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Sénat de Belgique

SESSION DE 2003-2004

29 MARS 2004


Proposition de résolution visant à reconnaître la déportation en 1944 des Tchétchènes par Staline en tant que crime contre l'humanité et la nécessité d'une solution politique du conflit russo-tchétchène actuel

(Déposée par Mme Marie-José Laloy)


DÉVELOPPEMENTS


Il y a soixante ans, le 23 février 1944, Staline ordonnait la déportation de la totalité de la population de Tchétchéno-Ingouchie, soit plus de 478 000 personnes. Hommes, femmes et enfants furent entassés dans des wagons plombés et emmenés vers l'Asie centrale. Plus d'un tiers d'entre eux périra au cours de ce voyage et durant les premières années d'exil. Les survivants seront contraints de s'établir dans ces territoires avec interdiction absolue de les quitter.

La déportation fut une entreprise de grande ampleur qui ne toucha pas seulement les Tchétchènes et les Ingouches. Entre novembre 1943 et novembre 1944, diverses nationalités sont répertoriées parmi les déportés : les Allemands de la Volga, les Coréens, les Finlandais, les Grecs et les Tatars de Crimée puis divers peuples du Caucase du Nord et du Sud, parmi lesquels les Karatchaïs, les Kalmouks, les Balkars, des Meskhètes, des Kurdes ainsi que les Kemshins. Au total, près de 2 millions de personnes seront ainsi déportées vers l'Est suite à la décision de Staline. Les historiens parlent à leur propos de « peuples punis ».

En effet, la décision fut officiellement motivée par la collaboration du peuple tchétchène avec la Wehrmacht. En réalité, aucune collaboration massive n'eut lieu, l'armée allemande n'atteignant pas le territoire tchétchène. Les conséquences furent cependant désastreuses : les Tchétchènes furent dépossédés de tous leurs biens, déracinés et contraints à l'exil. Toute trace de leur existence et de leur culture fut effacée et leur territoire fut redistribué entre les populations voisines.

Pour symboliser l'éradication du peuple tchétchène de son territoire et l'humilier, les autorités soviétiques érigeront en 1949 à Grozny une statue du général tsariste Ermolov qui avait dirigé la conquête du Caucase au début du XIXe siècle. Sur le socle sera gravé cette déclaration d'Ermolov : « Jamais la terre n'a abrité une engeance plus vile que les Tchétchènes. »

Il fallut attendre le XXe Congrès du Parti communiste, en 1956, au cours duquel Nikita Khrouchtchev dénonça la déportation et autorisa le droit au retour des peuples déportés, pour que les restrictions de circulation soient levées. Les Tchétchènes et les Ingouches, qui étaient les plus nombreux, durent attendre 1957 et au-delà pour pouvoir rentrer chez eux.

La reconnaissance de cette déportation fait partie intégrante du devoir de mémoire d'un événement qui, entre autres, constitue une punition collective, peine interdite par la IVe Convention de La Haye de 1907, dont la Russie (l'Union soviétique) était partie depuis 1909. A posteriori, elle peut également être qualifiée d'acte génocidaire selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948.

Le soixantième anniversaire de la déportation est aussi l'occasion de sortir de l'oubli la tragédie actuelle du peuple tchétchène. En dix ans, deux guerres ont déchiré la République tchétchène et causé la mort de quelques 200 000 personnes. Le Musée de l'holocauste de New York parle d'une menace génocidaire. Confrontés à la politique de terreur instaurée par les forces militaires russes et par les forces paramilitaires tchétchènes pro-russes, 300 000 Tchétchènes ont dû fuir dans les pays voisins et, en particulier, en Ingouchie. En raison d'un prétendu processus de normalisation voulu par le président Poutine, ils sont aujourd'hui contraints de quitter cette république, et ceci en contradiction flagrante avec le principe du retour volontaire garanti par la Convention de Genève de 1951.

Derrière ce processus de soi-disant « normalisation », sanctionné par un référendum organisé le 23 mars 2003 et par les élections présidentielles du 5 octobre 2003, deux scrutins qui foulèrent aux pieds toutes les règles démocratiques, la guerre et surtout la politique de terreur ­ enlèvements, torture, exécutions sommaires, viols, ... ­ à l'encontre des populations civiles, continuent à faire quotidiennement de nombreuses victimes. En outre 84 % des enfants tchétchènes sont malades ou en mauvaise santé. Le territoire tchétchène, quadrillé par les forces militaires russes, dévasté, pollué, est totalement miné. Du côté russe, on compte au moins 4 749 militaires tués en Tchétchénie durant la seule période d'août 2002 ­ août 2003, ce qui dément la normalisation proclamée à Moscou.

Des propositions de solution existent pourtant et pourraient servir de base à des négociations russo-tchétchènes en vue de la résolution du conflit. Parmi celles-ci, le plan pour l'établissement d'une administration provisoire des Nations Unies sur la Tchétchénie. Proposé par le gouvernement d'Aslan Maskhadov, ce plan s'inspire des modèles du Kosovo et de Timor oriental et propose un scénario d'indépendance conditionnelle.

Marie-José LALOY.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION


Le Sénat,

A. Considérant que la déportation en 1944, sur ordre de Staline, du peuple tchétchène tout entier a entraîné la mort d'un tiers des personnes déportées et constitue par conséquent, en droit international, un acte génocidaire;

B. Considérant que le caractère illégal de la déportation fut reconnu dès 1956 par les autorités soviétiques mais rappelant que cette déportation n'a jamais été reconnue par les autorités soviétiques ni par les autorités russes comme un crime de génocide;

C. Dénonçant avec force la reprise, depuis 1999, d'une « guerre ouverte » des forces militaires russes contre la population tchétchène et les indicibles souffrances que cette guerre et la politique de terreur qui l'accompagne font peser sur les populations civiles tchétchènes;

D. Considérant que les méthodes ­ et en particulier le recours aux disparitions, aux exécutions sommaires, aux viols, à la torture, au retour forcé des réfugiés ­ employées dans le cadre du conflit actuel en Tchétchénie sont contraires aux règles les plus élémentaires du droit international auxquelles la Fédération de Russie est liée, telles que les Conventions de Genève de 1949 et la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950;

E. Considérant que ce conflit continue de faire quotidiennement de nombreuses victimes et que sa poursuite met en péril la survie du peuple tchétchène;

Demande au gouvernement :

1º de reconnaître et de condamner la déportation du peuple tchétchène par Staline en 1944 comme un crime contre l'humanité, de caractère génocidaire, en violation flagrante des obligations internationales auxquelles était alors soumise l'Union soviétique, telle que la 4e Convention de La Haye de 1907;

2º de reconnaître qu'une guerre ouverte se déroule actuellement sur le territoire de la République tchétchène;

3º de condamner cette guerre qui a déjà fait plus de 200 000 victimes depuis 1994 et qui maintient la population civile tchétchène dans un climat d'oppression et de terreur constante et hypothèque gravement la perspective de démocratisation de la Fédération de Russie;

4º d'appeler la Fédération de Russie à la cessation immédiate de ses opérations militaires dans la République tchétchène et à l'ouverture de négociations avec M. Aslan Maskhadov, président tchétchène élu en 1997 sous les auspices de l'OSCE;

5º de revoir la liste des pays vers lesquels les réfugiés ne peuvent être rapatriés, en y rajoutant la Tchétchénie, retirée de la liste en décembre 2003 malgré la continuation de la guerre;

6º d'inscrire à l'ordre du jour de la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne la question de la guerre ouverte en Tchétchénie, de sa nécessaire condamnation et de l'impérieuse obligation d'y mettre un terme dans les plus brefs délais;

7º de proposer aux autres pays membres de l'Union européenne de promouvoir l'adoption par la prochaine Commission des droits de l'homme de Genève d'une résolution condamnant les violations extrêmement graves des droits de l'homme en Tchétchénie;

8º d'évaluer de toute urgence avec les autres pays membres de l'Union européenne la faisabilité du Plan de paix du gouvernement d'Aslan Maskhadov proposant l'établissement d'une administration provisoire des Nations Unies sur la Tchétchénie;

9º de pourvoir à l'accueil officiel d'interlocuteurs tchétchènes du gouvernement Maskhadov, de forces politiques russes antiguerre, et de se proposer comme médiateurs à des négociations;

10º de déposer un recours interétatique contre la Russie devant la Cour européenne des droits de l'homme;

11º de proposer aux autres membres de l'Union le dépôt conjoint d'une résolution à l'Assemblée générale des Nations unies demandant la création d'un Tribunal pénal international ad hoc pour la Tchétchénie;

12º d'appeler l'Union européenne à mettre en oeuvre un plan d'accueil extraordinaire des réfugiés de Tchétchénie;

13º de proposer aux autres membres du Conseil de l'Europe la suspension de la Russie dans le cas où celle-ci ne changerait pas rapidement et radicalement sa politique à l'égard de la Tchétchénie.

Marie-José LALOY.

12 février 2004.