures qui comporteraient des informations quant à l'incrimination par la loi belge des mariages forcés;

7. Au sein des différentes communautés concernées par les prétendus crimes d'honneur, de former des médiateurs ou des personnes de référence issus de ces mêmes communautés, de manière à empêcher les mariages forcés, les violences physiques intrafamiliales, etc.;

8. De renforcer les services d'appui permettant de répondre aux besoins des victimes, même potentielles, notamment en leur assurant la protection voulue, un abri sûr (création de refuges et de structures d'accueil spécifiques, hébergement dans une famille d'accueil, ...), un soutien psychologique leur permettant de vivre éloignées de leur famille, et des moyens de réadaptation et de réinsertion dans la société;

III. Mesures juridiques et autres

1. De recueillir des données statistiques sur la fréquence de ces crimes, y compris des données ventilées par âge, notamment en détaillant davantage les codes de prévention utilisés dans les procès-verbaux lors de dépôt de plainte;

2. D'assurer la mise en œuvre effective de la loi belge du 25 avril 2007 qui vise à incriminer et à élargir les moyens d'annuler les mariages forcés;

3. De veiller à l'application effective des nouvelles dispositions de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement (article 48/3), telle que modifiée par la loi du 15 septembre 2006, qui prévoient entre autres que le statut de réfugié peut être accordé aux personnes qui subissent ou risquent de subir des actes de persécution « en raison de leur sexe » lesquels peuvent notamment viser les prétendus crimes d'honneur, tel que précisé dans l'exposé des motifs;

4. De veiller à ce que les plaintes concernant des violences ou des mauvais traitements en relation avec le prétendu honneur de la famille fassent systématiquement l'objet d'un procès-verbal transmis au parquet;

5. De veiller à ce que ces crimes fassent l'objet d'enquêtes et de poursuites efficaces.

6 mars 2008.

Olga ZRIHEN
Anne-Marie LIZIN
Sfia BOUARFA
Christiane VIENNE
Philippe MAHOUX
Joëlle KAPOMPOLÉ
Christophe COLLIGNON.